Tiré du site de l’IRIS.
Ce nouveau plan d’action, qui tait les causes systémiques de la pauvreté et les inégalités de revenu à réduire, dont il devrait aussi tenir compte, et qui remet le projecteur sur la responsabilité des plus pauvres tout en centrant le salut sur l’emploi, ne vient pas seul. Il faudra le lire en tenant compte des autres morceaux de l’automne politique qui ont des impacts sur la pauvreté, les inégalités et les solidarités :
– les modifications réglementaires, qui réintroduisent des sanctions appauvrissantes à l’aide de dernier recours, non mentionnées dans le plan d’action ;
– le rapport du comité d’experts sur le revenu minimum garanti, qui a proposé le principe d’un plafonnement de cette aide à 55 % de la couverture des besoins de base selon la mesure du panier de consommation (MPC), un degré de couverture maintenant ciblé dans le plan et qui restera en dessous de tous les repères antérieurs mis de l’avant dans l’histoire de l’aide sociale ;
– la mise à jour économique de novembre 2017, dont les baisses d’impôt amélioreront le niveau de vie de ceux et celles qui couvrent déjà ces besoins sans avoir d’impact significatif sur les ménages qui ne les couvrent pas, alors qu’il y aurait eu moyen de faire beaucoup mieux pour tendre vers un Québec sans pauvreté en misant sur le crédit pour la solidarité, une mesure qui ne revient pas non plus dans le plan.
Si on cumule les impacts du budget 2017-2018 et de cette mise à jour économique, en 2023, le gouvernement aura retourné 11,796 G$ sur six ans en allégements fiscaux aux particuliers assez en moyens pour payer de l’impôt, soit six fois et demie plus que ce qu’il aura investi (1,828 G$) pour améliorer le revenu de certaines catégories de ménages qui n’ont pas ces moyens.
L’importance de considérer l’ensemble des décisions qui affectent les revenus
Le principal (1,247 G$) de cette dernière somme servira à mettre en place un dit « revenu de base » à l’intention des prestataires d’aide sociale de longue durée présentant des contraintes sévères et permanentes à l’emploi (i.e. après six ans à l’aide sociale). Cette garantie de revenu, a priori plus proche d’une rente ou d’une prestation, et dont la formule reste à préciser, atteindra en 2023 le niveau de la mesure du panier de consommation (MPC). C’est une bonne nouvelle pour ces personnes, qui pourront ainsi disposer d’une certaine sécurité pour couvrir leurs besoins de base et possiblement cumuler d’autres revenus pour sortir de la pauvreté. C’est par ailleurs un choix qui risque d’augmenter les discriminations, au nom de l’incitation à l’emploi, et les préjugés qu’elles véhiculent envers les autres catégories de prestataires. Et c’est aussi un choix qui risque d’augmenter la médicalisation de la sécurité du revenu, puisque cette catégorisation suppose un diagnostic fait par des médecins (curieuse situation où une profession très avantagée par les finances publiques joue un rôle déterminant dans le niveau de revenu des plus pauvres).
Le second montant significatif (0,580 G$) servira à augmenter les autres prestations d’aide sociale, lesquelles resteront bien en deçà de ce qu’il faut pour couvrir ses besoins de base, en particulier pour les personnes jugées aptes au travail. Cette légère augmentation (45 $ par mois à terme en 2021), pour une prestation mensuelle qui passera ainsi en cinq ans de 628 $ à 673 $ (en dollars d’aujourd’hui), est à comparer à l’impact des baisses d’impôt annoncées cette année.
Comme le montre le tableau suivant, dès 2017, les personnes seules gagnant 75 000 $ et plus disposeront de 533 $ de plus en raison des baisses d’impôt, ce qui améliorera leur revenu disponible annuel en moyenne du même montant entre 2017 et 2021. Pendant la même période, l’amélioration pour les personnes à l’aide sociale de base sera très graduelle et se traduira par une moyenne annuelle de 288 $. Où est la logique dans un contexte où on devrait chercher à tendre vers un Québec sans pauvreté ? Pourquoi attendre cinq ans pour améliorer un revenu de misère de l’équivalent de ce qu’on retourne dès maintenant à des particuliers bien plus à l’aise ? La question de l’incitation à l’emploi n’a rien à voir avec ces décisions qui concentrent la richesse vers les plus riches. La fabrication systémique des inégalités, oui.
