Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Les famines à venir de la mondialisation

L’atrocité de civils ukrainiens écrasés sous les bombes ne suffisant pas, d’autres cohortes humaines, de par le monde, vont souffrir de la faim et en mourir. En cause, le grenier à blé de la mondialisation est en guerre mais surtout, partout, les paysans de l’agriculture vivrière ont été méthodiquement éradiqués par cette même mondialisation des marchés de matières premières agricoles.

Tiré du blogue de l’auteur.
ancien journaliste et paysan, anarco-écolo-humaniste, donc militant des causes afférentes mais encarté dans aucun parti politique.

L’invasion brutale de l’Ukraine par l’armée terroriste de Poutine a pour premières conséquences la litanie des morts violentes de civils innocents, l’exode forcé de millions d’autres, des destructions d’infrastructures essentielles à la population (hôpitaux, adductions d’eau…) et la mise sous tutelle propagandiste et sécuritaire du peuple russe. Mais l’attitude belliciste et primaire du criminel du Kremlin est en train de provoquer d’autres désastres humains, directs avec les raids meurtriers des mercenaires de Wagner, en lien avec des régimes cleptocratiques, ou indirects avec la désorganisation de la mondialisation des matières premières agricoles et en premier lieu du blé et de l’huile de tournesol.

Formé à l’école du KGB, Poutine a parfaitement identifié les faiblesses des démocraties occidentales qui se sont mises au service mercantile des économies de marchés et se sont rendues dépendantes aux matières premières russes. Les richesses agricoles de l’Ukraine sont aussi un butin, ou pour le moins une prise d’otage, qui permet à Poutine de créer un chaos de diversion. Le gaz russe est devenu une laisse pour les Européens, et le blé bloqué en Ukraine un instrument de déstabilisation de l’ordre capitaliste et de ses flux mondiaux.

Nombre de pays africains (mais pas seulement), déjà théâtres d’émeutes de la faim en 2007-2008, paient le prix fort de leur dépendance aux importations alimentaires de l’occident. On peut faire remonter cette dépendance mortifère à la colonisation. Colonialisme et néocolonialisme, ce dernier initié notamment par les politiques du FMI et de la Banque mondiale, ont imposé des monocultures de rentes et d’exportation aux pays les moins avancés, de l’arachide à la banane en passant par l’huile de palme et désormais l’agrocarburant remplissant les réservoirs de nos SUV. Le tout accompagné de corruption, de cleptocratie, d’accaparement étatique et/ou privé des terres, de portes ouvertes aux puissantes multinationales de l’alimentaire et de spéculation sur les stocks vitaux des récoltes, dans un contexte de changement climatique et sa litanie de catastrophes naturelles.

Le mouvement s’est considérablement accéléré depuis l’expansion sans garde-fous de la mondialisation à partir des années 1980. Dans toutes les régions du monde, la libéralisation débridée des flux du commerce et des capitaux a, sur le plan des matières premières agricoles, engendré la spécialisation de régions entières du globe, la mort économique de l’agriculture vivrière et de millions de petits paysans, enfin le saccage écologique de la planète. Les excédents européens et nord-américains, fortement subventionnés, ont inondé les marchés des pays du Sud, ruinant les producteurs locaux. Nombre d’ONG et organismes onusiens ne sont pas à épargner. Dans l’urgence de famines en cours, elles ont inondé des régions entières de produits excédentaires occidentaux ‒ parfois de piètre qualité ‒, oubliant de donner les moyens et outils nécessaires pour redémarrer des productions vivrières locales ou plaquant des méthodes et techniques occidentales sur les productions et régimes alimentaires locaux.

Liquidation mondiale des paysanneries

Avec la mondialisation capitaliste, la production agricole, comme l’eau ou les ressources de biologiques, est devenue une industrie et un commerce comme un autre. Sur les écrans des traders, cinquante kilos de blé valent symboliquement autant qu’un iPhone fabriqué par des Ouïghours, un sanglant baril de pétrole russe ou une citerne de gaz de schiste américain.

