Édition du 17 décembre 2024

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Québec

Les 100 ans de René Lévesque : remettre les pendules à l’heure

Les célébrations du centenaire de la naissance de René Lévesque ont eu lieu au courant de l’été dernier au Québec. Probablement le politicien le plus influent et populaire de l’histoire du Québec, tout le spectre politique célèbre Lévesque. De gauche à droite, des libéraux à la CAQ, de Québec solidaire au Parti québécois bien sûr, Lévesque est encensé. Pour les marxistes, le centenaire est l’occasion de revisiter et jeter un regard critique sur les idées et le parcours de l’ancien premier ministre.

Tiré de la Riposte
JULIEN ARSENEAU | 15 DÉCEMBRE 2022
photo : René Lévesque et Fidel Castro. Crédit : Bibliothèque et Archives nationales du Québec

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Crédit : Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Lors de la visite des cinq chefs de partis à l’émission Tout le monde en parle durant la récente campagne électorale, tous sauf Dominique Anglade ont affirmé que Lévesque était le meilleur premier ministre de l’histoire du Québec.

Gabriel Nadeau-Dubois, le co-porte-parole de QS, affirmait lors du lancement du centenaire, dans un véritable panégyrique :

«  René Lévesque faisait appel à la part de lumière en nous, à notre générosité, à notre solidarité ; il allait chercher le meilleur de chacun et chacune d’entre nous pour qu’on s’élève ensemble dans un tout plus grand que la somme de ses parties, un projet de société plus fort que les individus qui le composent. »

À l’autre bout du spectre politique, François Legault a lui aussi de beaux mots pour Lévesque :

« René Lévesque a été l’un des Québécois les plus marquants de l’histoire du Québec. Ses paroles, ses actions continuent d’inspirer les générations actuelles de Québécois. Sa célèbre citation : “On est peut-être quelque chose comme un grand peuple.”, a été un tournant dans la façon dont les Québécois se sont perçus. René Lévesque était un créateur de fierté. […] Avec Jacques Parizeau, il a mis en place ce qu’on a appelé le Québec Inc. Son gouvernement a redonné le contrôle de l’économie à des Québécois et il a permis le développement de toute une génération d’entrepreneurs et de fleurons québécois. »

Ainsi, avec Lévesque, tout le monde y trouve son compte. Comment expliquer une telle unanimité de l’ensemble de la classe politique, peu importe l’allégeance ? Comment Lévesque peut-il être encensé par la gauche et par des millionnaires ? Les marxistes se doivent de comprendre la place réelle que René Lévesque occupe dans l’histoire, au-delà de tous les mythes.

La petite bourgeoisie et la révolution

Contrairement à son futur collègue Jacques Parizeau, né dans une famille riche et n’ayant jamais caché ses origines bourgeoises, René Lévesque provient d’une famille petite-bourgeoise modeste de New Carlisle, en Gaspésie. Son père est avocat et après ses études classiques, Lévesque commence des études en droit également. Mais au début des années 1940, Lévesque abandonne ses études en droit pour se consacrer au journalisme. Après avoir agi comme correspondant pour les États-Unis durant la Deuxième Guerre mondiale (il affirme préférer cela à servir Sa Majesté le Roi !), Lévesque devient une vedette à l’antenne de Radio-Canada durant les années 50.

Lévesque connaît son ascension lors de la « Grande noirceur », soit la période de domination de Maurice Duplessis et son parti, l’Union nationale. Sous le conservateur Duplessis, l’Église joue le rôle de police morale contrôlant tous les aspects de la vie des gens, quiconque est accusé de communisme subit la répression, et les impérialistes ont le champ libre pour piller le Québec.

Dans ce contexte, Lévesque se met rapidement l’establishment à dos car il couvre les luttes des opprimés, ce qui en soit est vu comme un acte de défiance. Son biographe, Pierre Godin, raconte :

«  Son parti pris pour les plus démunis, que plusieurs collègues lui reprochent, est indéniable. Par exemple, il a bien sa petite idée sur la grève de Murdochville qu’une police liguée à la société Noranda tente de briser. Au pays de Maurice Duplessis, les conflits ouvriers sombrent vite dans l’odieux. À Point de mire [L’émission de Lévesque], avec ses bouts de films, ses cartes, ses interviews et ses jugements incisifs, le journaliste jette sur la grève une lumière brutale, mais vraie. Il montre des hommes dont les droits ont été bafoués et piétinés dans l’indifférence générale, des mineurs écrasés qui ne croient plus en rien. Chez lui, objectivité ne rime jamais avec neutralité, obséquiosité ou servilité, encore moins avec autocensure. »

Le maire de Montréal, Camilien Houde, va même jusqu’à affirmer en 1956 que « Tous les gauchistes sont à la télévision ». Lévesque est même soupçonné par la GRC d’être un communiste !

Le parcours de Lévesque est typique de celui de toute une couche d’intellectuels québécois de l’époque. De manière générale, les intellectuels petits-bourgeois se trouvent constamment sous la pression des deux classes fondamentales de la société : la classe ouvrière et la classe capitaliste. La petite bourgeoisie oscille constamment entre ces deux classes. Sous la pression des luttes de la classe ouvrière et des opprimés, des couches petites-bourgeoises deviennent inspirées, entrent dans la lutte révolutionnaire et se radicalisent. Fidel Castro – à qui Lévesque sera plus tard comparé – est un exemple extrême de ce phénomène. Fils de riches propriétaires terriens, il prend la tête d’une guérilla, se considérant comme un démocrate à la Thomas Jefferson (il nie alors être communiste). Mais Castro et ses guérilléros, sous la pression des masses ouvrières et paysannes cubaines et devant l’intransigeance des États-Unis, va jusqu’à renverser le capitalisme à Cuba.

