Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Le vrai vainqueur des élections turques est le nationalisme

Avec les élections turques, le nationalisme a triomphé au sein de l’électorat de Recep Tayyip Erdoğan de par l’orientation de la campagne de celui-ci, mais aussi grâce au soutien que lui ont apporté le parti d’extrême droite, le MHP, puis un autre candidat de cette mouvance, Sinan Oğan. À l’image de ses congénères de l’entre-deux guerres ou de notre époque, la révolution conservatrice turque se nourrit du ressentiment à l’encontre de l’Autre. L’actualité de la Turquie est indissociable de la nôtre.

Tiré du blogue de l’auteur.

Le vrai vainqueur des élections turques est le nationalisme. Il a triomphé au sein de l’électorat de Recep Tayyip Erdoğan de par l’orientation de la campagne de celui-ci, mais aussi grâce au soutien que lui ont apporté le parti d’extrême-droite, le MHP, puis un autre candidat de cette mouvance, Sinan Oğan, lors du second tour.

La sensibilité nationaliste s’est aussi imposée au cœur de la tentative de remontada du candidat unique de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, qui a cru nécessaire de se départir de son calme pour s’en prendre également avec violence aux réfugiés syriens qu’il s’engageait déjà à renvoyer « chez eux », comme si la Syrie de la bande à Assad pouvait incarner quelque douceur de foyer que ce soit.

Enfin, chose moins notée, un autre vainqueur du scrutin est le nationalisme kurde armé. Depuis une dizaine d’années le PKK entretient avec Recep Tayyip Erdoğan une fructueuse « inimitié complémentaire » par combats interposés, mais aussi au gré de négociations intermittentes entre son leader historique Abdullah Öcalan, condamné à la prison à vie, et les services secrets turcs. L’avantage partagé par les deux protagonistes de cette collaboration qui ne dit pas son nom est la légitimité qu’ils en tirent auprès de leurs partisans respectifs, et la « cornerisation », mutuellement bénéfique, du parti parlementaire kurde, régulièrement interdit, contraint de changer de nom années après années, et dont une bonne partie des élus sont sous les verrous, à l’instar de son leader Selahhatin Demirtaş. Promis au rôle de faiseur de rois, le HDP a été contraint de renoncer à présenter un candidat à la présidentielle pour éviter d’être dissout par une justice aux ordres, et d’endosser la dérive nationaliste de l’opposition à laquelle il s’était rallié.

Certes l’équité des scrutins présidentiel et législatif de 2023 est sujette à caution. Recep Tayyip Erdoğan contrôle les médias depuis deux décennies. Sur la chaîne publique TRT il a bénéficié de soixante fois plus de couverture que son rival Kemal Kılıçdaroğlu ! « Le système médiatique constitue un trucage massif des élections en privant les citoyens d’une délibération démocratique », estime le représentant de Reporters sans frontières. Depuis 2013 la répression s’est lourdement abattue sur l’opposition, la société civile, l’Université, l’école, la presse, la magistrature, les avocats, au prix d’emprisonnements, de licenciements, de mutations arbitraires, de spoliations, d’interdictions bancaires.

Par ailleurs l’AKP a su acheter, au sens propre du verbe, son électorat devenu de plus en plus dépendant de son système clientéliste dans un contexte de précarité croissante de l’emploi et d’appauvrissement, et vivant à crédit pour subvenir à ses besoins de consommation ou de logement. Cela fait des lustres que l’endettement faramineux des ménages fait de la « stabilité » un impératif majeur de leur survie, et un argument de poids pour Recep Tayyip Erdoğan.

Enfin les élections n’ont pas été aussi incontestables que les médias internationaux se sont empressés de l’entériner, au lendemain du premier tour, en prenant pour argent comptant les communiqués de l’agence officielle Anadolu. Les modalités d’établissement des listes électorales, de dépouillement des urnes, du transfert des résultats locaux dans le système informatique d’un Conseil supérieur des élections à la botte du pouvoir donnent lieu à de nombreux recours et contestations.