L’essor de la spéculation sur ce secteur vital et stratégique pour les populations, à fortiori pour les plus fragiles, a de plus permis à une petite clique d’« investisseurs » d’amasser d’immenses fortunes et à des millions d’hommes et de femmes de plonger dans la misère et la malnutrition. La mondialisation a aussi orienté les régimes alimentaires des populations conduisant à de graves problèmes de santé : obésité, diabète…1 Elle a également fragilisé la santé de la biodiversité. Sur France Inter,2 la réalisatrice et journaliste Marie-Monique Robin et l’écologue-parasitologue Serge Morand sont venus rappeler que « si on continue de détruire les écosystèmes, nous allons entrer dans ″une ère d’épidémie de pandémies″ », la Covid n’étant qu’une préfiguration des nombreuses crises à venir, « tant la liste des nouvelles maladies émergentes liées à la dégradation écologique est très longue ».

La liquidation mondiale des paysanneries, dont les agricultures vivrières étaient gages d’intégration aux milieux dans lesquels elles produisaient pour une population locale, provoque donc aujourd’hui des famines, ne pouvant plus suppléer l’arrêt des importations. Et son remplacement par des monocultures industrielles d’exportation a provoqué des dévastations écologiques, notamment la dégradation dramatique des terres agricoles.

La FNSEA en reconquête

Une agriculture industrielle occidentale qui voit une opportunité de reconquête de marchés dans la mise à mort de l’agriculture ukrainienne. Dès les premières inquiétudes sur les approvisionnements en denrées agricoles des pays du Sud, Christiane Lambert, présidente du syndicat patronal FNSEA, a proposé avec compassion l’aide de ses adhérents exploitants pour couvrir, du moins en partie, les besoins, son plan incluant la revendication d’une suspension des contraintes environnementales sur les jachères et les épandages de pesticides. Le syndicat va pouvoir accroître ses exportations pour le plus grand bien de la balance commerciale du pays tout en augmentant les surfaces pour les agrocarburants, voire pour alimenter les méthaniseurs géants en construction.

La situation française souffre du même mal (ceteris paribus sic stantibus, toutes choses étant égales par ailleurs) : la disparition de ses paysans et de son agriculture vivrière, remplacés par des productions industrielles exportatrices et/ou dépendantes des importations d’intrants (engrais, alimentation animale…), conduit à des tensions sur les approvisionnements ‒ voir les rayons vides d’huile de tournesol ou de farine ‒ et à la détresse des familles pauvres devant la valse des étiquettes. La grippe aviaire, qui ne grippe que l’élevage industriel, la peste porcine qui menace l’élevage tout aussi industriel du porc (pour ne citer que ces deux maux de ce modèle de production) ne font qu’ajouter au désordre.

L’autosuffisance alimentaire de la France n’est qu’une utopie dans ce contexte de mondialisation et malgré la richesse de ses terroirs.3 L’indépendance alimentaire, tant dans les pays du Sud qu’en Europe, ne sera réelle que si on laisse l’espace suffisant aux paysans nourriciers, à la production locale et à l’agroécologie.

Notes

1. : https://theconversation.com/la-mondialisation-est-elle-bonne-pour-la-sante-181906.

2. : https://www.franceinter.fr/emissions/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-du-jeudi-21-avril-2022.

3. : Voir aussi le blog de Christophe Gatineau https://www.lejardinvivant.fr/2022/04/03/pourquoi-la-france-devrait-sinquieter-de-sa-securite-alimentaire/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=Famine

Yves Guillerault

Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active
A la campagne - France
ancien journaliste et paysan, anarco-écolo-humaniste, donc militant des causes afférentes mais encarté dans aucun parti politique.

https://blogs.mediapart.fr/yves-guillerault/blog

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