Au Québec, l’essor de la classe ouvrière dans les années 50 pousse beaucoup d’intellectuels vers la gauche. Un autre journaliste célèbre entre dans l’opposition à Maurice Duplessis, et se fait même arrêter sur les piquets de la grève d’Asbestos de 1949 : nul autre que Pierre-Elliott Trudeau, futur ennemi numéro 1 de Lévesque. Gérard Pelletier, éventuellement rédacteur en chef de La Presse, fait partie des intellectuels en vue des années 50 et 60. Ceux-ci sont les bons amis de Jean Marchand, président de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (la future CSN) et fréquentent Michel Chartrand, le célèbre dirigeant syndical.

Inspirés par les luttes ouvrières comme Asbestos en 1949, Louiseville et Dupuis Frères en 1952, Murdochville en 1957, les intellectuels, avocats, journalistes et professeurs entrent en opposition ouverte au régime de Maurice Duplessis, l’Union nationale et l’impérialisme américain et anglo-canadien qu’ils servent. Les intellectuels petits-bourgeois sont bien au fait de l’arriération économique et sociale du Québec maintenue par l’Union nationale, et souhaitent moderniser la province et l’entraîner dans le 20e siècle. La classe ouvrière et la petite bourgeoisie québécoise marchent dans la même direction dans la lutte contre le régime duplessiste.

Quand nous disons que les couches petites-bourgeoises sont poussées en avant et inspirées par les luttes ouvrières, ce n’est pas qu’une remarque générale. Un exemple spécifique, c’est la grève des 74 réalisateurs de Radio-Canada de 1958-1959. René Lévesque est l’une des figures publiques de la grève.

Ce qui au départ ne devait être qu’un débrayage de quelques jours pour réclamer la syndicalisation des réalisateurs devient un conflit de presque dix semaines. Pratiquant une profession non syndiquée et typiquement petite-bourgeoise (les réalisateurs sont alors considérés comme des cadres), les réalisateurs tiennent le coup et mènent une lutte héroïque grâce à l’appui des salariés de la société d’État. En effet, les 1500 employés de Radio-Canada viennent donner un énorme élan à la grève lorsqu’ils refusent de franchir les piquets, ce qui paralyse ses activités.

Lévesque sera même arrêté lors d’un assaut violent de la police sur une manifestation d’appui aux grévistes. Le conflit, entamé le 28 décembre, ne se termine que le 7 mars 1959, par la conquête de la syndicalisation par les réalisateurs.

Cette grève marque l’histoire du mouvement nationaliste québécois. Les tensions nationales sont exacerbées par le fait que la direction est majoritairement anglophone (tout comme les capitalistes dans le secteur privé). De plus, au lieu d’appeler à la solidarité, les dirigeants syndicaux anglophones des fédérations plus larges appellent leurs membres à aller au travail – et donc de briser la grève. L’indifférence du gouvernement fédéral suscite également la colère. Lévesque laisse entendre, dans son autobiographie, quel impact celle-ci a eu sur son parcours idéologique :

« Plusieurs centaines d’entre nous, voyant le conflit s’installer dans la morne routine des dialogues de sourds, avions décidé d’aller plaider notre cause à Ottawa. Notre délégation eut l’honneur d’être reçue par le ministre du Travail, Michael Starr, et la surprise de constater que la paralysie de tout le réseau français, c’était pour lui quelque chose qui se passait sur la planète Mars. »

L’année suivante, Lévesque quitte pour d’autres cieux : « J’ai fini d’être l’esclave de Radio-Canada. Je compte bien à l’avenir m’orienter comme bon me semblera dans de nouvelles directions… » Bien sûr, la petite bourgeoisie, due à sa position dans la société, souhaite faire ce qu’elle veut sans contrainte. Mais le capitalisme n’offre rien de tel. Couper les ponts avec le mouvement ouvrier mène Lévesque inévitablement à graviter vers la bourgeoisie.

C’est donc ainsi que prend fin le bref passage dans le syndicalisme combatif de René Lévesque. Il se joint au Parti libéral du Québec à l’aube de l’élection de 1960.

De journaliste et leader de grève à candidat-vedette aux élections, Lévesque entame son ascension vers l’establishment.

La petite bourgeoisie au pouvoir

Les années 40-50 sont la période d’éveil de la conscience nationale québécoise moderne. Cela coïncide avec la montée de la classe ouvrière, majoritairement francophone et exploitée par des patrons majoritairement anglophones. Tandis que Lévesque se joint aux libéraux, les travailleurs discutent de fonder leur propre parti.

Au cours des années 50 et au début des années 60, la question d’une action politique indépendante des travailleurs est ouvertement posée au Québec, et au Canada également. Les syndicats se prononcent en faveur d’un parti ouvrier, dont la FTQ au Québec. Le NPD est officiellement mis sur pied en 1961 après quelques années de préparation. Malheureusement, l’anglo-chauvinisme et la vénération réformiste de la Confédération canadienne des dirigeants syndicaux anglo-canadiens renforcent le sentiment nationaliste chez certains des militants au Québec et mènent à une scission sur des lignes nationales. La version québécoise du NPD, le Parti socialiste du Québec, n’obtient pas l’appui des syndicats et ne réussit aucune percée, avant de se dissoudre dans l’indifférence générale en 1968.