Il n’empêche que les élections, aussi problématiques qu’elles le furent, révèlent le basculement du pays dans une forme de « révolution conservatrice » dont se réclame d’ailleurs l’AKP, « conservateur » au niveau culturel et moral, mais « révolutionnaire » sur le plan politique. Depuis plus de vingt ans il incarne la revanche de la Turquie « noire » anatolienne, que l’exode rural a fait entrer dans les villes, sur la Turquie « blanche » des élites laïcistes, les « Mon chéri » que raille à l’envi Recep Tayyip Erdoğan. Ce en quoi son positionnement électoral est très proche de celui du PIS, garant des intérêts de la Pologne B, cette partie orientale du pays annexée par la Russie à la fin du 18e siècle, quand la Pologne A, alors mise sous domination prussienne, se montre plus libérale et pro-européenne.

A l’image de ses congénères de l’entre-deux guerres ou de notre époque, la révolution conservatrice turque se nourrit du ressentiment à l’encontre de l’Autre. D’abord des « étrangers du cru » (yerli yabancı) pour reprendre un oxymore en vogue chez les nationalistes : à savoir les minorités non musulmanes de nationalité turque et, par extension, les élites laïcistes. Ces dernières ne sont que les représentantes dégénérées et les agents de l’Occident. Recep Tayyip Erdoğan a surfé sans scrupule sur ce que l’on nomme en Turquie le « syndrome de Sèvres », par référence au traité de 1920 prévoyant le démantèlement territorial de ce qui restait de l’Empire ottoman, après la défaite de 1918, et dont le traité de Lausanne (1922) n’a nullement effacé le traumatisme. De ce point de vue Recep Tayyip Erdoğan est un remake de Mustafa Kemal. Il rejoue sans fin, sur un mode virtuel, la guerre de libération nationale de 1919-1922.

Les premières victimes de ce basculement de la Turquie dans un nationalisme obsidional et outrancier sont naturellement ses propres démocrates. Osman Kavala, combattant pacifique au service des exclus et du dialogue turco-kurdo-arménien, Hakan Altinay, responsable de l’Open Society, Selahhatin Demirtaş, le leader du HDP qui joue la carte du Parlement plutôt que celle des armes, en sont les figures les plus connues,
condamnées au terme de simulacres de procès, et en quelque sorte prisonniers personnels de Recep Tayyip Erdoğan. Au-delà de l’exemplarité de leurs cas, ce sont des dizaines de milliers de vies que ce dernier a brisées au mépris de l’état de droit. La manière dont, sitôt réélu, il a fait huer par ses partisans son rival malheureux ne laisse rien présager de bon. Déjà son supporteur, le blogueur franco-turc Davut Paşa, avertit : « Les kuffar et leurs alliés voulaient un printemps en Turquie. Au final, c’est Tayyip [qui] va faire un grand nettoyage de printemps dans le pays. Certains [ne] vont rien comprendre. D’autres ont compris et sont déjà en train de traverser la mer Egée ».

La seconde victime du scrutin est l’Europe. Force est de reconnaître qu’elle l’a bien cherché. Pendant des décennies elle a joué au poker menteur avec Ankara. Au fond elle aime la Turquie quand celle-ci est méchante : quand elle fait pour l’Europe le sale travail – la lutte contre le « communisme », c’est-à-dire la gauche, pendant la Guerre froide ; aujourd’hui l’endiguement des émigrés et des réfugiés – et ne peut donc prétendre entrer dans le club bien propre sur lui des démocraties libérales, un peu comme les patrons n’invitent pas à leur table les casseurs de grève et ne donnent pas leur fille à leurs subordonnés. La Turquie menaçante, c’est celle que les luttes démocratiques rendent progressivement respectable, au point que son adhésion à l’Union européenne devient envisageable.

Recep Tayyip Erdoğan a successivement incarné ces deux possibilités. Après avoir libéralisé le champ politique, y compris sur la question kurde, il a subitement tourné sa veste démocratique après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République française, qui rendait impossible toute progression des négociations avec Bruxelles. A quoi bon, dès lors, donner le change et poursuivre dans une voie délicate sans espoir d’aucun bénéfice ? A sa façon l’Union européenne a elle aussi voté en Turquie, en la snobant et en soufflant sur les braises de l’orgueil national et du traumatisme de Sèvres.

