Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Économie

Les BRICS et leur Nouvelle banque de développement offrent-ils des alternatives à la Banque mondiale, au FMI et aux politiques promues par les puissances impérialistes traditionnelles ?

Au cours des dernières années, le rejet légitime des politiques promues par les puissances impérialistes traditionnelles (Amérique du Nord, Europe occidentale et Japon) suivi des annonces faites par les BRICS (le Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) ont suscité un grand intérêt et l’attente de grands changements, notamment la création d’une monnaie commune pour remettre en cause le dollar comme monnaie dominante. Qu’en est-il réellement ? Quel est le bilan de la Nouvelle Banque de développement et du Fonds monétaire des BRICS ?

Tiré du site du CADTM.

Sommaire

 En quelques chiffres, quel est le poids des BRICS ?

 Depuis des années, on parle de la possibilité du lancement d’une nouvelle monnaie par les BRICS, (…)

 En quelques mots, qu’est-ce que la Nouvelle banque de développement ? Quelle est la part de (…)

 Que dit Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle Banque de Développement ?

 Quelles sont autres les éléments de déception exprimés par Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle (…)

 Quelle conclusion tirer du fait que la NDB emprunte sur les marchés financiers et en dollars (…)

 Quels sont les types de projets financés par la Nouvelle Banque de Développement (…)

 Où en est le Fonds monétaire des BRICS connu par le sigle en anglais CRA ?

 Pourquoi ce projet de Fonds monétaire commun n’a-t-il pas avancé ?

 Quels sont les éléments de la déclaration finale du sommet des BRICS de 2023 qui montrent qu’ils (…)

En quelques chiffres, quel est le poids des BRICS ?

Les 5 pays membres fondateurs des BRICS [1] créés en 2011 sont le Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud, ils représentent 27% du PIB mondial, 20% des exportations mondiales, 20% de la production mondiale de pétrole, 41% de la population mondiale. Il faut ajouter que lors du sommet d’août 2023, un élargissement des BRICS a été annoncé et le sigle de l’ensemble élargi devient BRICS+. Six pays supplémentaires devaient adhérer : l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Iran et l’Argentine. Finalement, suite à l’élection de Javier Milei en novembre 2023, l’Argentine s’est retirée. Si on ajoute les 5 nouveaux membres pour calculer le poids des BRICS+, le grand changement par rapport à la situation précédente concerne la production de pétrole. Les BRICS+ représentent 42% de la production pétrolière mondiale de pétrole. Quelques données supplémentaires : les BRICS+ représentent 29% du PIB mondial, 25% des exportations mondiales et 45% de la population de la planète.

Depuis des années, on parle de la possibilité du lancement d’une nouvelle monnaie par les BRICS, qu’en est-il ?

Même si certains espèrent que cela sera à l’ordre du jour du prochain sommet des BRICS, qui se tiendra en 2024 à Kazan (capitale de la république du Tatarstan qui fait partie de la Fédération de Russie) sous la présidence de la Russie dirigée par Vladimir Poutine, la création d’une monnaie commune des BRICS n’a pas été mentionnée dans la déclaration finale adoptée lors du sommet des BRICS qui s’est tenu en août 2023 en Afrique du Sud [2]. Il est vrai que dans son discours de clôture de ce sommet, le président brésilien a annoncé que les BRICS avait :
« approuvé la création d’un groupe de travail chargé d’étudier l’adoption d’une monnaie de référence pour les BRICS. Cela augmentera nos options de paiement et réduira nos vulnérabilités. » [3]

L’économiste brésilien Paulo Nogueira Batista, qui a représenté de 2007 à 2015 le Brésil au FMIsous la présidence de Lula, et qui a été ensuite vice-président de la Nouvelle banque de développement (créée par les BRICS) de 2015 à 2017, fait partie de ceux qui espèrent que la création d’une monnaie BRICS sera à l’ordre du jour du XVIe sommet des BRICS. Dans une communication datée d’octobre 2023, Paulo Nogueira Batista a déclaré :

« Le président Poutine lui-même, ainsi que le président Lula, ont souvent parlé de dédollarisation et de l’éventuelle création d’une monnaie commune ou de référence pour les BRICS. Depuis au moins 2022, des experts russes travaillent sur le sujet. La raison pour laquelle la Russie est à l’origine de cette idée est assez claire ».