Dans ce vide, la petite bourgeoisie réunie au sein du Parti libéral de Jean Lesage prend la tête du mouvement de libération nationale. Le parti s’empare du pouvoir le 22 juin 1960, mettant fin à plus de 15 ans de règne pour l’Union nationale.

Après la mort de Duplessis et la victoire libérale, un vent de fraîcheur souffle sur le Québec. L’étouffant régime unioniste cède la place à un gouvernement qui prétend être du bord des travailleurs. Les libéraux se présentent ouvertement comme une rupture avec le statu quo sous le slogan « Il faut que ça change ». René Lévesque fait partie du gouvernement comme ministre des Ressources hydrauliques.

Le moment phare du régime Lesage est certainement l’élection anticipée de 1962. C’est René Lévesque qui réussit à surmonter l’opposition de son propre parti afin de proposer la nationalisation de l’hydroélectricité. Pour confirmer l’appui populaire au projet, le PLQ déclenche une élection en 1962, pratiquement un référendum sur la nationalisation, sous le fameux slogan « Maîtres chez nous ». Le parti reçoit l’appui enthousiaste d’une grande majorité des travailleurs du Québec.

Au cours de cette période, René Lévesque est considéré comme une sérieuse menace par la bourgeoisie anglo-impérialiste. Il est même surnommé le « Fidel Castro du Québec » par la presse réactionnaire anglophone et l’Union nationale. Lui et Eric Kierans, un autre ministre libéral, seront surnommés les « jumeaux socialistes ».

Sans surprise, contrairement à Fidel Castro, dont les mesures de nationalisation mènent à l’abolition du capitalisme à Cuba, les mesures du Parti libéral ont un tout autre objectif en tête. Ce n’est pas si surprenant quand on pense au fait que Kierans était surnommé le « millionnaire socialiste » !

Les mesures même les plus audacieuses respectent le cadre du système capitaliste et ne bousculent pas trop les élites. La nationalisation de l’hydroélectricité pilotée par Lévesque vise d’abord à offrir de l’électricité à bas prix afin de stimuler le développement de l’entreprise privée, notamment en région. De même, le terme « nationalisation » est trompeur : le gouvernement québécois achète aux 11 entreprises privées d’hydroélectricité leurs actions au coût total de 604 millions de dollars. Trois cents millions sont financés par des obligations vendues sur les marchés américains – une manière bien ironique de parvenir à devenir « maîtres chez nous » !

Plutôt qu’une expropriation des riches, c’est une mesure de type « capitalisme d’État », où le reste de l’économie demeure dans des mains privées, et où l’entreprise est gérée essentiellement comme une entreprise privée. La nationalisation était présentée en ces termes par Lesage :

« Non seulement la nationalisation de l’électricité n’est pas le début d’une campagne de socialisation générale à travers le Québec, mais je dirais même que la nationalisation est une condition essentielle à l’essor de l’entreprise privée de la Province. »

René Lévesque, quant à lui, explique dans ses mémoires : « [L]e contrôle d’un aussi vaste secteur d’activité, essentiel au développement de chacune de nos régions, ne constituerait-il pas une véritable école de compétence, cette pépinière de constructeurs et d’administrateurs dont nous avions si cruellement besoin ? »

La vision de René Lévesque transparaît ici. Son objectif a toujours été de créer un capitalisme proprement québécois ayant sa place à la table des grands. Et c’est pourquoi il est célébré aujourd’hui par des millionnaires comme Legault.

Les libéraux mettent également sur pied en 1962 la Société générale de financement (SGF). Cette société d’État vise à réunir des fonds pour financer des entreprises québécoises et réduire la dépendance du Québec aux capitaux étrangers. Puis, en 1965, la Caisse de dépôt et placement est créée afin d’investir les sommes colossales rassemblées par le Régime des rentes du Québec et les autres comptes du gouvernement du Québec. En achetant massivement des obligations du gouvernement du Québec, elle permet de réduire la domination des banques étrangères. La bourgeoisie québécoise naissante était trop faible pour confronter l’impérialisme seule. L’État québécois allait donc être utilisé pour stimuler son développement et limiter la place des capitaux étrangers dans le marché financier québécois. Il est donc clair que pour la petite bourgeoisie québécoise, « Maîtres chez nous » ne signifiait pas que tous les Québécois deviendraient les maîtres, mais qu’ils remplaceraient simplement eux-mêmes les anglo-impérialistes.

Les principales mesures du gouvernement Lesage-Lévesque ont effectivement eu pour effet de jeter les bases pour la formation d’une bourgeoisie québécoise. Lesage l’expliquait ainsi avant son arrivée au pouvoir :

« Ce que je propose face au capital étranger […] c’est une politique éclairée en vertu de laquelle nous traiterions avec les exploitants en toute lucidité, d’hommes d’affaires à hommes d’affaires, prêts à négocier pour l’avantage des deux parties. »

Les réformes des années 1960-1966 avaient été rendues possibles par plusieurs facteurs. D’abord, le monde occidental connaît un boom économique sans précédent dans l’histoire. Le boom permet à la bourgeoisie de faire des concessions aux travailleurs. De plus, les années d’après-guerre voient une vague de militantisme ouvrier partout en Occident qui force la classe dirigeante à améliorer le sort des travailleurs, sous la menace d’une radicalisation encore plus grande. Au Québec, les luttes combatives des années 50 inspirent les couches de la petite bourgeoisie à tenir tête à Duplessis et les impérialistes anglophones et travailler à faire entrer le Québec dans l’ère moderne.