On voit ici qu’on ne peut pas aborder les mesures de ce plan d’action sans tenir compte de l’ensemble des décisions qui viennent affecter le pacte social et fiscal ainsi que l’équilibre des solidarités assuré par ce pacte. Or on ne peut pas espérer tendre vers une société sans pauvreté tout en creusant les écarts et en favorisant la concentration de la richesse.
Les cafouillages trompeurs sur les seuils de faible revenu
On ne peut pas non plus espérer tendre vers une société sans pauvreté en jouant sur les seuils de faible revenu plutôt que sur la réalité.
Il est particulièrement inacceptable que ce plan d’action escamote le travail accompli par le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CÉPE), responsable de proposer des indicateurs pertinents au suivi de la Loi, pour caractériser les seuils de faible revenu utilisés à cette fin. Résumons la chose.
En 2009, un avis du CÉPE a placé la question comme suit :
La MPC est un indicateur de faible revenu visant à « suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la couverture des besoins de base » (p. 31), un aspect cité dans le plan d’action, lequel tait par ailleurs cette autre précision du CÉPE : « si l’on considère non plus la composante de la couverture des besoins, mais les autres composantes contenues dans la définition de la pauvreté donnée dans la Loi, aucune mesure existante ne permet actuellement de déterminer de façon fiable qu’une personne dispose « des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique ou pour favoriser son intégration et sa participation à la société » et qu’elle jouit d’un niveau de vie suffisant ainsi que de la possibilité d’exercer les droits qui lui sont reconnus ». L’avis du CÉPE est très clair là-dessus : la MPC « ne permet pas de mesurer la sortie de la pauvreté selon la définition donnée par la Loi » (p.30).
La MPC indique « le revenu disponible à la consommation nécessaire pour se procurer un panier de biens et services déterminé », lequel exclut un certain nombre de dépenses non discrétionnaires. Le CÉPE a évalué par la suite qu’il faut ajouter en moyenne 7 % à ce revenu pour estimer un revenu après impôt correspondant, une correction indiquée maintenant dans ses états de situation et inexistante dans le plan d’action.
La mesure de faible revenu (MFR), qui est utilisée pour les comparaisons internationales, y compris dans le plan d’action, prend comme seuil le revenu après impôt situé à 50 % (MFR-50) ou 60 % (MFR-60) de la médiane des revenus. Ce niveau de revenu varie ainsi en fonction du niveau et de la distribution du revenu national.
Ces indicateurs de faible revenu sont de facto contenus « dans une zone possible de seuils » (p. 30). Quand on dépasse le seuil de la MPC, on est encore dans cette zone, dont on ne connaît pas l’indicateur de sortie, mais dans laquelle la MFR-60, située plus haut que la MPC et utilisée dans le plan d’action pour les comparaisons internationales, aurait pu servir de repère de revenu minimum à atteindre pour commencer à parler de sortie de la pauvreté (en attendant un indicateur probant). Ce qui n’est pas le cas.
Le tableau suivant donne une idée des montants relatifs à ces indicateurs pour une personne seule en 2015 et 2017. Ils sont indexés en tenant compte du taux utilisé dans le plan d’action pour estimer le seuil 2017 de la MPC à partir du seuil de 2015 pour Montréal.
Selon ces données, on ne peut pas dire qu’une personne seule n’est plus à faible revenu (encore moins qu’elle est sortie de la pauvreté) si son revenu annuel après impôt est moindre que 24 000 $, puisqu’elle reste à faible revenu selon la MFR-60 utilisée pour les comparaisons internationales.
Comment peut-on déclarer alors que le plan d’action va faire sortir 100 000 personnes de la pauvreté parce qu’on estime qu’elles atteindront le seuil de la MPC ? Tout ce qu’on peut supposer, c’est qu’elles devraient alors être en mesure de couvrir leurs besoins de base selon le panier de la MPC, en supposant qu’on a tenu compte du montant nécessaire aux dépenses non incluses pour estimer le revenu après impôt à atteindre correspondant (soit la MPC + 7 %).