Bien sûr, Nogueira fait allusion aux sanctions dont la Russie fait l’objet depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et surtout depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022.
Paulo Nogueira Batista poursuit en résumant certains des progrès réalisés et les nombreux obstacles rencontrés, et conclut :

« Nous avons la chance que la Russie préside les BRICS en 2024 et le Brésil en 2025 – précisément les deux pays qui semblent les plus intéressés par la création d’une monnaie commune ou de référence. Si tout se passe bien, les BRICS pourraient prendre la décision de créer une monnaie lors du sommet en Russie l’année prochaine. D’ici le sommet du Brésil, en 2025, les BRICS seront peut-être en mesure d’annoncer les premières étapes de sa mise en place » [4].

Mais il y a d’autres sons de cloches. En effet, Lesetja Kganyago, gouverneur adjoint de la Banque centrale de la République d’Afrique du Sud, est beaucoup moins optimiste que Paulo Nogueira. Voici ce que William Gumede écrivait dans le magazine Businessday le 21 août 2023, au moment du sommet des BRICS :

« Le gouverneur de la Banque centrale d’Afrique du Sud, Lesetja Kganyago, a mis en garde contre l’utilité d’établir une monnaie commune dans un bloc commercial dont les membres sont répartis sur des sites géographiques très différents. Le succès de l’euro, la monnaie commune de l’UE, repose en partie sur la proximité géographique, la similitude des institutions et des régimes économiques et politiques, et l’abandon par les économies individuelles de leurs monnaies nationales.

Une monnaie des BRICS nécessitera également une banque centrale des BRICS, une politique monétaire commune, un alignement des politiques fiscales et une synergie entre les régimes politiques de l’ensemble du bloc commercial. Or, dans l’état actuel des choses, les monnaies des BRICS ont des régimes de banque centrale mal adaptés et ne sont pas facilement convertibles, contrairement à l’UE lors de la création de l’euro. Les banques centrales de la Chine et de la Russie sont également contrôlées par l’État, alors que l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil ont des banques centrales indépendantes. La grande question est de savoir si la Chine ou la Russie renonceraient à leur souveraineté sur les monnaies nationales, ce qui est crucial pour le succès d’une monnaie commune » [5].

On peut ajouter qu’on imagine mal que l’Inde sous Narendra Modi, qui va probablement remporter les élections de mai 2024, rentre en conflit avec les Etats-Unis en appuyant le lancement d’une monnaie commune. Face à la Chine, l’Inde renforce ses relations avec Israël, avec Washington, l’Australie et le Japon, tout en aidant la Russie à écouler son pétrole et en se maintenant dans les BRICS. L’Inde, comme l’indique le gouverneur de la Banque centrale d’Afrique du Sud, tient beaucoup à la souveraineté sur sa monnaie. De même que le Brésil car cela permet à l’un et à l’autre de maintenir ou renforcer leur influence dans leur aire d’influence économique traditionnelle. Le Brésil par rapport aux économies voisines : Paraguay, Pérou, Bolivie, Équateur, Venezuela,… L’Inde par rapport au Bangladesh, au Népal, au Sri Lanka,…

Je pense qu’il est plus crucial d’évaluer ce qui est actuellement en place plutôt que de faire des spéculations sur la probabilité qu’une monnaie commune des BRICS se matérialise un jour. Ce qui est certain c’est qu’au-delà des discours des représentant·es russes et brésilien·nes, dans la pratique, la mise en place d’une monnaie commune n’a pas avancé jusqu’ici.

En quelques mots, qu’est-ce que la Nouvelle banque de développement ? Quelle est la part de chaque pays des BRICS dans le Nouvelle banque de développement et comment fonctionne-t-elle ?

