1 Déjà dans les années 1950, des liens entre tabagisme et cancer avaient été clairement établis, qui auraient pu justifier une réglementation préventive. Mais les choses n’en allèrent pas ainsi. En effet, dès 1953, les industriels états-uniens du tabac décidèrent, malgré tout, de « maintenir la controverse active ». Toute démonstration scientifique procède par accumulation et mise en cohérence d’éléments de preuves convergentes, mais il reste toujours, il restera toujours des zones d’ombre. C’est ainsi que fonctionne la science : une découverte soulève toujours au moins autant de questions qu’elle n’en résout. Si un lien est établi entre tabagisme et cancer, alors les zones d’incertitude se multiplient : comment expliquer ce lien ? Peut-il être démontré au cas par cas ? Comment expliquer que certains fumeurs ne développent aucune maladie ? Y a-t-il des interactions avec d’autres facteurs ? Etc. Répondre à ces nouvelles questions peut prendre des décennies, et quoi qu’il en soit, les nouvelles réponses soulèveront à leur tour de nouvelles questions, et ainsi de suite. La stratégie des industriels du tabac fut, consciemment et constamment, de détourner l’attention du public des faits établis, en répétant inlassablement que des questions restaient encore sans réponse. Et d’affirmer que le sujet restait controversé, qu’il n’y avait aucun consensus scientifique stabilisé, que la seule urgence était de continuer les recherches et, surtout, qu’il était prématuré de penser à une réglementation nationale sur la base d’hypothèses aussi fragiles.
2 Naomi Oreskes et Erik Conway, historiens des sciences, appellent cette méthode la « stratégie du tabac ». Ils affirment qu’elle a conduit à « une fraude massive et durable pour tromper la population américaine au sujet des effets du tabagisme sur la santé » (p. 31), fraude qui fut d’ailleurs officiellement reconnue et sanctionnée lors de retentissants procès au cours des années 2000, qui virent des industriels du tabac condamnés pour avoir sciemment trompé le public et les consommateurs. Mais l’histoire, selon les auteurs, ne s’arrête pas là. Leur thèse est triple.
3 Premièrement, la stratégie du tabac a largement été reprise, au cours des dernières décennies, et souvent par les mêmes personnes, pour maintenir la controverse active sur la quasi-totalité des grands problèmes environnementaux : possibilité d’un hiver nucléaire (chapitre 2), pluies acides (chapitre 3), trou de la couche d’ozone (chapitre 4), tabagisme passif (chapitre 5), réchauffement climatique (chapitre 6), et pollutions au DDT (chapitre 7).
4 Deuxièmement, cette stratégie est efficace, d’abord parce qu’elle permet de maintenir le doute dans le grand public (25% des états-uniens pensent encore qu’aucun lien n’est formellement établi entre tabagisme et cancer), et ensuite parce qu’elle permet de gagner du temps, de retarder d’éventuelles régulations, et de minimiser le risque de perdre d’éventuels procès.
5 Troisièmement, enfin, cette stratégie revêt l’apparence de la science, voire est animée par des scientifiques, mais elle n’a en réalité rien de scientifique : elle est antiscientifique, parce qu’elle cherche à semer le doute plutôt qu’à démontrer, et elle est idéologique, parce qu’elle ne vise finalement qu’à protéger le marché de toute velléité interventionniste ou régulatrice.
6 La stratégie du tabac fonctionne, selon Oreskes et Conway, parce qu’elle se fonde sur l’idée reçue, très répandue, que la science fonctionne par démonstrations absolues et définitives. Or il n’en est rien, et c’est sur ce point que les deux historiens des sciences mobilisent le mieux leur discipline : la vérité scientifique, expliquent-ils, n’est pas un aboutissement, mais plutôt un processus, qui vise seulement à construire une vérité « au-delà de tout doute raisonnable » (p. 62-63). Le doute et l’incertitude sont nécessaires à la démarche scientifique, mais ils ne suffisent pas à invalider ce qui semble vrai au-delà de tout doute raisonnable. Un scientifique qui doute a normalement le devoir déontologique de proposer une explication alternative, qui soit suffisamment cohérente avec les preuves disponibles pour emporter l’adhésion de ses collègues, dans un processus de construction de vérité scientifique soumise à l’évaluation par les pairs. Mais les négateurs et les marchands de doute ne procèdent pas ainsi : ils se contentent de semer le doute, sans contribuer positivement à la construction collective d’une vérité scientifique alternative cohérente. Cela passe par des manœuvres de diversion (attirer l’attention sur des détails non résolus pour faire oublier les certitudes déjà établies), voire par de véritables falsifications (prétendre que certaines questions réglées depuis longtemps sont encore controversées). Le but n’est pas de contribuer à la science, mais, au contraire, de produire du doute par « simulacre de science » (p. 398) : les négateurs ne se risquent pas à éprouver leurs thèses dans des revues scientifiques, ce qui les soumettrait à l’évaluation par les pairs. Il leur suffit de s’adresser directement aux grands médias, en répétant inlassablement que la controverse persiste, et que toutes les thèses doivent être traitées équitablement, selon le principe de l’égalité des temps de parole. Mais la science ne fonctionne pas par égalité des temps de parole, elle fonctionne par démonstration collective d’explications soumises à l’évaluation par les pairs.
