Pour autant, cette construction n’est pas automatique. Il faut combattre, car en général, le 1 % veut à tout prix que cela ne survienne pas. Au Québec, après des décennies de grande noirceur, une vaste et noble entreprise a pris forme. On a appelé cela la « révolution tranquille » (personnellement, j’aime mieux penser à ce moment comme la « révolution-pas-si-tranquille »). Le 1 % s’est battu becs et ongles. Il y avait la grande bourgeoisie anglo-montréalaise, qui dominait l’économie. Il y avait cette bourgeoisie « provinciale » arrimée au régime réactionnaire de Maurice Duplessis. Il y avait la hiérarchie de l’Église catholique. Il y avait l’Union nationale qui, ne l’oublions pas ,était un mouvement de masse au sein des couches populaires canadiennes-françaises.
Et de l’autre, il y avait la masse des jeunes, les syndicats, les premières féministes, le monde de l’enseignement, une petite bourgeoisie technocratique qui commençait à s’imposer dans l’appareil d’État, des communautés de base qui disaient « basta ». Ensemble et séparément, ce monde a construit la révolution-pas-si-tranquille, à travers des grèves (les mineurs d’Asbestos, les réalisateurs de Radio-Canada, les midinettes de Valleyfield, etc.), des immenses manifestations populaires pour réclamer le droit de parler notre langue et la mise en place de nouveaux projets politiques. Des défaites, il y en a eu des masses. Mais peu à peu, le monde a basculé. Et comme par hasard (ce n’en était pas un), ce sont les étudiant-es qui ont donné le ton.
Il y a eu dans ces années tumultueuses beaucoup de confrontations et de gestes symboliques. Justement, le 24 juin 1969, lors de la traditionnelle « parade » de la St-Jean Baptiste, savez-vous ce qui est arrivé ? Des étudiants ont littéralement décapité la statue de Baptiste, faisant voler en éclat le pitoyable papier-mâché. À l’époque, cette mise à mort symbolique était un signal que c’en était fini avec la période de la soumission et de l’humiliation. Quelques années plus tard, le 24 juin est devenu la « fête nationale » du Québec. Les transformations, ça marche aussi dans l’univers des symboles…
Nous voilà rendus maintenant avec une société un peu écorchée. Ou pour être plus précis, divisée. Avec les Carrés rouges, l’énergie, l’imagination et le courage se sont manifestés avec éclat. Comme par hasard (???), les étudiants ont montré la voie. De l’autre côté, le 1 % a profité du fait que la subjectivité québécoise est mise à mal depuis que le PQ, qui avait transporté le projet de la révolution tranquille a échoué sur les écueils « lucides » de la nouvelle élite québécoise, désireuse avant tout de « stabilité » et d’intégration dans le vaste dispositif du capitalisme nord-américain. Ce faisant, le PQ a creusé sa tombe, car pour faire la souveraineté, il faut arrimer le national au social, le contraire de ce qu’ont fait les Bouchard, Landry et Marois qui ont préféré revenir aux « recettes » de l’identité frileuse catholico-canadienne-française, du « libre-échange » et du couple morbide de l’« austérité » pour les couches populaires et de l’affluence pour le 1%.
Tout cela explique le « creux de vague » actuel. En fin de compte, nous sommes à un carrefour. Il y a la possibilité d’une deuxième révolution pas-si-tranquille, mais celle-ci sera construite par un nouveau bloc social et un autre dispositif politique. Ne nous faisons pas d’illusion, tout cela ne se fera pas en quelques mois. Et il y a la possibilité d’une « contre-révolution » pas-si-tranquille, ce à quoi travaillent le 1% et leurs officines politiques, médiatiques et intellectuels. Pour les dominants, maintenant que Baptiste ou Jésus ont été oubliés, le nouveau message réactionnaire s’élabore autour de la capitulation, de la passivité, de la fuite en avant dans le ridicule individualisme possessif. « Vous n’êtes rien », nous disent-ils. « Vous ne pouvez rien changer ». Ils sont forts, c’est vrai, mais nous ne sommes pas si petits que cela. Et eux, ils sablent le champagne sur le Titanic …