Venons-en maintenant à une autre affirmation intenable qui a fait les manchettes.
Le Québec dans le peloton de tête des pays comptant le moins de personnes pauvres ? Vraiment ?
Il faut se rendre ici à l’annexe 2 du plan d’action. Celle-ci tente de montrer que les mesures prévues plus la hausse de l’Allocation canadienne pour enfants feraient descendre le taux de faible revenu (lequel ?) de 1,8 % (1,4 % + 0,4 %), ce qui permettrait au Québec d’atteindre le peloton de tête « des nations industrialisées comptant le moins de personnes pauvres, selon des méthodes reconnues » comme le veut l’article 4 de la Loi. En l’occurrence au moins le niveau du Danemark. Tout d’abord où sont les mesures et les vérifications permettant de dire que 100 000 personnes atteignant le seuil de la MPC feront monter d’autant le seuil de la MFR-60 ? Elles pourraient fort bien rester prises entre les deux seuils (voir aussi cette analyse). Et ensuite, même si c’était le cas, il faut étudier, si on en a la patience, le graphique A1 et le tableau A2 (reproduit ici) de cette annexe (p. 72-73 du plan d’action) et la façon d’utiliser les marges d’erreur indiquées pour l’affirmer. En y réfléchissant bien, on constatera qu’avec cette méthode, la France, l’Irlande, l’Autriche, la Suisse, la Suède, la Belgique et le Royaume-Uni, des pays sous ce peloton de tête, seraient en fait déjà… dans le peloton de tête !
Encourager les préjugés tout en prétendant lutter contre
Il y aurait bien d’autres aspects à souligner dans ce qui est dit ou non à propos des 20 mesures du plan d’action et de leurs sous-mesures, en lien avec l’application de la Loi, comme l’absence paradoxale d’investissements significatifs en mesures qualifiantes de formation et d’insertion.
Alors que la Loi vise « la constance et la cohérence des actions » (article 5), à quoi contribuent ces jeux sur les mots, les concepts et les chiffres, sinon à servir d’autres intérêts ?
Le plan d’action envisage par exemple avec sa mesure 18 de « lutter contre les préjugés envers les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale, avec elles ». Quelle ironie quand une partie du problème avec ce plan d’action réside dans le déni de l’apport des plus pauvres, de leurs besoins et de notre capacité collective à mieux partager la richesse existante. Incluant les disparités de niveaux de vie que ce déni protège.
À cet égard, on ne peut que s’irriter de l’usage suivant (p. 51) de consultations faites auprès de personnes en situation de pauvreté, à l’appui des mesures de sécurité alimentaire annoncées, même si de telles mesures ont leur importance quand le revenu fait défaut : « La majorité des participantes et participants aux groupes de discussion ont dit que leur revenu ne leur permettait pas de prendre de façon régulière trois repas par jour ou de manger à leur faim. Ils doivent donc se rationner et, dans bien des cas, utiliser les services de banques alimentaires ». N’est-ce pas aussi et surtout une indication éloquente de l’insuffisance de la protection minimale du revenu dans une société qui aurait les moyens de deux fois le seuil de la MPC pour tout le monde ?
Les désinformations mentionnées ici trouvent également un écho dans l’absence remarquée, et lourde de sens, de référence dans le plan d’action aux travaux et avis du Comité consultatif de lutte contre la pauvreté (http://www.cclp.gouv.qc.ca/), une institution de la Loi qui comporte d’office des personnes en situation de pauvreté parmi ses membres.
Pourquoi en est-il ainsi ? Mettre le projecteur sur la responsabilité des plus pauvres et miser sur la croissance économique de même que sur le marché du travail peut séduire. Cette posture fait toutefois l’impasse sur les facteurs systémiques et collectifs qui reproduisent les inégalités, y compris au travail, et sur les mécanismes encouragés de concentration de la richesse, y compris dans les décisions de finances publiques.
Comment apprendre à s’en parler collectivement de façon constructive pour générer la confiance, l’interdépendance et les solidarités nécessaires à une société sans pauvreté, riche pour tout le monde, et riche de tout son monde ?
La question reste posée.
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