« Il y en a marre des révolutionnaires ! Tout le monde est révolutionnaire ceci, révolutionnaire cela, mais personne ne s’attelle à la tâche de gouverner la Libye ! », se plaint un avocat de Benghazi, un des pionniers du Conseil national de transition, qui avait cru que le renversement de Kadhafi suffirait à ouvrir une ère de paix et de prospérité. « Il y a des hommes en armes partout, mais pas de police ni d’armée. C’est comme si la révolution libyenne n’était pas terminée, alors que cela fait bientôt trois ans que Tripoli est tombé. » Nul ne pensait que créer un État en Libye serait chose facile après les quatre décennies de règne personnel et iconoclaste du « Guide », qui avait tout fait pour qu’il n’y ait aucune institution solide en dehors du magistère de sa parole. Mais beaucoup estimaient tout de même qu’en raison de sa faible population, de sa situation géographique et de ses ressources pétrolières, la Libye possédait de sérieux atouts pour entamer sa transformation en démocratie arabe moderne assez rapidement.
Les élections parlementaires du 7 juillet 2012 étaient venues confirmer cet espoir, puisqu’elles s’étaient déroulées paisiblement et que, contrairement à ce qui s’était passé chez les voisins « révolutionnaires » tunisiens et égyptiens, les partis islamistes ou islamo-conservateurs n’avaient pas réalisé de très bons scores. Mais cette bonne nouvelle s’est immédiatement heurtée à deux « erreurs » ou « travers ».
La faute initiale a été de confier aux différentes milices qui avaient combattu durant la révolution la tâche d’assurer la sécurité du pays et de ses frontières. Le débat pour savoir si le gouvernement de transition libyen pouvait faire autrement ne sera sûrement jamais tranché, mais il est évident aujourd’hui que cette dévolution de pouvoir a été mal gérée. Ces milices, qui s’étaient formées sur le terrain en fonction des appartenances tribales, des zones géographiques ou de l’assistance occidentale, ne se sont jamais dissoutes dans quelque chose de plus grand qu’elles-mêmes. Elles sont restées inféodées à leurs allégeances originelles, d’autant que, une fois Kadhafi éliminé, elles ont été rejointes par un grand nombre de révolutionnaires de la dernière heure qui, entre le chômage et parader avec une Kalachnikov entre les mains, ont aisément fait leur choix.
Aujourd’hui, les brigades de Misrata, la ville qui a payé le plus lourd tribu lors du conflit de 2011, sont devenues les « protectrices » de leur enclave portuaire et de son activité économique, la plus importante de Libye. Les milices de Zintan, qui ont libéré Tripoli en bénéficiant de l’appui matériel de l’OTAN, ont longtemps contrôlé l’aéroport international et gardent jalousement prisonnier Saif al-Islam, le fils du « Guide », comme éventuelle monnaie d’échange. Les groupes armés de Benghazi ont, pour la plupart, rallié les islamistes qui étaient basés historiquement dans l’est du pays et ont bénéficié de l’appui des Frères musulmans égyptiens pendant la présidence Morsi en Égypte, de même que du retour de Syrie de combattants partis « mener le Djihad ».
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On pourrait ajouter à ce tableau toutes les milices plus ou moins importantes qui sont rattachées à une ville, à un chef local, ou à un groupe ethnique (comme les Berbères), mais le résultat est clair : le pays est morcelé. D’autant plus qu’« à un moment ou à un autre, selon qui était dans tel ou tel ministère, ces milices ont été payées par le gouvernement, pour maintenir l’ordre dans leur zone ou tout simplement pour qu’elles se tiennent tranquilles », explique un ancien porte-parole du Parlement élu en 2012, qui est aujourd’hui réfugié en Tunisie. « Au bout du compte, ces groupes armés ne sont pas loyaux à l’égard du gouvernement, mais à l’égard d’eux-mêmes. » Sachant que, sous Kadhafi, 80 % de la population qui travaillait était salariée par le gouvernement ou par les entreprises publiques, quand il n’y a plus de gouvernement et que l’activité économique est au point mort, des dizaines de milliers de personnes se retrouvent sans gagne-pain, rejoignent les milices, et ne répondent qu’à ceux qui les ont « embauchés ».