Il n’y a aucun doute que la nationalisation de l’hydroélectricité, en particulier, était populaire auprès de la classe ouvrière. En effet, bien que la mesure visait à aider le développement du capitalisme au Québec, elle a aussi permis de réduire les coûts de l’électricité pour tous les Québécois. En période d’éveil national, le symbolisme de la nationalisation était fort, et aide à comprendre le mythe nationaliste créé autour de René Lévesque.

Québec solidaire, le Parti libéral, le Parti québécois, la CAQ : tous regardent le gouvernement de Jean Lesage comme un modèle, et la nationalisation de l’hydroélectricité de Lévesque comme une preuve de grande audace politique. Dans le contexte d’un Québec dominé par l’impérialisme, la nationalisation de l’hydroélectricité était certainement une mesure audacieuse. Il ne fait aucun doute qu’en poussant pour la nationalisation de l’hydroélectricité, Lévesque a joué un rôle clé dans la formation du « modèle québécois », et aussi ultimement dans la formation d’une bourgeoisie proprement québécoise, le fameux « Québec Inc. » Mais l’unité relative derrière la Révolution tranquille ne pouvait pas durer éternellement.

Le PQ et la lutte des classes

La Révolution tranquille n’a de tranquille que le nom. Loin d’être une période de simples réformes venues d’en haut, les années 60 et début 70 sont riches en luttes de classe féroces.

Les réformes libérales sont incomplètes et les travailleurs forcent le parti à répondre à leurs attentes. Les travailleurs ont dû forcer les libéraux à mettre en œuvre un Code du travail en 1964 qui inscrit dans la loi le droit de grève pour presque tous les employés du secteur public.

Le Parti libéral du Québec avait toujours été un parti de l’establishment. Mais sous la pression des luttes ouvrières, il est venu à prendre le pouvoir en 1960 sous une plateforme de réformes et de modernisation ambitieuse. Le parti est toutefois rapidement redevenu une voix « raisonnable » du statu quo dès le milieu des années 60. Ils avaient lancé le slogan « Maîtres chez nous » et uni les travailleurs derrière eux. Mais cette unité se désagrège. Les libéraux ont, à toutes fins pratiques, créé un État capitaliste québécois moderne, mais les travailleurs veulent aller plus loin. Vers la fin du mandat des libéraux en 1966, le nombre de conflits de travail monte en flèche, notamment chez les travailleurs du secteur public, forts de leur droit de grève nouvellement acquis.

La défaite des libéraux aux élections de 1966 et le retour de l’Union nationale au pouvoir sont un choc politique, et correspondent également à une crise économique, au retour de l’inflation et du chômage. La Révolution tranquille est dans l’impasse. La crise se reflète dans toutes les classes et dans tous les partis.

Le mouvement indépendantiste sort de la marginalité au cours de cette période. La possibilité de l’indépendance est même soulevée de la droite par l’Union nationale de Daniel Johnson, qui publie son livre Égalité ou indépendance en 1965. Au Parti libéral, c’est René Lévesque qui mène la fronde.

En 1967, Lévesque propose ouvertement la formule de « souveraineté-association » : l’idée d’un partenariat renouvelé entre le Québec et le Canada, où le Québec deviendrait un pays souverain, mais avec des institutions communes avec le Canada. En octobre de cette année-là, il quitte en grande pompe le Parti libéral, et fonde le Mouvement souveraineté-association. En octobre 1968, celui-ci devient le Parti québécois.

Le PQ de Lévesque est souvent présenté comme la continuation logique de la Révolution tranquille. Mais cette vision simpliste masque les conflits de classe qui marquent toute cette période.

Dans le mouvement ouvrier, la fin des années 60 et le début des années 70 est une période de radicalisation. La question du socialisme et de la création d’un parti ouvrier est ouvertement discutée dans les syndicats. Ce processus de radicalisation culmine avec la grève générale révolutionnaire de 1972. Le député libéral Jean Cournoyer explique cette dynamique ainsi : «  Cela ne me surprend pas. On aurait pu le prédire il y a cinq ans. Le mouvement nationaliste était mûr pour acquérir un caractère de classe. »

Mais le PQ, lui, va en sens contraire de ce processus. Tandis que le mouvement ouvrier se dirige généralement vers une rupture avec la classe dirigeante, les politiciens bourgeois et petits-bourgeois du PQ tentent de reforger cette unité en mettant la souveraineté de l’avant.

Le PQ, après tout, était une fusion du MSA de Lévesque et du Ralliement national, un petit parti nationaliste de droite. Lévesque n’avait d’ailleurs jamais voulu s’associer ou fusionner avec les indépendantistes du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), qu’il considérait trop radical – et encore moins s’associer au mouvement syndical. Lors de la grève révolutionnaire du Front commun de 1972, René Lévesque affirmait qu’il «  aimerait mieux vivre dans une république bananière d’Amérique du Sud plutôt que dans un Québec dominé par les délires des syndicats.  » Une fois au pouvoir, il invitait les révolutionnaires à quitter son parti.

