Car la portée de l’affaire Pussy Riot ne peut être saisie que dans le contexte du mouvement qui, il y a quelques mois à peine, a amené des dizaines de milliers de personnes à faire l’expérience de la rue, et ce, de manière inattendue mais décidée.
Dans cette histoire, tous les ingrédients étaient réunis pour créer un événement politique. Et, que cela nous plaise ou non, c’est le genre d’événements où tout s’entremêle : élan artistique, dépassement de soi, conviction politique, graves erreurs, calcul, publicité commerciale, politique étrangère et, en prime, toutes sortes de conspirations qui se superposent de façon étrange. En fait, l’affaire Pussy Riot est à la fois le reflet de la crise de confiance envers le système judiciaire, l’Eglise et les institutions en général qui traverse une partie de la société, et celui de la crise stratégique qui affecte le mouvement de contestation. La stratégie qui a prévalu jusqu’en mars, et qui consistait à revendiquer « des élections justes » exclusivement, a été un véritable fiasco. Au cours de ces derniers mois, le mouvement a continué d’exister sans orientations claires et visibles et ses leaders désemparés se sont contenté de suivre le courant. Cependant, et cela est paradoxal, le degré de radicalisation et l’envie de battre de pavé n’ont cessé de croître. C’est justement ce regain de politisation dans un contexte de déficit politique qui a été décisif dans l’extension du mouvement pour la libération de Pussy Riot.
L’affaire Pussy Riot ne nous apprend rien de nouveau sur le système judiciaire russe. Au contraire, elle ne fait que confirmer l’idée déjà solidement enracinée dans la société selon laquelle s’y concentrent corruption et arbitrarité. De la même manière, elle ne nuit pas vraiment aux réputations déjà bien entachées du Parquet de la Fédération et du Président. La situation est différente pour l’Eglise orthodoxe de Russie. Pour la première fois depuis deux décennies d’ère postsoviétique, une vague de critique publique très sévère de la part d’une large frange de la société, qui dépasse de loin les actifs de la campagne de libération des membres de Pussy Riot, a déferlé sur le patriarche en fonction. Le mécontentement qui s’accumule depuis des années face à la corruption régnant dans l’Eglise, au cynisme, à la marchandisation et à la dépendance directe du pouvoir a pu s’exprimer haut et fort pour la première fois.
L’autre conséquence de taille pour l’Eglise orthodoxe russe est la perte définitive d’une autonomie même illusoire par rapport à l’élite au pouvoir. L’affaire Pussy Riot constitue pour le patriarche Kirill et son entourage une sorte d’acte de caution solidaire, suite auquel l’Eglise ne pourra plus jamais profiter de sa position confortable de « troisième pouvoir », autorité morale se trouvant au-dessus de la confrontation sociale. Le patriarche a en effet perdu de la marge de manœuvre avec cette affaire, et devra désormais se trouver du côté du pouvoir sur toutes les questions. L’affaire Pussy Riot, qui a commencé au moment où la contestation contre Poutine prenait de l’ampleur, est indissolublement liée à l’avenir du mouvement. Et pas seulement parce que ce mouvement de masse peut sortir ses membres de prison et forcer les autorités à revoir leur verdict honteux. Mais également parce qu’une telle campagne permettra de savoir si le mouvement est capable ou non d’élargir son propre ordre du jour de manière conséquente, en y intégrant des revendications sociales et anticapitalistes. Car c’est pour lui le seul moyen de gagner la majorité toujours silencieuse. Cette même majorité au nom de laquelle Poutine et le Patriarche mettent des innocents en prison, s’en remettant à la fidélité aux « valeurs traditionnelles ».
Traduit du russe par Matilde Dugauquier