À l’heure où les téléphones portables des dirigeants européens sont écoutés par la NSA et où sont révélées les intrusions massives des services américains dans l’observation des communications mondiales, on reste confondu par de tels arguments. D’autant que les protestations européennes ont bien été timides, au regard notamment de celle du Brésil. Quant à la docilité française, elle s’est manifestée lors de l’interdiction par la France du survol de son territoire par l’avion présidentiel bolivien suspecté de transporter le lanceur d’alerte Edward Snowden. L’incident n’a pas ralenti le zèle des dirigeants européens à poursuivre les discussions.
L’ouverture de ces négociations s’est donc placée d’emblée sous le signe de la complicité et de la connivence. Le Traité devrait être adopté en 2015 par les États membres ainsi que par le nouveau Parlement européen qui sera élu un mai 2014. C’est pourquoi il a fait irruption – même tardivement – dans la campagne électorale. Puis, il devra être ratifié par chaque État membre. Faisant peu de cas de leurs partenaires, les dirigeants nord-américains désignent déjà ce traité d’« OTAN économique ». Des deux côtés de l’Atlantique les multinationales, qui seront concernées par l’accord, se réjouissent déjà des perspectives ouvertes par ce grand marché et ont déjà lancé à l’assaut des institutions bruxelloises la force de leurs lobbies puissamment représentés pour peser sur le contenu du pacte.
Il convient de rappeler que les États-Unis ont pour habitude de régir leur relations commerciales, notamment avec le Tiers monde, à l’aide de traités bilatéraux de libre commerce dont la caractéristique est de livrer ces pays aux agissements des firmes multinationales américaines. Cela traduit l’évolution d’un rapport de forces. Au lendemain des indépendances, dans les années soixante, ces pays étaient en mesure d’élaborer des codes d’investissements, véritables cahiers des charges imposant à ces firmes des conditions pour venir investir : impôts payés dans le pays, transferts de technologie, application du droit national, quotas et formation de cadres locaux, …
Aujourd’hui la situation s’est inversée au point que ces pays ont sombré dans l’attractivité pour capter les investissements, ce qui consiste à abandonner tout droit souverain et à organiser de fait entre eux une concurrence vers le bas.
Les défenseurs de ce projet qui concernerait une population totale de 800 millions de consommateurs, près de 50 % du PIB mondial et un tiers des échanges commerciaux, vantent un accord bénéfique pour les deux zones en termes d’emplois et de croissance, ce qu’aucune étude sérieuse n’a pu démontrer. Ce qui est certain par contre c’est que le libre-commerce généralisé qui est au cœur de ce traité est loin de faire consensus comme panacée économique. Nombreux sont ceux qui considèrent qu’aucun développement n’est possible sans une certaine dose de protection, notamment pour protéger des industries naissantes. Car il ne faut jamais oublier que derrière des produits et des marchandises qui circulent ce qui s’échange ce sont les conditions de leur production, c’est-à-dire leur environnement social, fiscal, environnemental… Le libre-échange ne bénéficie pas automatiquement à la meilleure technique, au meilleur procédé de fabrication susceptible de s’imposer face à la concurrence et d’éliminer le moins performant dès lors que les conditions de leur production contribuent à créer une fausse concurrence.
Les conditions dans lesquelles les négociations s’ouvrent sont tellement opaques que l’on s’interroge sur ses objectifs. On ne peut pas ne pas remarquer que dans le même temps Obama ouvre des discussions avec l’Asie – hors Chine – autour d’un projet de libre-commerce États-Unis-Pacifique. Vraisemblablement ce qui est recherché ne peut l’être à travers l’OMC que l’on dit en pleine crise. De surcroît cette institution, qui ne fonctionne pas comme le FMI ou la Banque mondiale selon le poids de chaque pays mais sur la base de « chacun compte pour un », a souvent traduit avec succès les États-Unis devant l’organisme de règlement des différends. Bref, les États-Unis n’y font plus la loi, d’autant que Pascal Lamy a laissé la place à un Brésilien, et cherchent à s’en émanciper. Pouvoir réorganiser les règles du commerce mondial à travers deux grands traités de libre commerce, l’atlantique et le pacifique, créerait une nouvelle norme mondiale sur laquelle les émergents comme les BRICS devraient s’aligner. Sur le plan commercial, l’Allemagne pourrait trouver un avantage lui permettant de s’émanciper de la dépendance du gaz russe en se procurant des énergies gazières et pétrolières issues de l’exploitation des gaz de schistes américains.