Tandis que les travailleurs cherchent des solutions de classe à l’impasse de la Révolution tranquille, le PQ travaille à créer une large coalition de toutes les classes du Québec en vue de faire la souveraineté. Alors que le mouvement ouvrier devient de plus en plus révolutionnaire, Lévesque parle de faire « l’indépendance tranquille ». Lévesque présente la souveraineté-association ainsi : « À la simplicité des lignes maîtresses s’ajoutait cet autre avantage paradoxal : loin d’être révolutionnaire, l’idée était presque banale. »

Dans les années 1950 et 1960, le mouvement de libération nationale du Québec a été propulsé par la lutte des travailleurs contre l’impérialisme. Le mouvement avait un caractère de classe ; les travailleurs francophones contre l’impérialisme anglophone. Les conclusions ouvertement anticapitalistes auxquelles en était arrivé le mouvement ouvrier à la fin des années 60 et au début des années 70 étaient la conséquence logique de ce processus.

René Lévesque et le PQ, quant à eux, voulaient mettre l’enjeu de la souveraineté du Québec à l’avant-plan en reléguant tout le reste à un futur indéterminé. Le PQ a été l’outil idéal pour éteindre l’élan révolutionnaire du mouvement ouvrier au nom du projet de souveraineté. Malheureusement, la plupart des dirigeants syndicaux de l’époque appuient le PQ et lui permettent de coopter le mouvement syndical. Parmi les cas notables se trouvent l’ex-dirigeant du FLQ Pierre Vallières et le RIN, qui s’est dissout pour rejoindre le PQ. Après la défaite de la grève générale de 1972, la plupart des directions syndicales ont poussé pour appuyer le PQ. Nous payons encore pour ces erreurs aujourd’hui.

Paix des classes

En l’absence d’un parti des travailleurs, le PQ surfe sur la vague de mécontentement et prend le pouvoir le 15 novembre 1976 pour la première fois. Le choc est immense. René Lévesque est perçu comme l’ennemi du statu quo avec son plan de réaliser la souveraineté-association, et donc d’en finir avec le Canada tel qu’on le connaît.

Lévesque lors de la première victoire du PQ le 15 novembre 1976.
Crédit : L’agenda indépendantiste

Le PQ avait toujours tenté de maintenir la sympathie de la classe ouvrière, Lévesque parlant de son « préjugé favorable envers les travailleurs ». Mais le parti a toujours maintenu une distance entre le mouvement syndical et lui. En 1972, Lévesque fait la résolution suivante au congrès du PQ : « Avec les syndiqués et leurs organismes, nous partageons un objectif fondamental qui est celui de changer et d’humaniser la situation sociale et économique. […] Mais il ne faut jamais perdre de vue […] que nos échéances ne sont pas les mêmes, nos moyens non plus, que leur démarche est essentiellement revendicatrice si la nôtre est essentiellement persuasive […] » Le PQ et Lévesque n’ont jamais voulu être associés directement au mouvement syndical. En réalité, le PQ joue plutôt le rôle d’éteignoir de l’énorme mouvement de masse qui secoue le Québec depuis la fin des années 60.

Une fois au pouvoir, la première tâche que se pose Lévesque est de rassurer les capitalistes. Son premier budget, en avril 1977, est un budget d’austérité. Dans son livre René Lévesque and the Parti québécois in power, Graham Fraser explique : « Sa vraie audience [à Parizeau, ministre des Finances] était à Wall Street, et il fut acclamé là où il en avait le plus besoin. Le qualifiant de “retenu” et “discipliné”, les investisseurs étaient satisfaits […] Cinq mois plus tard, Parizeau put apprécier le résultat : le Québec garda sa cote de crédit AA à Wall Street. »

Tout en présentant ce « budget de banquier » visant à satisfaire les capitalistes, le PQ s’assure de garder son image de parti de toutes les classes. En mai 1977, le parti organise un premier « sommet économique » avec des représentants des patrons, des syndicats et du gouvernement. Ce « dialogue » entre les différents « acteurs » de la société est la marque de commerce des figures petites-bourgeoises. La petite bourgeoisie est allergique à la notion de « classe », et croit qu’il suffit de « se parler » pour trouver les intérêts communs de « la société ». René Lévesque est l’incarnation de cet idéal. Mais Lévesque allait démontrer par ses actions qu’une formation petite-bourgeoise, une fois au pouvoir, est forcée de choisir entre les intérêts des travailleurs et ceux des patrons.

Lors de ce sommet, Lévesque envoie le message clair qu’il n’est pas attaché au mouvement syndical. Devant les protestations des dirigeants de la CSN et de la CEQ face au budget péquiste, Lévesque les traite de « Cassandres professionnelles qui se tuent à prédire que l’apocalypse est pour demain matin si le système économique en entier n’est pas immédiatement aboli ».

Ainsi, Lévesque garde une distance vis-à-vis des travailleurs. Cependant, en vue du référendum de 1980, le PQ est forcé de faire des concessions pour gagner l’appui des syndicats. Le salaire minimum est haussé, la célèbre loi anti-briseurs de grève est adoptée.

