Le rendez-vous était dimanche à 13 h sur la place de l’Hôtel de ville, à Paris, pour un grand pique-nique. On est venus avec les copains et quelques enfants. Las. La place était encombrée de travaux et de barrières, et sur les côtés, des barrières occupées par les policiers canalisaient les gens vers l’avenue Victoria, une petite artère reliant la place de l’Hôtel de ville à la place du Châtelet et longeant un bâtiment de la préfecture de police. Une nasse, un trou, un endroit sinistre coupé du monde et de la vie. Il y avait là, quoi, cent ou cent cinquante personnes, coincés entre les gris édifices et les gendarmes en noir-bleu. Bonjour le soulèvement populaire !
On apprenait par une copine sur le portable que la marche des Indignés arrivait en renfort et se trouvait sur la rue Beaubourg. Ouf ! Mais malgré quelques guitares et des échanges amicaux, l’ambiance n’était pas vraiment bucolique. Pour faire rêver d’un autre monde aux gamins, bonjour. Et on ne pouvait pas prendre le risque, certes faible, de les voir pris dans un mouvement policier ou de gaz lacyrmogènes.
On abandonne donc les Indignés pour aller pique-niquer sur l’herbe dans le jardin de la Tour Saint Jacques. A l’entrée, des gendarmes ! Et à l’intérieur, sur les bancs, endormis, somnolents ou résignés, des SDF... Mais on a pique-niqué agréablement, il faut le dire. Une copine vient nous prévenir que puisque tout est bloqué à l’Hôtel de ville, on va aller par petits groupes tenir l’assemblée générale des Indignés sur la place Notre Dame, à deux pas de là, sur l’espace ouvert qui se trouve au pied de la cathédrale Notre Dame de Paris, le coeur historique et spirituel de la ville.
On s’y retrouve vers 15 h, et l’atmosphère est plus plaisante. L’air est vaste, les tours de la cathédrale tirent vers le ciel, les milliers de touristes créent une rumeur curieuse et indolente, et c’est dans la bonne humeur que les Indignés s’installent au milieu de la place, s’asseyant et commençant à discuter, pendant que quelques banderoles se déploient : « Nos rêves ne tiennent pas vos urnes », « Vous nous empêchez de rêver, nous vous empêcherons de dormir », « Le pouvoir au peuple, la dette n’est pas la nôtre », « Révolution énegétique écologique ».
La police n’est pas encore là, sauf quelques policiers en civil comme ceux-ci , qui photographient discrètement tous ceux qu’ils peuvent.
Mais, alors que les prises de parole s’organisent à l’aide d’un petit mégaphone, les gendarmes mobiles commencent à apparaître, encerclant les quelques trois cents indignés qui sont sur la place et les isolant des touristes qui regardent de loin sur les côtés. Devant la cathédrale, la file de ceux qui veulent entrer pour la visiter s’allonge sur le pont. Les cris jaillissent, comme « C’est celle-ci notre démocratie » :
Ou : « Oligarchie, ça suffit » :
Au mégaphone, le dénommé Jean-Baptiste donne quelques nouvelles et lit le manifeste du mouvement des indignés, « la démocratie réelle – Global revolution » :
(notez que cet enregistrement dure environ quinze minutes)
Nous sommes les indignés, les anonymes, les sans-voix. Nous étions silencieux, à l’ecoute. Nous observions. Non pas ceux d’en-haut, ceux qui tiennent les rênes, mais un peu partout, là où nous sommes toutes et tous à l’attente du moment pour nous unir.
Les partis, associations ou syndicats ne nous représentent pas. Ce n’est d’ailleurs pas ce que nous souhaitons, car tout un chacun est son propre représentant. Nous voulons réfléchir tous ensemble à un monde où individus et nature priment sur les intérêts économiques. Nous voulons concevoir et construire le meilleur des mondes possible. Ensemble nous le pouvons et nous le ferons. Sans peur.
Les premières étincelles se sont embrasées dans les pays arabes, où des centaines de milliers de personnes ont occupé les places et les rues afin de rappeler à leurs gouvernements que le peuple détient le véritable pouvoir. Peu après les Islandais se sont emparés des rues pour s´exprimer et décider de leur avenir ; le peuple espagnol n´a pas tardé à emplir les places des quartiers, des villages et des autres villes.
Actuellement, la flamme de la contestation s’est propagée rapidement à d’autres pays comme la France, la Grèce, le Portugal, l’Italie et la Turquie. Entre temps des échos surgissent en Amérique, en Asie et de nouveaux foyers de contestation apparaissent un peu partout. Les problèmes sont globaux et la révolution sera globale également, sans quoi notre appel ne saurait subsister. Le moment est venu de récupérer nos espaces publics pour discuter et construire tous ensemble l’avenir.
Le 19 juin nous faisons un appel à la #Globalrevolution. Nous vous invitons à agir pacifiquement sur les places publiques, nous vous invitons à la création d’espaces de rencontre, de débat et de réflexion. Il est de notre devoir de récupérer l’espace public et de décider ensemble du monde que nous voulons.
Empare-toi de la place ! Empare-toi des rues !!
Peuple du monde, levez-vous !!