Son calcul a été politiquement crapuleux et stratégiquement inepte. Elle-même happée par une conception de plus en plus ethnoreligieuse de sa citoyenneté, sous la pression électorale de ses propres partis identitaristes, elle n’a eu de cesse de se poser la question du coût de l’adhésion de la Turquie, sans vouloir mesurer ses avantages. Surtout elle s’est interdite de s’interroger sur le coût de sa non adhésion dès lors que celle-ci serait de facto rejetée, aux antipodes de ce qui s’est produit avec la Suisse ou la Norvège, à l’initiative démocratique de ces deux pays. Pourtant le risque encouru était prévisible, et nous étions quelques-uns à l’avoir identifié : à savoir le développement d’une stratégie de « cavalier solitaire » (free rider), s’affranchissant progressivement de ses engagements multilatéraux et de ses alliances, faisant cause commune avec les pays du même acabit nationaliste – la Russie, l’Iran, Israël, la Chine – et frayant pour son propre compte en Méditerranée, dans le Caucase, en Afrique subsaharienne.

Nul besoin d’invoquer les mânes de l’Empire ottoman pour le comprendre. Recep Tayyip Erdoğan reprend le sillon de Mustafa Kemal et de ses successeurs, dans les contextes différents de l’entre-deux guerres, de la Seconde Guerre mondiale, puis de la Guerre froide. Simplement son style est plus tonitruant, et le système international d’alliances plus ou moins bipolaires a cédé la place à un jeu plus ouvert et dangereux de « cavaliers solitaires ».

Si l’on en croit les journalistes ayant couvert la campagne, l’affirmation de la fierté nationale, la prétention de Recep Tayyip Erdoğan de faire entrer la Turquie dans le peloton des dix premières puissances mondiales, sa capacité à tenir la dragée haute à l’OTAN et à l’Union européenne, la montée en puissance de son industrie militaire désormais à l’œuvre sur les champs de bataille en Ukraine, en Ethiopie et en Azerbaïdjan ont étayé le vote en faveur de la coalition sortante, et ce en dépit de la crise économique et monétaire qui frappe le pays et dont les errements du gouvernement portent une bonne part de la responsabilité.

François Mitterrand nous avait prévenu : « Le nationalisme, c’est la guerre ». Celle-ci est maintenant d’autant plus menaçante en Méditerranée orientale qu’au même moment, sur fond de contentieux territorial avec la Turquie, la Grèce a reconduit le bail de son Premier ministre conservateur sans lui donner les moyens de s’émanciper de l’extrême-droite, sous réserve des résultats du nouveau scrutin annoncé pour juillet. Les Balkans, quant à eux, sont loin d’avoir tourné la page des déchirements post-yougoslaves dont Moscou et Ankara sont parties prenantes. Sans même parler de la guerre d’Ukraine, des conflits du monde arabe et de l’affrontement arméno-azerbaïdjanais dans lesquels est impliquée la Turquie…

Deux leçons de sociologie politique s’imposent. D’une part, la révolution conservatrice contemporaine, à l’échelle planétaire, est bien « national-libérale ». Elle concilie le nationalisme souverainiste, le libéralisme économique et l’identitarisme culturel, dans cette logique de triangulation que j’ai exposée dans mon dernier ouvrage, L’Energie de l’Etat (La Découverte, 2022). D’autre part, nulle société n’en est préservée, ce que se refusent à admettre les critiques de ma dernière tribune, dans Le Temps du 8 mai, en récusant toute comparaison d’Emmanuel Macron et des démocraties « illibérales ». Or, il ne s’agit pas de gloser sur les intentions des uns et des autres, mais d’appréhender des logiques de situation politique.

Entretemps Les Républicains, en France, sont d’ailleurs sortis du bois avec leur proposition de loi anti-migratoire, abolissant l’une de leurs dernières différences par rapport au Rassemblement national, et le ministre de l’Intérieur Gérard Darmanin cherche à les rattraper. Emmanuel Macron sera aspiré dans ce trou noir qu’il a continué à creuser, sans doute faute de le comprendre – et nous avec lui.

Dans cette course à l’échalote identitaire la Turquie nous rappelle quel en est toujours le vainqueur. Son actualité est indissociable de la nôtre, car la révolution conservatrice sur le globe doit être comprise dans sa cohérence, sa systématicité triangulaire : intégration mondiale + universalisation de l’Etat-nation + identitarisme = globalisation national-libérale (19e-21e siècle). Vous avez aimé Poutine, Orbán, Trump et Netanyahou ? Vous adorerez le nouvel Erdoğan, et sans doute Macron ou la présidente qui lui succédera et se pourlèche déjà les babines, elle qui aime les chats : Marine Le Pen.

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