La seconde erreur a été d’accumuler les changements de direction en raison d’un certain manque de « pratique démocratique », comme le soulignent plusieurs diplomates et membres d’ONG interrogés pour cet article. Tout d’abord, un grand nombre d’élus au Congrès général national 3 (l’assemblée libyenne) l’ont été sans étiquette ou ont changé leurs orientations politiques une fois en place. Ainsi, il est très difficile aujourd’hui de savoir qui est le groupe politique le plus nombreux : celui de l’Alliance des forces nationales (les libéraux, au sens anglo-saxon du terme) ou celui du Parti de la justice et de la construction (proche des Frères musulmans) ? « Contrairement à ce qui avait été annoncé initialement au lendemain de l’élection de juillet de 2012, les islamistes sont bien plus nombreux au Congrès qu’on ne le disait, car beaucoup se sont fait élire sous des appellations diverses ou en masquant leur véritable tendance politique », raconte l’analyste Anas al-Gomatti.
« On ne peut pas éliminer la possibilité d’une nouvelle guerre civile avec plusieurs fronts »
Ensuite, en 2013, une loi a été votée sous la pression des milices qui avaient envahi le parlement, visant à purger du gouvernement et des ministères tous ceux qui avaient servi à un titre ou à un autre sous Kadhafi. « Cela a contribué à éliminer tous ceux qui avaient une expérience, même minimale, de la gouvernance », décrypte un diplomate européen qui a travaillé en Libye. « Cela a également fait fuir à l’étranger une partie de l’élite libyenne qui aurait pu participer à remettre le pays sur pied, mais qui craint d’être arrêtée d’un moment à l’autre parce qu’elle gouvernait ou faisait des affaires sous Kadhafi. » Enfin, la culture démocratique du consensus et des alliances est trop souvent balayée par la loi du « winner takes all » (le vainqueur remporte tout). « La plupart des premiers ministres et des ministres agissent comme s’ils n’avaient de comptes à rendre à personne et qu’ils pouvaient faire ce qu’ils veulent du fait qu’ils sont élus par une majorité, même relative », soupire Anas al-Gomatti.
Tout cela a abouti à une situation ubuesque ces derniers mois, où deux premiers ministres coexistaient simultanément : le libéral Abdoullah al-Tinni, qui voulait démissionner en raison des menaces pesant sur sa famille, et Ahmed Mittig, élu par les islamistes lors d’un scrutin parlementaire contesté. La Cour suprême a finalement tranché le 9 juin, restaurant l’autorité du premier. Dans un des rares développements positifs, tout le monde a semblé accepter ce jugement.
Mais cette paralysie gouvernementale et l’absence de sécurité malgré le règne des milices ont particulièrement profité aux groupes armés islamistes, à la fois les « modérés » proches du Parti de la justice et de la construction, mais aussi les extrémistes d’Ansar al-Charia. Depuis des mois, ces derniers s’étaient emparés de Benghazi, la grande ville de l’est du pays, commençant à y faire régner un ordre théocratique.
C’est dans ce contexte qu’a surgi un nouvel acteur, Khalifa Haftar, un général en retraite qui a lancé « l’opération Dignité » dont le but est, selon ses propres mots, de « purger le pays des terroristes », autrement dit des milices islamistes. Haftar n’est pas un inconnu : il faisait partie des jeunes officiers qui ont aidé Kadhafi à prendre le pouvoir en 1969, puis il est devenu chef de l’armée dans les années 1980 et a mené la guerre contre le Tchad. Là, il aurait été capturé, puis emmené aux États-Unis où la CIA l’aurait entraîné 3 afin de renverser le « Guide ». Il est revenu en Libye durant la révolution de 2011 où il s’est surtout fait remarquer, disent certains combattants de l’époque, par sa volonté répétée de vouloir prendre le contrôle de tous les rebelles. En 2013, il a annoncé un coup d’État qui n’a jamais eu lieu dans une vidéo postée sur Internet. Mais cette fois-ci, l’offensive qu’il a menée à Benghazi en mai fut tout sauf ridicule : mobilisant des centaines de soldats et des moyens aériens, il a mené des raids contre les brigades islamistes, causant près d’une centaine de morts et s’attirant les bonnes grâces d’une partie de la population, qui réclame le retour à l’ordre.