7 Pour Oreskes et Conway, il est clair qu’une poignée de scientifiques a sciemment décidé de rompre avec la déontologie scientifique. Ce sont quelques individus comme Fred Singer, Fred Seitz ou William Nierenberg, qui constituent les fils rouges de cette démonstration. La plupart étaient des scientifiques légitimes dans un domaine précis, qui, un jour, ont abandonné la recherche proprement dite pour devenir des marchands de doute, des fabricants de controverse. Ce sont par exemple des spécialistes reconnus de physique nucléaire, qui se servent de leur crédibilité auprès du grand public pour s’aventurer loin de leurs domaines de compétences, en remettant en cause les pluies acides ou le réchauffement climatique, sans avoir pourtant jamais produit une quelconque donnée, une quelconque publication scientifique sur ces sujets. Quelles sont leurs motivations ? Il y a bien sûr des intérêts financiers, mais là n’est pas l’essentiel, selon les auteurs. Les négateurs ne sont pas nécessairement vendus aux lobbies industriels : ils leur sont plutôt acquis d’avance, par une forme de convergence idéologique. Car dans les réseaux qui produisent le doute, on trouve quantités de scientifiques qui furent engagés dans la Guerre froide, et qui assimilent encore toute forme d’interventionnisme étatique à un communisme rampant – en bref, ce sont des « fondamentalistes du marché » (p. 270). Ces scientifiques ont rompu avec la science lorsque celle-ci a commencé à démontrer que le marché produisait des externalités négatives titanesques, auxquelles il aurait fallu remédier par une intervention significative des pouvoirs publics. Ils ont basculé de la démarche scientifique vers la lutte idéologique, car leur but n’était plus de produire des données originales, mais plutôt de s’opposer aux données allant à l’encontre de leurs convictions politiques. Ce basculement devient évident lorsque certains des négateurs professionnels affirment que la communauté scientifique est en réalité truffée d’« environnementalistes », de « communistes » et de « luddites » défendant « un agenda politique caché » – des propos n’ayant strictement aucune valeur de démonstration scientifique (p. 224-226).
8 La force des marchands de doute est d’avoir réussi à faire passer pour des controverses scientifiques ce qui n’était que polémiques politiques : en réalité, leur histoire recoupe celle du mouvement anti-environnementaliste qui, depuis les années 1980, a exercé une influence souvent décisive sur les administrations Reagan, Bush père et Bush fils, puis par contrecoup sur la vie politique états-unienne en général. Leur plus grande victoire fut sans doute le retrait des États-Unis du Protocole de Kyoto, alors même qu’un consensus scientifique international était déjà établi au sujet du réchauffement climatique, au moins depuis le tournant des années 1980-1990.
9 L’ouvrage d’Oreskes et Conway, souvent très dense, et toujours précis, fournit de nombreux éléments d’explication au phénomène du climato-scepticisme. Mais, comme tout processus de démonstration scientifique, il soulève aussi de nouvelles questions qui restent en suspens.
10 Premièrement, les auteurs concentrent leur attention sur un aspect précis du climato-scepticisme, à savoir la production du doute aux États-Unis. Or il n’est pas assuré que tous les climato-scepticismes soient semblables, si bien qu’il faudrait désormais savoir si des logiques similaires sont à l’œuvre en Europe. De plus, outre la production du doute, il reste encore à expliquer sa réception : pourquoi le climato-scepticisme rencontre-t-il tant de succès ? Sur ce point, Oreskes et Conway avancent quelques pistes de réponses, mais qui restent à détailler. La méconnaissance du vrai fonctionnement de la science, tant dans les médias que dans le grand public, serait la principale responsable selon les auteurs : l’égalité du temps de parole est un principe politique, qui a du sens dans un système bipartite, mais ce n’est en aucun cas un principe scientifique. Les journalistes se trouvent ainsi pris au piège de leur devoir d’impartialité, et cela d’autant plus facilement que les sujets controversés sont tellement complexes qu’ils doivent souvent se contenter d’informations vulgarisées, donc de seconde main. L’apparition d’internet aggrave encore le phénomène, puisque les falsifications scientifiques peuvent y être répétées à l’infini, avec toutes les apparences de la science, et en dépit de toutes les mises au point imaginables. Enfin, les auteurs suggèrent aussi que toutes ces controverses avaient un point commun : tous les faits niés « étaient tout simplement effrayants » (p. 394). Fumer tue, les pluies deviennent acides, le climat se réchauffe… N’est-il pas plus confortable de douter, et donc de temporiser, d’éviter d’avoir à agir, si des individus d’apparence scientifique nous en offrent le prétexte ? Cette piste d’explication mériterait une étude plus approfondie, et ce sera l’une des questions que devront résoudre les futures recherches sur les controverses climatiques.