La NDB a été créée officiellement le 15 juillet 2014 à l’occasion du 6e sommet des BRICS qui s’est tenu à Fortaleza au Brésil. La NDB a octroyé ses premiers crédits à partir de fin 2016. Les 5 pays fondateurs ont chacun une part égale du capital de la Banque et aucun n’a le droit de véto. La NDB, outre les 5 pays fondateurs, compte comme membres le Bangladesh, les Émirats Arabes Unis et l’Égypte [6]. L’Uruguay est en train de rendre effective sa participation. La NBD est dotée d’un capital de 50 milliards de dollars qui devrait être porté dans le futur à 100 milliards de dollars. Il y a rotation pour l’exercice du poste de président de la NDB. A tour de rôle pour un mandat de 5 ans, chaque pays a droit à exercer la présidence. Dilma Rousseff, la présidente actuelle est brésilienne, le prochain ou la prochaine présidente sera russe et sera désignée en 2025 par Vladimir Poutine qui vient d’être réélu à la présidence de la Fédération de Russie jusque 2030. La Nouvelle Banque de Développement annonce qu’elle se concentre principalement sur le financement de projet d’infrastructures y compris des systèmes de distribution d’eau et des systèmes de production d’énergie renouvelables. Elle insiste sur le caractère vert des projets qu’elle finance.

Que dit Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle Banque de Développement ?

Compte tenu des responsabilités qu’il a exercées en tant que représentant du Brésil au FMI et ensuite comme vice-président de la Nouvelle Banque de Développement (NDB en anglais), il est intéressant de publier un large extrait des propos de Paulo Nogueira Batista à propos de la nouvelle banque créée par les BRICS :

« La Banque a accompli beaucoup de choses mais n’a pas encore fait la différence. L’une des raisons est, franchement, le type de personnes que nous avons envoyées à Shanghai depuis 2015 en tant que président·es et vice-président·es de l’institution. Le Brésil, par exemple, sous l’administration Bolsonaro, a envoyé une personne faible pour devenir président de la mi-2020 au début 2023 – techniquement faible, orientée vers l’Occident, sans leadership et sans la moindre idée de la manière de mener une initiative géopolitique. La Russie ne fait malheureusement pas exception à la règle : le vice-président russe de la NDB est remarquablement inapte à ce poste. La faiblesse de la gestion a souvent conduit à un mauvais recrutement du personnel.

Ces problèmes internes à la Banque ont été aggravés par des obstacles politiques plus généraux, notamment les relations tendues entre la Chine et l’Inde, les sanctions imposées à la Russie depuis 2014 et, surtout, depuis 2022, ainsi que les crises politiques au Brésil et en Afrique du Sud. Ces problèmes macro-politiques au sein des membres fondateurs et entre eux ont également nui à la NDB.

Le Brésil a envoyé Dilma Rousseff, ancienne présidente du Brésil, à la présidence de l’institution. Elle a cependant moins de deux ans pour redresser la Banque. Ce n’est pas assez. Ainsi, l’avenir de la NDB repose en grande partie sur la Russie. En effet, la Russie aura la possibilité de nommer un nouveau président pour 5 ans, à partir de juillet 2025. Je suis convaincu que la Russie sera en mesure, cette fois-ci, d’envoyer une personne forte pour ce poste, quelqu’un de haut niveau politique, techniquement solide et ayant une vision claire des objectifs géopolitiques qui ont conduit les BRICS à créer la NDB ».

Les espoirs de Paulo Nogueira de voir la Russie donner beaucoup plus de force à la NDB à partir de 2025 doivent être tempérés par deux facteurs majeurs. D’une part, l’évolution de la guerre en Ukraine et les sanctions prises au niveau international par l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et le Japon à l’encontre de la Russie. Deuxièmement, la décision de la NDB de ne plus accorder des crédits à la Russie. La NDB a choisi de respecter les sanctions mises en place par les partenaires de Washington et s’est abstenue d’accorder de nouveaux prêts à la Russie depuis 2022. Ceci peut être vérifié sur le site de la NDB :
https://www.ndb.int/projects/all-projects/
et notamment ici où l’on constate que le dernier projet soutenu financièrement par la NBD en Russie date de 2021.

Quelles sont autres les éléments de déception exprimés par Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle Banque de Développement ?

Revenons à l’évaluation de Paulo Nogueira sur la faiblesse de la NDB :

« Pourquoi peut-on dire que la NDB a été une déception jusqu’à présent ? Voici quelques-unes des raisons. Les décaissements ont été étonnamment lents, les projets sont approuvés mais ne sont pas transformés en contrats. Lorsque les contrats sont signés, la mise en œuvre effective des projets est lente. Les résultats sur le terrain sont maigres. Les opérations – financements et prêts – se font principalement en dollars américains, monnaie qui sert également d’unité de compte à la Banque.

