Tiré de Courrier international.
Au Soudan, pour fêter la libération d’une militante de premier plan condamnée à être flagellée, des manifestants ont rebaptisé en son honneur une place d’un quartier de Khartoum cerné par les forces de l’ordre. Muzan Abdul Samiaa fait en effet partie des neuf jeunes femmes inculpées début mars, ainsi que quatre manifestants masculins, pour avoir joué un rôle majeur lors des défilés de protestation contre le président Omar Al-Bachir [au pouvoir depuis 1989 à la faveur d’un coup d’État] qui se sont déroulés dans son quartier de Burri, à l’est de la capitale.
Les manifestants avaient tous été condamnés à vingt coups de fouet et à un mois d’emprisonnement en application des lois d’urgence décrétées [le 22 février] par Omar Al-Bachir pour faire face au mouvement de contestation qui secoue le pays depuis [le 19] décembre. Mais les jugements rendus ont provoqué une vague de condamnations sur le plan local et international. Militants, juristes et organisations de défense des droits de l’homme ont appelé les autorités à relâcher les manifestants et à cesser leur répression des dissidents.
Des manifestations presque tous les jours
Pas moins de 870 personnes ont comparu devant des tribunaux d’urgence depuis février, selon l’Alliance démocratique des avocats, favorable à l’opposition. Parmi celles visées récemment se trouve Mariam Sadek Al-Mahdi, la présidente adjointe du parti national d’opposition Oumma. La fille du dirigeant Sadek Al-Mahdi [ancien Premier ministre écarté du pouvoir en 1989] a été condamnée dimanche 10 mars à une semaine de prison pour avoir pris la tête de manifestations à Khartoum.
Mardi 12 mars, un membre du collectif de défense des manifestants a confirmé que les treize manifestants avaient vu leur condamnation annulée en appel et qu’ils avaient tous été relâchés. “Nous espérons que ce genre de peine ne sera plus jamais infligée après son annulation par la cour d’appel”, a confié Nasur Eldin Youssef à Middle East Eye.
Muzan Abdul Samiaa a été arrêtée après qu’une photo la montrant en train de faire le V de la victoire sur un mur de Burri (prise le jeudi précédent par un photographe) a été largement partagée sur les réseaux sociaux par les militants, nombre d’entre eux choisissant d’en faire leur photo de profil sur Facebook (voir ci-dessous).
Le quartier de Burri est au cœur des tensions ces trois derniers mois, avec des manifestations qui s’y déroulent presque tous les jours, malgré le décès d’au moins trois manifestants tués par les forces de l’ordre en janvier.
Peur et colère
Selon Khalid Hussien, un membre du comité organisateur des manifestations locales, la zone est cernée par des dizaines de véhicules des forces de sécurité et de camions de police depuis janvier. “Muzan Abdul Samiaa est devenue une véritable icône révolutionnaire à Burri, souligne-t-il. Nous avons voulu rendre hommage à ses efforts courageux en rebaptisant à son nom la place principale de son quartier.”
L’une des neuf femmes libérées dans la soirée du lundi 11 mars nous a confié être soulagée d’avoir été relâchée, mais avoue avoir peur que de tels châtiments ne lui soient à nouveau infligés par la suite, ou à d’autres manifestants.
"“J’ai vécu des moments très pénibles qui ont provoqué en moi des sentiments de peur mais aussi de colère, parce que je savais que je risquais de subir cette humiliante punition pour avoir fait quelque chose de normal ! Ça a été pour moi un cauchemar qui, je l’espère, ne se reproduira plus jamais dans ma vie”, explique la jeune femme de 25 ans, qui tient à s’exprimer sous couvert d’anonymat."
L’annonce par le président Al-Bachir le vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, de la libération de toutes les femmes arrêtées au cours de manifestations a jeté une lumière nouvelle sur la condamnation à la flagellation de ces neuf femmes arrêtées la veille au soir.
Exclure les femmes de la vie publique
Selon Sara Abdul Galil, porte-parole de l’Association des professionnels soudanais (Sudanese Professional Association, SPA), une coalition de syndicats qui organise les mouvements de protestation depuis décembre, si le gouvernement a les jeunes femmes dans le collimateur et brandit contre elles la menace de la flagellation, c’est parce qu’elles participent en grand nombre aux défilés.
