11 avril 2023 | tiré de mediapart.fr | Photo : © Photo Magali Cohen / Hans Lucas via AFP
L’inflation annuelle sur les prix de l’alimentation s’élève à 15,4 %, au plus haut depuis 1985. Et l’Inseen’est guère optimiste pour la suite : le phénomène inflationniste va s’inscrire dans la durée et dans le quotidien. L’institut de la statistique souligne que les Français·es préfèrent réduire les quantités achetées plutôt que de fréquenter des enseignes moins onéreuses ou de qualité moindre. En clair, une partie des personnes mangent moins pour sauvegarder leur budget. Les chiffres globaux de la consommation alimentaire affichent ainsi une baisse de 4,5 % sur 2022, et de 8,5 % sur le mois de décembre.
L’économiste Florence Jany-Catrice, professeure à l’université de Lille et chercheuse au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques, explique pourquoi cette inflation provoque non seulement « une baisse du pouvoir d’achat », mais « un accroissement des inégalités ».
Mediapart : Les chiffres de l’inflation sont inédits, les plus précaires sont forcément les plus touchés. Quel effet a-t-elle sur les personnes les plus fragiles ?
Florence Jany-Catrice : L’inflation a des effets très réels sur les ménages, et elle provoque de toute évidence une paupérisation croissante de la population la plus fragile économiquement. Malgré les difficultés à mesurer l’inflation par catégorie sociale, les statistiques de l’Insee montrent qu’il y a près de 1 point d’écart d’inflation entre les pauvres et les riches. Cette inflation provoque donc une baisse du pouvoir d’achat et en même temps un accroissement des inégalités.
Cet écart d’inflation entre ménages riches et ménages modestes est lié à des comportements de consommation différents : les ménages les plus pauvres consomment plus de produits alimentaires et engagent davantage de dépenses d’énergie en proportion évidemment de leur dépense totale. Or, ce sont deux postes dont les prix ont explosé d’une manière assez inédite, en tout cas pour l’alimentaire (+ 14 % sur un an) : les ménages les plus modestes sont ainsi fortement touchés. J’insiste un peu car ces chiffres d’inflation sur l’alimentaire sont les plus élevés depuis les années 1990, et parmi les plus élevés depuis les années… 1950.
Le gouvernement ne semble pas décidé à agir en dehors de quelques mesures ponctuelles comme les indemnités inflation… Considérez-vous que c’est insuffisant ?
En effet, l’année dernière, l’idée courait selon laquelle les salariés les plus pauvres allaient être largement épargnés parce que le salaire minimum est indexé sur l’inflation. Idem pour les bénéficiaires de prestations sociales qui bénéficient de hausses indexées sur l’inflation.
Or, ces hausses ne couvrent pas toute l’inflation et ne garantissent pas totalement le maintien du pouvoir d’achat. Et surtout, ces indexations interviennent en général toujours avec un temps de retard. Par ailleurs, en ce qui concerne les pensions de retraite, le gouvernement garde véritablement la main sur le pouvoir d’achat des retraités. Par exemple, en 2019 et 2020, le taux d’indexation était largement plus faible que celui de l’inflation conduisant à une perte sèche du pouvoir d’achat des retraités.
En temps d’inflation, à quoi les personnes les plus précaires renoncent-elles ? Quelle hiérarchie établissent-elles entre ce qu’elles peuvent sacrifier et le reste ?
En réalité, les plus précaires n’ont pas beaucoup de marges de manœuvre car leurs dépenses contraintes, qu’on appelle « pré-engagées » (c’est-à-dire les dépenses qui quittent le porte-monnaie avant même qu’on puisse faire quelque chose en début de mois), sont très élevées. Elles représentent chez les ménages modestes quasiment 70 % de leurs dépenses. Ces dépenses englobent la cantine des enfants, l’électricité, le gaz, les télécommunications – qui sont un poste de plus en plus important – et tous les abonnements qui sont souvent difficilement résiliables à cause d’un système contractuel contraignant. Et, évidemment, le loyer.
Ces dépenses sont considérées comme incompressibles, sauf à considérer qu’on ne paye plus son loyer, qu’on se place en risque d’expulsion locative et qu’on ne paye plus ses charges. La question des expulsions locatives tout comme les faillites de copropriétés devront être regardées de près dans les mois à venir.
Puisque ces marges de manœuvre (qu’on appelle le revenu arbitrable) sont faibles, les plus précaires vont d’abord établir des stratégies pour aller vers les prix les plus bas, au détriment de la qualité de ce qu’ils consomment, et vont ensuite réduire leur consommation si nécessaire. Désormais, les ménages les plus pauvres rognent sur l’alimentation la plus essentielle, le cœur de ce qui leur permet de vivre et de survivre.
Ce manque de marge de manœuvre conduit les ménages modestes à être hyper-calculateurs, parce qu’ils vivent au centime près, à l’euro près, s’étant déjà débarrassés du superflu.
Ainsi, en 2022, l’Insee a montré qu’il y avait, de manière aussi assez inédite, une baisse nette dans les dépenses alimentaires : les gens se mettent à consommer moins en quantité de produits alimentaires. On sait à quel point le bio a pris un coup dans l’aile depuis ce nouveau régime d’inflation. Mais cela touche toutes les catégories de produits alimentaires dorénavant.
Il est difficile dans ces conditions de considérer qu’on a affaire à un épiphénomène conjoncturel sans incidence forte sur la structure de consommation des ménages, surtout avec ces écarts d’inflation entre les ménages les plus riches et les plus pauvres.
Quelles sont les stratégies de survie face à l’inflation ? Le vol à l’étalage, pour manger ou pour continuer d’épargner encore, en fait-il partie ?
Statistiquement, on peut comprendre que des personnes aux minima sociaux, donc qui sont vraiment dans de très grandes pauvretés, succombent au vol à l’étalage pour manger et faire face à ce que, eux, vivent comme une hyperinflation. C’est une stratégie de survie, surtout quand ces vols concernent de plus en plus des biens alimentaires.
Au fond, ces vols à l’étalage sont sans doute l’expression que les dépenses contraintes pour les plus pauvres ont déjà dépassé le niveau de vie qu’ils ont.
Il faudrait aussi mettre en parallèle ces stratégies de survie d’un côté, et les spirales prix-profit dans lesquelles se sont tranquillement installées certaines grandes entreprises.
Faïza Zerouala
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