Comment pouvons-nous, en tant que BRICS, parler de manière crédible de dédollarisation si notre principale initiative financière reste majoritairement dollarisée ?
Ne me dites pas qu’il n’est pas possible d’effectuer des opérations en monnaie nationale dans nos pays. La Banque interaméricaine de développement, la BID, par exemple, possède depuis de nombreuses années une expérience considérable en matière d’opérations en monnaie brésilienne. Je ne comprends pas pourquoi la NDB n’a pas profité de cette expérience. On peut s’attendre à ce que Dilma Rousseff commence à résoudre ces problèmes.

La NDB est également loin d’être la banque mondiale que nous avions envisagée lors de sa création. Seuls trois nouveaux pays l’ont rejointe en plus de huit ans d’existence. C’est à comparer avec la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures [7], l’AIIB, dirigée par la Chine, créée plus ou moins en même temps que la NDB, qui compte plus de 100 pays membres depuis un certain temps. En outre, la gouvernance de la NDB est médiocre et les règles ne sont pas respectées par la direction. Le conseil d’administration est inefficace. La transparence n’est pas respectée. La Banque est opaque, peu d’informations sur les prêts et les projets sont rendues publiques. Les ressources humaines sont faibles. De nombreux postes importants au sein de la Banque ne sont pas pourvus et le découragement des employé·és est omniprésent, ce qui entraîne des départs et, par conséquent, une diminution du nombre total d’employ·eés. »

Rappelons que ce constat très critique ne vient pas d’un ennemi des BRICS, il est formulé par un partisan convaincu de la nécessité de donner plus de force aux initiatives des BRICS.

Il faut souligner qu’en avril 2023, le plus récent emprunt sur les marchés financiers réalisé par la NDB a pris la forme d’obligations en dollars US [8] au lieu de se faire en renminbi comme c’était le cas au tout début des activités de la banque. C’est une preuve de plus que la pratique de la NDB et la stratégie des BRICS ne sont pas en concordance avec la volonté affichée de réduire résolument la place du dollar dans les échanges internationaux. Pour les années 2020-2021, 75% des emprunts de la NDB s’effectuaient en dollars US. La direction de la NDB annonce qu’elle réduira dans le futur les emprunts en dollars. Ce sera à vérifier.

Quelle conclusion tirer du fait que la NDB emprunte sur les marchés financiers et en dollars ?

C’est une très bonne question. La première conclusion c’est qu’il y a une très grande incohérence entre le fait d’affirmer comme le font les dirigeant·es des BRICS qu’ils veulent réduire la place du dollar et le fait d’emprunter en dollars auprès des marchés financiers. Ils devraient, s’ils étaient cohérents, développer une monnaie commune ou réaliser de plus en plus d’échanges dans un panier commun de leurs monnaies. Et s’il s’agit quand même d’utiliser le dollar US, pourquoi les emprunter sur les marchés financiers alors que la Chine dispose d’une énorme quantité de dollars dans ses réserves, il s’agit de plus de 3000 milliards de dollars US (3 307 000 000 000 USD au 31 décembre 2022 selon la Banque mondiale). L’Inde et le Brésil disposent aussi de réserves en dollars en assez grande quantité. Selon la Banque mondiale, les réserves de change du Brésil s’élevaient fin 2022 à 325 milliards de dollars US, celles de l’Inde à 563 milliards USD et celles de la Russie à 582 milliards USD. On peut aussi se demander pourquoi la Russie a laissé en Europe occidentale, principalement à Euroclear à Bruxelles, près de 300 milliards d’euros de réserves qui ont fini par être bloqués dans le cadre des sanctions qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine de 2022. La conclusion qu’on peut tirer, c’est que, loin d’avoir construit ensemble de puissants outils communs pour financer des échanges et des investissements, les BRICS restent ancrés dans des relations basées sur la suprématie du dollar et qu’ils reproduisent le modèle de financement adopté par les grandes institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale. Certes il y a une différence et elle est de taille : la Nouvelle Banque de Développement ne conditionne pas ses prêts à l’application de politiques d’ajustement structurel. Cette différence, mainte fois soulignée par nombres d’auteur-es, est abordée dans ma série de questions réponses consacrées à la Chine comme puissance créancière.

Quels sont les types de projets financés par la Nouvelle Banque de Développement ?