"Actuellement, le gouvernement est affaibli comme jamais depuis son arrivée au pouvoir, et il n’a pas d’autre solution pour se maintenir au pouvoir que d’utiliser la violence contre les manifestants. Cela ne nous étonne pas qu’il menace de recourir à ce type de châtiment extrême et humiliant contre eux, en particulier contre les femmes."
Au Soudan, la flagellation a longtemps été utilisée pour exclure les femmes de la vie publique et les tenir à l’écart de tout militantisme politique, explique Amira Osman, secrétaire générale du mouvement No Repression Against Women [Non à la répression à l’encontre des femmes !]. “Le gouvernement soudanais est censé tenir l’engagement qu’il a pris sur le plan international et régional [de reconnaître les droits des femmes]”, souligne-t-elle.
Elle raconte avoir été condamnée en 2013 à s’autoflageller après avoir refusé de se couvrir la tête. La flagellation est employée par les autorités contre les militantes des droits de l’Homme dans le cadre d’une politique visant à les isoler de leurs communautés, explique-t-elle.
“Malgré l’humiliation ressentie, j’ai affirmé ma volonté de ne pas renoncer à la façon de m’habiller que j’ai choisie. Je préfère recevoir des coups de fouet plutôt que de devoir me couvrir la tête. Nous les femmes, nous sommes malheureusement confrontées à des lois que le gouvernement du Soudan nous impose à la manière des talibans. C’est ce qui nous a poussées à créer ce mouvement pour nous défendre contre ces mauvaises lois humiliantes pour les femmes.”
La flagellation introduite par les Britanniques
Selon le juriste soudanais Mohamed Omer Shomena, le droit soudanais prévoit un recours au châtiment de flagellation différent selon que l’on est un homme ou une femme. En 1991, deux ans après la prise du pouvoir par Omar Al-Bachir à la faveur d’un coup d’État militaire avec le soutien du Front national islamique, le droit pénal s’est enrichi de nouveaux articles permettant aux tribunaux d’infliger l’“humiliant châtiment” de la flagellation aux femmes coupables de délits définis de façon très vague tels que “porter des vêtements indécents” ou “faire des choses indécentes”. L’introduction de la flagellation dans le Code pénal soudanais remonte en fait à 1925, quand le pays était une colonie britannique, précise Mohamed Omer Shomena.
"La flagellation a été utilisée pour la première fois à titre de peine légale en 1925. D’abord appliquée par les Britanniques, elle a servi ensuite d’instrument d’oppression aux différents gouvernements à la tête du Soudan."
MEE correspondent
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Les raisons de la colère des Soudanais
Des centaines de personnes sont descendues dans la rue dans de nombreuses villes du Soudan depuis le 19 décembre 2018 pour protester contre la décision du gouvernement de cesser de subventionner la farine et l’électricité. L’économie soudanaise connaît des difficultés depuis dix ans avec un taux d’inflation avoisinant allégrement les 70 % durant l’année écoulée. Une telle situation a conduit au triplement du prix du pain, ainsi qu’à de nombreux problèmes de trésorerie et de retards de salaire. Les mesures d’austérité adoptées par le gouvernement s’inscrivent dans le cadre d’un vaste programme de réformes économiques recommandées par le Fonds monétaire international (FMI).
La mobilisation sur le terrain contre la hausse des prix orchestrée par l’Association des Professionnels soudanais (SPA) a trouvé quasiment immédiatement un écho favorable auprès des leaders de l’opposition, ainsi qu’auprès des jeunes et des mouvements de femmes. Elle s’est rapidement transformée en une expression plus large de mécontentement vis-à-vis du président Omar Al-Bachir, âgé de 75 ans.
On a pu entendre des manifestants scander les slogans : “liberté, paix, justice” ou “la révolution, c’est le choix du peuple” tandis qu’ils défilaient dans les rues de la capitale Khartoum. Les forces armées soudanaises ont riposté en aspergeant les manifestants de gaz lacrymogène, et même parfois en tirant sur eux à balles réelles, fauchant au moins 30 personnes selon les chiffres donnés par le gouvernement. Mais pour l’association de droits de l’homme Human Rights Watch, le bilan humain serait plus proche des 51 morts.
Les manifestations ont soulevé un grand élan au sein de la diaspora soudanaise qui a abouti à une contestation du pouvoir d’Omar Al-Bachir d’une ampleur sans précédent depuis son arrivée à la tête du pays en 1989.
Middle East Eye
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