Devant les levées de bouclier qui montent, on peut douter que l’accord sera bouclé en 2015 comme envisagé. Certains évoquent déjà de longues négociations qui rappelleraient les interminables cycles du GATT ou des accords de Doha. Le risque étant que les opinions publiques s’en désintéressent. Si l’on écarte la question du niveau des droits de douanes très faibles entre l’Europe et les États-Unis – de l’ordre de 2 à 4 % en moyenne, un peu plus avec 10 % pour l’agro-alimentaire – et de toute façon bien inférieurs à la variation du taux de change dollar/euro, les désaccords les plus évoqués portent sur les obstacles non-tarifaires au commerce, principalement les normes, et sur les règles qui régiraient les futurs rapports entre grandes firmes multinationales et États.
Par obstacles non-tarifaires on entend l’ensemble des systèmes de normes adopté par les pays en fonction de la vision qui est la leur de la santé, de l’environnement, de l’alimentation. Ainsi, si ces normes sautaient, il deviendrait impossible de refuser les animaux traités aux hormones, la décontamination chimique des viandes, les semences génétiquement modifiées et il faudrait renoncer aux appellations d’origine. Le principe de précaution pourrait également se voir contourné. Au-delà, l’ouverture des services publics à la concurrence des firmes transnationales menacerait des secteurs clés tels que la santé et l’éducation et pourrait y introduire de nouvelles vagues de privatisations.
Mais le fait le plus novateur de ce traité réside dans une nouvelle façon de voir les relations entre les firmes et les États. Jusqu’à présent, en cas de litige les firmes devaient s’adresser à des tribunaux du ressort de l’État avec lequel elles avaient un différend. Le traité permettrait à des investisseurs étrangers de poursuivre un État devant un tribunal arbitral pour des décisions prises par un gouvernement et qui auraient pu le léser. Les firmes ont toujours préféré la procédure arbitrale au procès public car elle leur assure trois avantages : la discrétion, la rapidité et la certitude de l’exécution en l’absence d’appel. Cette novation permettrait aux multinationales de contourner les tribunaux classiques respectueux de la souveraineté des États et de leurs droits nationaux. Le Traité transatlantique ne se résout pas seulement en une négociation entre deux partenaires commerciaux concurrents qui auraient chacun à faire valoir leurs intérêts mais permet aux sociétés transnationales des deux parties de forcer l’ouverture et la déréglementation des marchés des deux côtés de l’Atlantique. Il aurait inexorablement pour effet de renverser les rapports entre firmes et États en permettant à celles-ci de s’exonérer des prétentions souveraines de ces derniers.
En France, où le sujet a émergé dans le cadre de la campagne des élections européennes, les lignes de fractures rappellent celles qui s’étaient révélées lors du referendum constitutionnel de 2005. C’est ce qui inquiète l’Élysée et le Gouvernement qui se sont engagés avec énergie en faveur de ce Traité. Ainsi, non seulement Front de gauche, écologistes et Front national s’y opposent mais des voix dissonantes s’expriment déjà au sein de l’UMP et du PS. Gageons que plus les termes de ce projet se dévoileront plus les critiques monteront. Un refus de ce Traité constituerait un levier de poids pour faire reculer le néo-libéralisme et le poids des multinationales et de leurs lobbies.
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.