Effectivement, il est important de se pencher sur les types d’initiatives financées par la NDB. L’analyse rigoureuse de l’économiste sud-africain Patrick Bond des projets financés par la NDB en République d’Afrique du Sud et dans des pays comme le Zimbabwe et le Mozambique montre que ces projets renforcent l’extraction de matières premières et la production de combustibles fossiles (Lire « BRICS New Development Bank Corruption in South Africa », publié le 5 septembre 2022,
http://www.cadtm.org/BRICS-New-Development-Bank-Corruption-in-South-Africa).

Dans cet article, Patrick Bond conclut :

« La NDB n’apparaît pas comme une alternative à un système de financement du développement centré sur Washington et truffé de problèmes. Au contraire, le cas sud-africain montre que les ingrédients sont réunis pour que la NDB amplifie un développement inégal en finançant certaines des institutions les plus notoirement corrompues du pays, pour des projets qui sont eux-mêmes très douteux. »

Dans un document récent présenté par Patrick Bond au Forum social mondial au Népal en février 2024, intitulé « The BRICS New Development Bank & Sub-Imperialism : Working within, not against, global financial power » [ 9], l’auteur montre que les politiques des BRICS, et en particulier celles de la NDB, ne constituent pas une alternative au modèle impérialiste dominé par les États-Unis. Elle ne rompt pas avec la domination du dollar et reproduit le même modèle d’exportation extractiviste.

On peut raisonnablement partager l’avis de Samir Amin, également repris par Patrick Bond, sur les BRICS, dont les politiques ne rompent pas fondamentalement avec la mondialisationcapitaliste néolibérale. Samir Amin a écrit :

« L’offensive en cours de l’impérialisme collectif États-Unis-Europe-Japon contre tous les peuples du Sud repose sur deux jambes :

* la jambe économique – le néolibéralisme mondialisé imposé comme la seule politique économique possible ; et

* la jambe politique – des interventions continues, y compris des guerres préventives contre ceux qui rejettent les interventions impérialistes.

En réponse, certains pays du Sud, tels que les BRICS, ne marchent au mieux que sur une seule jambe : ils rejettent la géopolitique de l’impérialisme mais acceptent le néolibéralisme économique ». [10]

Où en est le Fonds monétaire des BRICS connu par le sigle en anglais CRA ?

Revenons à l’opinion exprimée par Paulo Nogueira Batista à propos des BRICS et de leur Fonds monétaire commun :

« Les BRICS sont sans aucun doute une force majeure dans le monde, et ce depuis le début, en 2008. Nous pouvons en effet être un facteur crucial dans la consolidation d’une planète post-occidentale et multipolaire. C’est ce que l’on attend de nos pays. On peut toutefois se demander si les BRICS ont pleinement répondu à ce type d’attente. Quel est notre bilan depuis que nous avons commencé à travailler ensemble en 2008, à l’initiative de la Russie ? Que pouvons-nous accomplir à l’avenir ? Pour tenter de répondre à la première question, je serai franc et parfois même un peu dur. Ne voyez pas dans mes propos de l’arrogance ou de la prétention. Ils seront l’expression d’une opinion d’expert, faillible comme toutes les opinions. J’espère que mes remarques ne seront pas complètement à côté de la plaque. N’est-il pas vrai que l’autocritique, bien que douloureuse, peut s’avérer bénéfique en fin de compte ? Je ne parlerai pas en tant que chercheur universitaire mais en tant que praticien, ayant été impliqué dans le processus des BRICS depuis le début en 2008, depuis Washington D.C., et jusqu’en 2017, lorsque j’ai quitté le poste de vice-président de la banque des BRICS à Shanghai. Au-delà des discours, des déclarations et des communiqués, nous avons réalisé jusqu’à présent deux choses pratiques et potentiellement très importantes : 1) un fonds monétaire des BRICS, appelé l’Arrangement de réserve contingente – l’ARC (Contingent Reserve Arrangement – CRA en anglais) ; et, plus significativement, 2) une banque multilatérale de développement, appelée la Nouvelle banque de développement (NDB en anglais), mieux connue sous le nom de banque des BRICS, dont le siège se trouve à Shanghai. »

« Les deux mécanismes de financement existants des BRICS ont été créés à la mi-2015, il y a plus de huit ans. Permettez-moi de vous assurer que lorsque nous avons commencé avec l’ARC et la NDB, il existait une inquiétude considérable quant à ce que les BRICS faisaient dans ce domaine à Washington, au FMI et à la Banque mondiale. Je peux en témoigner car j’y ai vécu à l’époque, en tant qu’administrateur pour le Brésil et d’autres pays au sein du conseil d’administration du FMI.