Lévesque n’est pas particulièrement heureux de cette pression du mouvement syndical. Il commente ainsi le fait que les syndicats demandaient des augmentations de 30% : «  Mais ce n’était pas encore la crise et les appétits demeuraient illimités, de même que le cynisme avec lequel on s’était habitué à prendre les citoyens en otages. Çà et là, on fermait des hôpitaux, le transport en commun était paralysé à Montréal. De nouveau, il fallut acheter la paix au prix fort, moins ruineux tout de même qu’à la fin des rondes précédentes.  »

«  Acheter la paix » avec les syndicats était nécessaire pour les amener à soutenir le OUI au référendum. Nous avons analysé ailleurs ce référendum. Suffit de souligner ici qu’il ne s’agissait même pas de l’indépendance ou de la libération nationale. Lévesque demandait la confiance des Québécois pour négocier avec les bureaucrates d’Ottawa un nouveau partenariat entre le Québec et le Canada. Le PQ insistait durant la campagne que rien ne changerait au lendemain du vote ; que c’était un mandat pour la « négociation », et non pour « l’action  ». Malheureusement, les dirigeants syndicaux ont accroché le mouvement au carrosse du PQ et l’ont suivi dans son projet de souveraineté « tranquille », au lieu de se battre pour leurs propres intérêts par les méthodes de la lutte de classe.

Le « boucher de New Carlisle »

La caractéristique fondamentale de la petite bourgeoisie et des politiciens petits-bourgeois est l’hésitation, les zigzags et les politiques contradictoires. Comme ils se retrouvent coincés entre les classes fondamentales de la société, soit la classe capitaliste et les travailleurs, ils ont tendance à refléter tantôt la pression de l’une, tantôt la pression de l’autre. Elle peut parfois agir avec audace et implanter des politiques visant à satisfaire les travailleurs, mais sous le capitalisme, une fois au pouvoir, ces couches doivent choisir un camp, et finissent presque toujours par plier sous la pression des capitalistes et par implanter des politiques anti-ouvrières.

Après la défaite du référendum, le PQ sous Lévesque opère un dramatique virage à droite. Des anciens de l’Union nationale prennent une place grandissante dans le parti. Au cours de la campagne électorale de 1981, Lévesque et le PQ font appel au conservatisme pour se maintenir au pouvoir. C’est le retour aux thèmes de Duplessis : autonomie pour le Québec, développement économique, famille. Le PQ promet des impôts plus élevés pour les femmes travailleuses, et promet des bourses de 10 000 dollars pour les femmes qui choisissent de demeurer au foyer !

Ce virage conservateur correspond à une profonde crise économique. Deux mois après la victoire de 1981, René Lévesque affirme : «  Le temps des croissances tous azimuts est révolu. […] Comme toutes les sociétés, sans exception, le Québec est désormais confronté à des limites[…] auxquelles il est absolument impossible d’échapper. » La petite bourgeoisie au pouvoir est forcée d’accepter les limites du système capitaliste.

Le pays entre en récession en 1981-1982, et le Québec est particulièrement touché. Devant un énorme trou dans les finances publiques, Lévesque impose une diminution de salaire de 20% pour trois mois à tous les employés de l’État, devant s’appliquer de janvier à mars 1983. Il impose de nouvelles conventions collectives à ces travailleurs et leur retire leur droit de grève.

Manifestation du 15 février 1983 contre le Parti québécois.

Les enseignants défient la loi et entrent en grève en février 1983. Lévesque réplique avec l’artillerie lourde : la loi 111, surnommée « loi matraque », impose à tout travailleur qui poursuit la grève un congédiement sans droit de recours ou d’appel, une perte de salaire et d’ancienneté, et contient une clause qui suspend l’application de la Charte des droits de la personne du Québec et de la Charte canadienne des droits et libertés. C’est ce qui vaut à René Lévesque le surnom de « boucher de New Carlisle ». Près de 40 ans plus tard, ces lois sont toujours parmi les plus répressives de l’histoire du Québec.

Pour une appréciation honnête de René Lévesque

La gauche et le mouvement ouvrier souffrent d’une certaine amnésie quand vient le temps d’apprécier le personnage René Lévesque. Cette période de sa carrière politique où son gouvernement a vicieusement attaqué les travailleurs n’est presque jamais mentionnée. Pourtant, il s’agit d’un maillon essentiel de l’histoire de notre mouvement et de la carrière de Lévesque.

Bien que le PQ et Lévesque n’étaient pas des représentations politiques de la classe ouvrière et n’ont jamais prétendu l’être, ils se trouvaient certainement sous la pression de la classe ouvrière qui attendait des solutions. Ce que nous pouvons dire de René Lévesque est que, de manière similaire à bien des politiciens petits-bourgeois dans le monde, il pensait sérieusement pouvoir concilier les différentes classes tel un arbitre. Mais le système capitaliste n’offre pas cette possibilité – ou du moins, lorsque des concessions à la classe ouvrière sont possibles, elles ne peuvent durer longtemps. Dans ses mémoires, René Lévesque décrit ainsi la crise de 1981-1983 : « Si je ne m’abuse, notre gouvernement fut le premier à prendre ainsi le taureau par les cornes. Non pas que nous fussions plus perspicaces que d’autres, tout bonnement nous n’avions pas le choix. »

Lévesque exprime bien ici l’étroitesse du réformisme. Sans une perspective de renversement du capitalisme lui-même, en période de crise, il n’y a pas d’autre choix que d’attaquer les travailleurs. Même les réformistes les plus sincères doivent se plier à cette nécessité.