11 Deuxièmement, les auteurs font de l’opposition entre libre-marché et intervention publique le cœur de leur explication. Les négateurs sont des fondamentalistes du marché, parce qu’ils pensent que le marché est le système le plus efficace pour produire, en cas de problème, des réponses sous la forme d’innovations ou de substitutions. Oreskes et Conway, au contraire, plaident pour la régulation en affirmant que l’intervention des pouvoirs publics peut accélérer ces innovations ou ces substitutions, plus efficacement que le marché (p. 417-427). Pour convaincante qu’elle soit, cette analyse ne permet cependant pas d’expliquer pourquoi certains courants politiques, bien que clairement interventionnistes, restent réceptifs aux propos des marchands de doute : en bref, il existe aussi des étatistes sensibles au climato-scepticisme. Peut-être la controverse idéologique qui sous-tend les controverses climatiques ne se résume-t-elle alors pas au seul clivage traditionnel entre partisans et opposants du laisser-faire économique. Peut-être faut-il aller chercher d’autres éléments d’explication en histoire des idées politiques, et notamment dans la manière dont l’irruption de l’écologisme dans nos sociétés a cristallisé un clivage idéologique entre, d’une part, des écologistes critiques de l’abondance matérielle et de la technique, et d’autre part, des cornucopiens persuadés que le marché ou l’État permettrait de repousser indéfiniment les limites à la croissance. De ce point de vue, le climato-scepticisme se nourrit aussi d’une incapacité diffuse, tant chez les partisans du libre-marché que chez ceux de la régulation publique, à envisager sérieusement un avenir de sobriété collective.
12 Troisièmement, enfin, les auteurs soulèvent la question de la responsabilité de la communauté scientifique face à l’irruption de cette « politique camouflée en science » (p. 427) qu’est le climato-scepticisme. Beaucoup de scientifiques, en effet, plaident pour que soient produites davantage de données scientifiques, mieux expliquées, mieux vulgarisées. Cela pourrait fonctionner s’il y avait un véritable malentendu, un véritable besoin de pédagogie… mais en réalité, assurent les auteurs, le problème est plutôt de savoir comment contrer des marchands de doute professionnels, de mauvaise foi, et souvent prêts à user de méthodes d’intimidations contre les scientifiques qui prétendraient les combattre (p. 431). Dès lors, la solution ne passe pas par la production de davantage de données scientifiques, mais plutôt par une meilleure connaissance des règles de la démonstration scientifique – et notamment dans le champ politique, qui semble désormais voué à devoir se pencher sur un nombre croissant d’enjeux politico-scientifiques incroyablement complexes, globaux, irréversibles et inaccessibles aux sens. C’est l’enjeu de propositions politiques récentes, relevant de l’ingénierie institutionnelle, et qui suggèrent que les institutions démocratiques doivent désormais s’ouvrir aux scientifiques pour se hisser à la hauteur de phénomènes globaux tels que le réchauffement climatique. Mais ce ne sont là que des pistes, et tout reste à faire, d’une part pour mieux protéger la communauté scientifique des attaques des marchands de doute, très coûteuses en temps et en énergie, et d’autre part pour fonder une action politique à la hauteur du problème climatique, en dépit du bruit de fond sciemment entretenu par quelques climato-sceptiques.
Notes
1 Edwin Zaccai, François Gemenne et Jean-Michel Delocry (dir.), Controverses climatiques, sciences et politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
2 Andrew Dobson, Green Political Thought, London-New York, Routledge, 2007 (1990).
3 http://sobrietes-meshs.fr/ (consulté le 14 mai 2012).
4 Bourg Dominique et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010 ; Dominique Bourg & al., Pour une 6e République écologique, Paris, Odile Jacob, 2011.