Au fil du temps, cependant, les gens à Washington se sont détendus, sentant peut-être que nous n’allions nulle part avec l’ARC (= le Fonds monétaire commun des BRICS) et la Nouvelle Banque de Développement. »

Paulo Nogueira Batista affirme donc qu’en raison de la lenteur de la mise en œuvre de l’ARC et de la NDB par les BRICS, les dirigeant·es du FMI et de la BM, qui avaient auparavant exprimé une grande inquiétude quant au potentiel de concurrence, ont fini par se sentir rassuré·es.

Pourquoi ce projet de Fonds monétaire commun n’a-t-il pas avancé ?

Selon Paulo Nogueira qui aborde les lenteurs autour de la création du Fonds monétaire commun que devait créer les BRICS sous le nom de CRA :

« L’accord de réserve contingente (ARC) des BRICS

L’ARC a été gelé par nos cinq banques centrales. Il reste petit ; il ne compte que cinq membres, et son travail est entravé par de nombreuses restrictions. L’unité de surveillance que nous avions prévue n’a pas été créée et aucune opération de soutien à la balance des paiements n’a été effectuée, seulement des tests. Si les BRICS veulent réellement offrir une alternative au FMI dominé par l’Occident, l’ARC doit être élargie en termes de ressources, de nouveaux pays doivent être autorisés à y adhérer, sa flexibilité doit être accrue, une unité de surveillance solide (similaire à celle de l’initiative de Chiang Mai à Singapour) doit être mise en place dès que possible, et le lien avec le FMI doit être progressivement assoupli.

Tout cela est plus facile à dire qu’à faire. Ayant participé intensément aux deux années de négociations qui ont abouti à l’ARC, je peux vous dire que la principale raison de l’absence de progrès est la résistance farouche de nos banques centrales, à l’exception de la banque centrale chinoise. La banque centrale brésilienne est probablement la pire.

La banque centrale sud-africaine n’était pas loin de rendre l’ARC inflexible – ce qui est très étrange étant donné que l’Afrique du Sud est le seul pays des BRICS qui pourrait avoir besoin d’un soutien à la balance des paiements dans un avenir prévisible.
Qu’en est-il de la Russie ? Peut-on faire comprendre à la banque centrale russe que l’ARC est aujourd’hui potentiellement encore plus important que lorsque nous l’avons conçu, compte tenu de l’évolution du contexte géopolitique ?

Ne me dites pas, d’ailleurs, que l’ARC souffre des mêmes problèmes que tous les autres fonds monétaires créés en alternative ou en complément du FMI. Par exemple, le petit FLAR – Fonds de réserve latino-américain [11] – et le Fonds monétaire arabe [12] comptent plus de membres que l’ARC et sont des institutions actives qui ont mené de nombreuses opérations de soutien à la balance des paiements. Pendant ce temps, notre ARC est en sommeil ».

Il est frappant de constater qu’alors que l’Afrique du Sud avait besoin d’un crédit pour assurer l’équilibre de la balance de paiements il y a peu, au lieu de pouvoir emprunter auprès de l’ARC, elle a dû se tourner vers le FMI. Les inconsistances renforcées par les contradictions (notamment entre la Chine et l’Inde) entre les BRICS les ont empêchés jusqu’ici de créer le fonds monétaire commun qu’ils s’étaient promis il y a dix ans déjà de mettre en place. Un facteur supplémentaire a joué : à part l’Afrique du Sud, les membres des BRICS ne manquent pas de réserves de change. Ceci dit, s’ils avaient vraiment voulu constituer un pôle d’attraction important par rapport à des pays plus faibles, ils auraient eu tout à gagner à créer ce fonds monétaire.

Quels sont les éléments de la déclaration finale du sommet des BRICS de 2023 qui montrent qu’ils ne représentent pas une alternative par rapport au modèle économique appliqué par Washington et ses alliés ?