La carrière politique de Lévesque entre à ce moment en déclin irréversible. Le parti perd les deux tiers de ses membres entre février 1982 et février 1985. Comme si ce n’était pas assez de virer loin à droite, Lévesque va même jusqu’à proposer de mettre la souveraineté en veilleuse et de tenter de renouveler le fédéralisme via des négociations avec le gouvernement fédéral conservateur de Brian Mulroney. Ce tournant, surnommé le « beau risque », provoque une crise au PQ et des démissions massives, dont Jacques Parizeau lui-même, au sein du cabinet du parti à l’automne 1984. En janvier 1985, lors d’un congrès spécial du PQ où le « beau risque » est adopté, Lévesque affirme : « Ce n’est pas pour rien que depuis le début, il y a 17 ans, nous avons évoqué non seulement les États associés, mais même, si vous vous en rappelez, une sorte de nouvelle Communauté canadienne. »

La boucle est bouclée. Ayant réussi à entraîner le mouvement syndical dans son projet de souveraineté et à mettre le couvercle sur les luttes radicales des années 70, Lévesque laisse maintenant de côté la souveraineté elle-même au profit d’une négociation du statu quo avec les conservateurs fédéraux. Le 20 juin 1985, un Lévesque épuisé démissionne, peu de temps avant que le PQ soit écrasé aux élections plus tard cette même année.

Il ne fait aucun doute qu’encore aujourd’hui, Lévesque jouit d’une grande popularité dans la population en général. Personnage charismatique, il incarne aux yeux de milliers de Québécois l’éveil national des années 60 et 70. Mais au-delà de l’attrait du personnage, il faut regarder l’ensemble de son œuvre.

La trajectoire politique de René Lévesque est une leçon historique sur les limites de la collaboration de classe. En période de boom, et sous la pression de la classe ouvrière, des concessions sont possibles et parfois nécessaires pour la classe dirigeante, afin d’acheter la paix avec les travailleurs, dans l’intérêt du système capitaliste lui-même. Mais toutes les choses ont leurs limites. Partout en Occident, les années 80 ont été une période de recul. L’État-providence construit dans la période d’après-guerre a été attaqué de toutes parts dans chaque pays. Le Québec n’y a pas échappé. N’ayant aucune perspective de renverser le capitalisme, René Lévesque et le PQ ont dû faire payer la note aux travailleurs et sortir l’artillerie lourde des lois spéciales pour les écraser.

Lévesque personnifie la petite bourgeoisie au pouvoir. Une fois au pouvoir, une figure ou un parti petit-bourgeois subit la pression de servir la classe capitaliste, et répond habituellement en s’insclinant devant le maître. Le processus s’est poursuivi ensuite, et le PQ a fini par devenir un parti ouvertement bourgeois. Cette transformation est devenue claire aux yeux de tous avec l’arrivée du milliardaire Pierre-Karl Péladeau, le magnat de Québecor, comme dirigeant du parti en 2015. Bien que son séjour fut bref, une telle chose serait impensable même dans le plus dégénéré des partis ouvriers.

Avec l’échec de deux référendums, le mouvement nationaliste a lentement glissé vers un nationalisme identitaire rétrograde qui s’en prend aux immigrants et aux minorités. La libération nationale du Québec n’est pas près d’être accomplie. La gauche et le mouvement syndical doivent, encore une fois, regarder l’ensemble de l’œuvre. Le projet péquiste de souveraineté a coupé court à l’essor de la classe ouvrière dans les années 60 et 70. Plutôt que de suivre la vague, il aurait fallu créer un parti de la classe ouvrière séparé des fédéralistes libéraux et des nationalistes du PQ. Nous payons encore de cette erreur aujourd’hui.

Cent ans après sa naissance, 35 ans après son décès soudain le 1er novembre 1987, René Lévesque est célébré par la classe politique au grand complet. Encore aujourd’hui, une mythologie enveloppe le premier gouvernement péquiste au sein de la gauche. Il y a quelques années, Amir Khadir, alors député et porte-parole de QS, affirmait : «  Le gouvernement péquiste de 1976 était un gouvernement relativement social-démocrate qui, pour l’essentiel, n’est pas tellement loin de ce que l’on propose aujourd’hui.  » C’est là une erreur.

Ce gouvernement en était un qui jouait les équilibristes entre la classe capitaliste et la classe ouvrière. Tout gouvernement de gauche qui prend le pouvoir aujourd’hui ferait face à la même situation. La gauche ne devrait pas tenter de ressusciter cette stratégie vouée à l’échec, mais devrait plutôt expliquer l’impossibilité de réconcilier les intérêts de classes irréconciliables. Un futur gouvernement de QS aura, tôt ou tard, à faire face aux mêmes choix que le PQ : faire payer les patrons, ou attaquer la classe ouvrière. Toute l’histoire de la social-démocratie au pouvoir le démontre.

Les mythes sont tenaces. Mais la gauche québécoise doit regarder en face l’entièreté de la carrière de René Lévesque. Pour que la gauche et le mouvement ouvrier évitent de répéter l’expérience du PQ de 1976-1985, il faut tirer toutes les leçons de cette période.