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« Le soutien à l’égard de Haftar n’est pas pour lui personnellement, mais pour les institutions et l’ensemble des gens qu’il a réussi à rassembler autour de lui : des militaires, des avocats, des militants d’ONG… », confie le journaliste libyen Mohamed Eljar. Il a également reçu un appui tacite des États-Unis qui voient en lui un allié contre les « groupes terroristes ». Selon le journaliste du Nouvel Observateur Farid Aichoune, l’opération militaire algérienne en cours en Libye (que l’Algérie dément) aurait précisément pour but de soutenir la prise de pouvoir d’Haftar.
C’est là que le bât blesse, car Haftar est le signe d’une nouvelle division en Libye (en plus de celles du gouvernement, des partis politiques, des milices, des minorités, et des islamistes), et il pourrait être l’opérateur d’une prise de pouvoir semblable à celle de Kadhafi en 1969 ou des militaires égyptiens, de Nasser à al-Sissi. « Les tendances dictatoriales d’Haftar sont manifestes et inquiétantes », écrit 3 l’analyste Mansour O El-Kikhia sur Al Jazeera. « Certains partis politiques lui ont déjà fait savoir qu’il fallait qu’il se prononce en faveur de la démocratie et des élections libres. Car Haftar semble se réjouir de son nouveau pouvoir et, alors qu’il disait ne pas être intéressé par un poste gouvernemental, il annonce désormais qu’il se verrait bien président du pays. »
Pour le chercheur Mattia Toaldo, le but d’Haftar était « d’éliminer les Frères musulmans et leurs alliés brigadistes avant les élections de fin juin qui doivent renouveler le Congrès. C’était un processus égyptien accéléré. Or, il a échoué ». À moins donc que les politiciens et les miliciens séculaires ne se regroupent entre eux et autour de Haftar afin de défaire politiquement les Frères musulmans et leurs alliés, formant ainsi deux groupes bien identifiés, le paysage politique libyen risque de rester éclaté pour longtemps encore. Surtout, il risque de se radicaliser et de basculer dans la violence ouverte. « On ne peut pas éliminer la possibilité d’une nouvelle guerre civile avec plusieurs fronts et un éclatement du pays », s’inquiète le diplomate, qui pense quand même qu’« on n’en arrivera pas là, car il y a toujours de l’argent en Libye ».
La production libyenne de pétrole est tombée à moins de 200 000 barils par jour (alors que la capacité du pays est de 1,5 million de barils par jour), en raison d’un blocage des raffineries de l’Est par une milice fédéraliste. Le besoin de ces ressources (qui représentent 98 % des revenus du gouvernement) pourrait être une incitation à ce que les différentes parties du conflit se mettent d’accord pour ramener le calme. Sauf que, selon Mattia Toaldo, le pays possède des réserves de cash considérables, plusieurs dizaines de milliards de dollars, qui permettraient au gouvernement de continuer à fonctionner pendant les trois années à venir sans ressource supplémentaire ! « Il serait beaucoup plus payant de réorienter le pays vers une économie de paix avec le pétrole que de rester dans une économie de guerre », souligne le chercheur, « mais ces réserves de cash disponibles n’incitent pas les gouvernants et les milices à remettre leur maison en état ! »
Trois ans après le soulèvement populaire appuyé par les forces de l’OTAN, la Libye reste un pays à (re)construire. Il était évident que, contrairement à la Tunisie et à l’Égypte où des institutions solides existaient, la marche était plus haute à franchir. Mais aujourd’hui, c’est une désagrégation du pays qui se produit, où les spectres qui semblaient écartés il y a trois ans (guerre civile, islamisme radical, coup d’État militaire) sont devenus des possibilités bien tangibles.