Mais, alors que l’assemblée générale se poursuit, la présence policière se fait pesante. Au micro, une jeune femme rappelle les principes du mouvement : Pacifique, mais pas passif, non violent, ni parti, syndicat ou association, mais « juste des êtres humains qui se réunissent ». Interrompu un moment par un homme agité qui affirme qu’il ne faut pas reculer devant la violence – il est rabroué par l’assemblée - elle explique les principes de la discussion en groupe : « on vote en agitant les mains en l’air, pour le non, c’est les mains croisées au-dessus de la tête, pour monter le son, on lève les paumes vers le ciel, pour manifester un désaccord, la main fend l’air verticalement, pour dire que l’orateur parle trop longtemps, ce que je suis en train de faire... »
A ce moment, un policier à calot arrive, lui prend le micro, et explique que le rassemblement n’est pas autorisé, et qu’il va falloir partir. La fille reprend la parole, constate que la commission juridique est coincée, là-bas, derrière un cordon de gendarmes, une autre fille prend la parole, envoie un message d’Espagne où, à Madrid, 15.000 personnes ont manifesté – « Ah non, intervient une autre, 50.000 selon les médias, 100.000 selon les organisateurs », on applaudit.
Un gars de la Commission France parle à son tour, et dit ce qui se passe aux quatre coins de France, « ... à Bordeaux, ils ont établi un vrai campement avec un canapé et un potager, à Lyon, ils ont été éjectés hier par les CRS, à Montpellier, ils sont très bien organisés, les cabanes sont dans les arbres, à Perpignan, le mouvement a repris avec l’appel du 19 juin, à Toulouse, ils sont rentrés dans des banques pour nettoyer l’argent sale, à Bayonne, ils font aujourd’hui une manifestation à vélo... ».
Mais il est difficile de discuter, le policier à calot revient prendre la parole pour dire que « la manifestation n’a pas été déclarée. Vous vous exposez à des poursuites ». On essaye de renouer le fil de la discussion, mais voilà qu’il reprend la parole avec son propre mégaphone, plus puissant, « Vous pouvez vous disperser individuellement ». Ce garçon manque d’urbanité, il veut parler beaucoup plus que les autres. L’assemblée générale s’effiloche, les gendarmes, équipés de l’uniforme Star Wars standard, s’approchent et commencent à extirper les Indignés, qui se tiennent serrés par les bras et par les jambes, pendant que l’ensemble crie vigoureusement :
« Liberté d’expression »
ou : « Pueblo unido, jamas sera vincido »
(uni, le peuple ne sera jamais vaincu) :
et, le plus fort, finalement :
« Liberté, égalité, fraternité »
Tout cela est assez confus, parce que la non-violence des Indignés surprend les gendarmes, qui d’ailleurs, n’usent pas de force inconsidérée. Ca n’est quand même pas une partie de plaisir :
Ce qui dérange l’ordonnancement de l’intervention policière est que la place est très grande, et qu’il y a beaucoup de touristes. Les gendarmes ont fait un cordon du côté de la cathédrale, sur le parvis, mais ils ne peuvent pas empêcher les touristes de circuler.
Sur le terre-plein, les Indignés sont extirpés un à un, mais avec peine. A un moment, tout le monde se relève, et l’on se décide d’aller tous vers les cars où la police entasse les interpellés, afin d’être tous embarqués. « On fera l’AG au commissariat ! ».
Du coup, les gendarmes reculent, et se retrouvent obligés d’empêcher les Indignés de monter dans les bus. Ca crie, ça s’engueule, ça se secoue, un car s’en va, il reste à nouveau plusieurs dizaines d’indignés sur la place, assis, entourés de gendarmes. Mais voilà que là-bas, on entend des cris : au coin de la rue d’Arcole et de la cathédrale, d’autres Indignés se sont massés près du parvis ! Ils empêchent le car d’avancer ! Un groupe de gendarmes se précipite, essaye de remettre de l’ordre, tiens, ce sont des CRS, ici, le car peut passer, mais il règne dans ce coin un joyeux désordre, car il y a plein de touristes. Les CRS essayent de poser un cordon en travers de la rue d’Arcole, mais voilà qu’ils se trouvent en sandwich, avec des gens desdeux côtés !
On rit, on les houspille, une pancarte « FMI dégage » flotte au-dessus du désordre, des touristes se demandent ce qu’il se passe. J’explique à des Américains : « C’est la France de Sarkozy, il y a des policiers partout, on ne peut pas se réunir pour discuter, c’est un régime pré-fasciste. – Comme avec Bush ? – Exactement. »
La brigade des clowns est là, rajoutant du fantasque au désordre ironique qui règne.
Les CRS sont débordés, ils reculent, les Indignés se gaussent : « Dispersion messieurs les flics. Le rassemblement n’a pas été autorisé. Veuillez vous disperser. Circulez s’il vous plait ». Une camionnette de pompiers sort de l’hôpital, la foule s’écarte pour lui laisser passage, « Les pompiers, avec nous ! ». Pendant ce temps, la place a été dégagée, les gendarmes reviennent rue d’Arcole, et ouvrent le passage rue du Cloître Notre Dame pour faire passer les cars qui emmènent les interpellés sous les regards des touristes inquiets ou éberlués.
Une dame essaye de traverser la rue, « Je veux aller à la messe ». Les policiers finissent par disparaître. Parmi les quelques dizaines d’Indignés qui restent au milieu de la foule estivale de cette fin d’après-midi, la joie resplendit : la police a perdu, le terrain est gagné !
Il y a trois semaines, le 29 mai, les Indignés avaient été chassés de la Bastille par la police, l’élan semblait avoir été brisé en cette soirée d’amertume. Mais voilà : les Indignés sont toujours là. Ils veulent continuer à rêver...
Source : Reporterre.