Voici quelques extraits de la déclaration finale du Sommet des BRICS d’août 2023, qui montrent très clairement que les politiques qui y sont préconisées vont dans le sens de la mondialisation capitaliste néolibérale promue par les puissances impérialistes traditionnelles, les institutions telles que la Banque mondiale, le FMI, l’OMC, le G7, le G20 et les grandes entreprises privées. C’est nous qui mettons en gras certains passage :

« – 8. Nous réaffirmons notre soutien au système commercial multilatéral ouvert, transparent, juste, prévisible, inclusif, équitable, non discriminatoire et fondé sur des règles, au cœur duquel se trouve l’Organisation mondiale du commerce (OMC), (…)

– 9. Nous soulignons la nécessité de progresser vers la mise en place d’un système commercial agricole équitable et axé sur le marché…

– 10. Nous sommes favorables à un dispositif mondial de sécurité financière solide, au centre duquel se trouve un Fonds monétaire international (FMI)

– 29. Nous constatons que les niveaux élevés de la dette dans certains pays réduisent la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour faire face aux défis de développement en cours, aggravés par les effets de débordement des chocs extérieurs, en particulier le resserrement monétaire brutal dans les économies avancées. La hausse des taux d’intérêt et le resserrement des conditions de financement aggravent la vulnérabilité de la dette dans de nombreux pays. (…) L’un des instruments, parmi d’autres, pour traiter collectivement les vulnérabilités de la dette est la mise en œuvre prévisible, ordonnée, opportune et coordonnée du cadre commun du G20 pour le traitement de la dette,…

– 30. Nous réaffirmons qu’il est important que le G20 continue à jouer le rôle de premier forum multilatéral dans le domaine de la coopération économique et financière internationale, qui comprend à la fois des marchés développés et émergents et des pays en développement, où les grandes économies recherchent ensemble des solutions aux défis mondiaux. Nous nous réjouissons à l’idée d’accueillir avec succès le 18e sommet du G20 à New Delhi [9-10/9/2023], sous la présidence indienne du G20. (…) »

Extraits de : XVe Sommet des BRICS Déclaration finale de Johannesburg, 23 août 2023,
https://brics2023.gov.za/wp-content/uploads/2023/08/Jhb-II-Declaration-24-August-2023-1.pdf

Traduction en français par Fausto Giudice, Tlaxcala
https://drive.google.com/file/d/1rqTlm4DHZ_iO6qQff7RwUXnboVMZm5T0/view

Comme ces extraits l’indiquent, les BRICS acceptent le cadre capitaliste mondial structuré autour d’une série des piliers institutionnels dont ils disent eux-mêmes qu’ils doivent continuer à jouer un rôle central.

Non seulement, ils ne proposent pas un cadre institutionnel alternatif à celui qui a été mis en place après la Seconde guerre mondiale ou après la crise de 2008 quand le G20 a été activé, mais ce qu’ils construisent eux-mêmes adopte le même modèle de financement. Ils adoptent un modèle de développement économique centré sur l’exploitation des ressources naturelles des pays du Sud global et de sa main d’œuvre très compétitive afin d’échanger un maximum de produits et de services sur le marché mondial dominé par des grandes entreprises privées et par des grandes puissances économiques et militaires. Nulle part dans les déclarations des BRICS, on ne trouve une critique du système capitaliste, de son mode de production, de ses relations de propriété, de l’exploitation des peuples et de la Nature. La raison en est simple, les BRICS sont eux-mêmes des pays qui ont adopté le système capitaliste, avec certaines caractéristiques spécifiques comme dans le cas de la Chine, où les entreprises étatiques et l’État central jouent un rôle clé.

On est très loin de la construction d’une nouvelle architecture internationale dont les peuples ont besoin.

L’auteur remercie Patrick Bond dont les nombreux travaux sur les BRICS ont été utiles pour la rédaction de cet article. Il remercie également Maxime Perriot pour sa relecture et Claude Quémar pour l’aide à la recherche de documents.

Notes

[1] Les BRIC créés en 2009 se sont élargis à l’Afrique du Sud en 2011 et sont devenus les BRICS. Avec l’élargissement à de nouveaux membres, les BRICS deviennent BRICS+ à partir de 2024.