Aujourd’hui, l’idée de concilier les intérêts des patrons et des travailleurs de la nation est plus que jamais éloignée de la réalité. Si cela n’était pas possible dans les années 80, ce l’est encore moins en cette époque où presque tous les voyants économiques tournent au rouge, avec une combinaison d’inflation galopante, de spéculation effrénée, de bulle immobilière, d’endettement record des États et des ménages, de bouleversement des chaînes d’approvisionnement et de récession prévue. Le capitalisme est en crise, et quelqu’un doit payer. Les capitalistes veulent que les travailleurs paient pour la crise de leur système, et ceux-ci voient leurs conditions de vie diminuer. Impossible de réconcilier les intérêts des patrons et des travailleurs dans de telles conditions.

Cela nous amène à la question de l’indépendance du Québec. Nous entendons souvent que les pouvoirs étant centralisés à Ottawa, cela rend le Québec incapable d’implanter des réformes progressistes. Le sous-entendu est que l’indépendance, en soi, serait un pas en avant pour y arriver. Un exemple de cette tendance, c’est l’opinion que René Lévesque avait du célèbre manifeste Ne comptons que sur nos propres moyens et du texte Il n’y a plus d’avenir dans le système économique actuel, publiés par la CSN en 1971. Ces documents appelaient à la construction d’une société socialiste et expliquaient notamment en quoi un capitalisme québécois ne serait pas une solution. Voici ce que Lévesque avait à en dire :

«  À mon avis, (…) il y a deux grosses lacunes dans ces deux documents. Nulle part dans ces documents on ne parle de l’indépendance comme prérequis. Je m’excuse, mais on a vu dans les provinces de l’Ouest des gouvernements à tendances socialistes, incapables de réaliser les réformes socio-économiques contenues dans leur programme, faute d’avoir les instruments nécessaires, les pouvoirs se trouvant centralisés à Ottawa. À mon avis, il est donc nécessaire de se mettre au monde avant de choisir ce qu’on sera plus tard. »

Cet argument est encore bien présent au sein de la gauche québécoise. Mais la question se pose : qu’est-ce qui serait différent dans un Québec indépendant capitaliste ? En réalité, au Québec, le plus grand obstacle aux luttes des travailleurs et à l’implantation de mesures qui améliorent leur sort et celui des opprimés est le « Québec Inc », le Conseil du Patronat, les Péladeau et Desmarais de ce monde. Ce sont eux qui ont poussé pour une vague d’austérité des années 80-90 à aujourd’hui. Quiconque considère l’indépendance comme un « prérequis » doit expliquer pourquoi il préfère les capitalistes québécois aux capitalistes anglo-canadiens.

La force du manifeste de la CSN, que Lévesque critique spécifiquement, était d’expliquer que c’est le système capitaliste qui se trouve à la racine de l’oppression continue des Québécois et de l’exploitation des travailleurs du Québec, et non le fédéralisme en tant que tel, comme le montre ce passage :

«  Pour [la bourgeoisie canadienne-française], le problème ce n’est pas le capitalisme, c’est le fait que les capitalistes soient américains ou canadiens-anglais. Ces gens-là se disent donc : faisons en sorte que les décisions soient prises au Québec […].

[…] En résumé, la grande illusion que veulent entretenir les tenants de la thèse d’un Québec capitaliste indépendant est celle qui consiste à affirmer qu’il est possible de civiliser le capital étranger en imposant des limites à son action […]. Mais où est l’intérêt des travailleurs dans ce jeu de la concurrence : que ce soit du capitalisme privé ou du capitalisme d’État, le sort des travailleurs québécois n’en demeurera pas moins lié au régime capitaliste qui perpétuera l’exploitation de leur force de travail. »

Le manifeste pointait vers une solution révolutionnaire et socialiste de la question nationale québécoise, plutôt que vers une unité avec nos capitalistes et les nationalistes petits-bourgeois. Le mouvement ouvrier de l’époque luttait pour ses intérêts propres et en venait à réaliser la nécessité de lutter contre le capitalisme lui-même et pour le socialisme, ainsi que pour une véritable libération nationale implicite dans cette lutte.

Voilà ce qu’il nous faut aujourd’hui. Le mouvement ouvrier a besoin de sa propre voix, de son propre parti et de suivre sa propre voie indépendante. Nous devrions rejeter toute collaboration de classe au nom de « l’unité » derrière la souveraineté, ce qui était la route tracée par Lévesque. L’idée de mettre l’indépendance au premier plan et d’unir les « forces souverainistes » a constamment mené à diluer des revendications socialistes ou ouvrières afin de favoriser l’unité avec des éléments bourgeois ou petits-bourgeois. Cette perspective a mené à la défaite des travailleurs par le passé, et mènerait à des défaites aujourd’hui.

Nous sommes entrés dans la crise la plus profonde de l’histoire du capitalisme. De grandes luttes de classe pointent à l’horizon. Le mouvement ouvrier et la gauche doivent mettre le socialisme de l’avant et unir la classe ouvrière derrière ce programme. Cela signifie ultimement que nous devons rejeter la tradition politique personnifiée par René Lévesque. Lui-même se tenait à distance de notre tradition et notre mouvement, et il n’y a aucune utilité à faire revivre ou célébrer l’approche de collaboration de classe qu’il défendait.

Il est temps que le mouvement ouvrier et la gauche aient une appréciation honnête de René Lévesque. Il faut comprendre notre histoire passée, nos défaites et nos victoires, afin de préparer les victoires du futur.

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