[2] XV BRICS Summit Johannesburg II Declaration, « BRICS and Africa : Partnership for Mutually Accelerated Growth, Sustainable Development and Inclusive Multilateralism », Sandton, Gauteng, South Africa, 23 August 2023,
https://brics2023.gov.za/wp-content/uploads/2023/08/Jhb-II-Declaration-24-August-2023-1.pdf
Traduction en français par Fausto Giudice, Tlaxcala
https://drive.google.com/file/d/1rqTlm4DHZ_iO6qQff7RwUXnboVMZm5T0/view consulté le 30 mars 2024.

[3] Lula : “aprovado a criação de um grupo de trabalho para estudar a adoção de uma moeda de referência dos Brics. Isso aumentará nossas opções de pagamento e reduzirá nossas vulnerabilidades » Folha de Paulo, « Moeda do Brics : tema ganha tratamento tímido em cúpula » – 25/08/2023
https://www1.folha.uol.com.br/mercado/2023/08/india-resiste-a-moeda-do-brics-e-tema-ganha-tratamento-timido-em-cupula.shtml. CNN, « Brics criam grupo de trabalho para avaliar moeda comum » https://www.youtube.com/watch?v=keUdkW-s5M4

[4] Paulo Nogueira Batista , “BRICS Financial and Monetary Initiatives – the New Development Bank, the Contingent Reserve Arrangement, and a Possible New Currency”, 03.10.2023,
https://valdaiclub.com/a/highlights/brics-financial-and-monetary-initiatives/ consulté le 30 Mars 2024.

[5] William Gumede, »Brics and the bars to dedollarising the world », publié le 21 Août 2023,
https://www.businesslive.co.za/bd/opinion/2023-08-21-william-gumede-brics-and-the-bars-to-dedollarising-the-world/ consulté le 30 mars 2024

[6] Le Bangladesh et les Émirats arabes unis sont devenus membres en 2021, l’Égypte en 2023.

[7] Sur son site officiel https://www.aiib.org/en/index.html , la banque se présente de la manière suivante :
« La Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB) est une banque multilatérale de développement dont la mission est de financer l’infrastructure de demain – une infrastructure axée sur la durabilité. Nous avons commencé nos opérations à Pékin en janvier 2016 et nous sommes depuis passés à 109 membres agréés dans le monde entier. Nous sommes capitalisés à hauteur de 100 milliards de dollars et notés triple A par les principales agences de notation internationales. En collaboration avec ses partenaires, l’AIIB répond aux besoins de ses clients en débloquant de nouveaux capitaux et en investissant dans des infrastructures vertes et technologiques qui favorisent la connectivité régionale. »

[8] En avril 2023, la NDB a vendu des obligations vertes (green bonds) pour un montant d’1,25 milliards de dollars. Voir le rapport de l’agence de notation Fitch :
https://www.fitchratings.com/research/sovereigns/fitch-revises-new-development-bank-outlook-to-stable-affirms-at-aa-16-05-2023 consulté le 1 avril 2024.

[9] Patrick Bond, « The BRICS New Development Bank & Sub-Imperialism : Working within, not against, global financial power », publié le 20 février 2024,
https://www.cadtm.org/The-BRICS-New-Development-Bank-Sub-Imperialism-Working-within-not-against consulté le 30 mars 2024

[10] Samir Amin, »Contemporary Imperialism », Monthly Review, juillet 2015,
https://monthlyreview.org/2015/07/01/contemporary-imperialism/ , consulté le 30 mars 2024

[11] Le Fonds de réserve latino-américain (FLAR), anciennement connu sous le nom de Fonds de réserve andin, est une organisation financière internationale formée par la Bolivie, la Colombie, le Costa Rica, l’Équateur, le Paraguay, le Pérou, l’Uruguay, le Chili et le Venezuela. Le FLAR fait partie du système d’intégration andine et est basé à Bogota, en Colombie.

[12] Le Fonds monétaire arabe est une organisation régionale arabe, fondée en 1976 et dont les activités ont débuté en 1977. Les pays membres (22) sont : Jordanie, Émirats arabes unis, Bahreïn, Tunisie, Algérie, Djibouti, Arabie saoudite, Soudan, Syrie, Somalie, Irak, Oman, Palestine, Qatar, Koweït, Liban, Libye, Égypte, Maroc, Mauritanie, Yémen, Comores.

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