En décembre 2001 et pendant les nombreux mois d’agitation populaire et d’incertitude qui suivirent la chute du gouvernement de Fernando De La Rúa, renversé par une insurrection spontanée suscitée par la crise économique, politique et sociale sans précédent qui secouait le pays, des millions d’Argentins sont descendus dans la rue en criant « Que se vayan todos ! » – « Qu’ils s’en aillent tous ! »...
Ce slogan était adressé à une classe politique complètement discréditée, et d’aucuns prophétisaient une recomposition radicale du paysage politique, une disparition totale de partis traditionnels et un rôle majeur de la société civile et des mouvements sociaux. Quatre ans plus tard, le gouvernement du péroniste Nestor Kirchner, élu en mai 2003, jouit d’un soutien exceptionnel.
La sociologue argentine Maristella Svampa, auteure de nombreux ouvrages et articles sur le péronisme, la dynamique de l’exclusion et les mouvements sociaux en Argentine, nous explique comment on est passé de l’effervescence sociale la plus spectaculaire qu’ait connu un pays occidental au cours des vingt dernières années à un état de « normalité » paradoxale et traversée de profondes contradictions.
Comment expliquer l’ample soutien dont bénéficie Kirchner au sein de la société argentine ?
Maristella Svampa – Toutes les grandes crises engendrent des exigences très ambivalentes chez les gens : demandes de solidarité, d’auto-organisation, mais aussi demandes d’ordre et de normalité. D’un côté, la crise de 2001 a été la pire de notre histoire. De l’autre, elle a ouvert la voie à l’émergence de nouveaux protagonistes sociaux et politiques : assemblées de quartier, piqueteros [1] Nés au milieu des années 1990 en réaction aux licenciements et autres formes d’organisation par le bas.
Pour autant, ces nouveaux sujets n’ont pas réussi à construire une alternative politique et sociale. Attirés par la démocratie directe et par une logique politique anti-institutionnelle, ils ne se posaient généralement pas la question d’un lien avec le système institutionnel. Il me semble que, faute de pouvoir construire un nouveau débouché politique, ces demandes de solidarité ont fini par s’affaiblir et par décliner à partir de la fin de l’année 2002. C’est à ce moment-là, alors que commence à s’installer une forte demande de normalité, qu’apparaît Kirchner, avec son slogan : « Pour un pays sérieux, pour un pays normal [2]. La balle est passée dans l’autre camp, celui du système institutionnel, en l’occurrence incarné par Kirchner et par la faction la plus « progressiste » du Parti justicialiste [3], porteur d’un discours différent de celui du « ménémisme » [4] des années 1990.
Comment Kirchner canalise-t-il ces demandes ?
Dès le départ, son discours a assumé une partie de ces demandes de rénovation politique. D’abord, au niveau économique, il a cherché à récupérer une certaine marge de manœuvre par rapport aux organismes internationaux. En deuxième lieu, il a décapité la Cour suprême de Justice, symbole du ménémisme et de la manipulation du pouvoir judiciaire. Enfin, il a développé une politique de condamnation ferme des violations des droits de l’homme commises par la dictature entre 1976 et 1983, revenant sur certaines mesures d’amnistie ou de pardon prise par ses prédécesseurs.
Au niveau discursif, il a largement assumé la critique du néolibéralisme, qui avait été le point commun des grandes mobilisations de 2002. Cette dynamique a engendré une redéfinition de la scène politique, suscitant des réactions et des analyses assez différenciées de la part des organisations sociales. Pour certaines d’entre elles, Kirchner était vraiment différent, offrant la possibilité d’une nouvelle confluence entre péronisme et discours émancipateur. Si ces organisations tendaient à surestimer la productivité politique du gouvernement Kirchner, d’autres, au contraire, la sous-estimaient. Je pense en particulier aux organisations les plus ancrées dans une pensée anticapitaliste, qui, fortes du rôle social sans précédent qu’elles avaient pu jouer en 2002, ont considéré que rien ne distinguait Kirchner de ses prédécesseurs.
Justement, vous parlez souvent, dans vos analyses, de cette « productivité politique du péronisme ». Qu’entendez-vous par là ?
Ce à quoi je fais référence, c’est à la capacité du péronisme, en tant qu’agent politique, de redéfinir la situation et, par là même, de créer une nouvelle scène politique, de produire des faits politiques nouveaux qui obligent l’ensemble des acteurs à se repositionner. En ce sens, il ne faut pas oublier que la matrice idéologique du péronisme est essentiellement pragmatique, quoi qu’en pensent les nostalgiques de la tradition national-populaire qu’il est censé incarner. Ce qui nous aide à comprendre non seulement sa capacité d’absorption de nombre de facteurs apparents de nouveauté ou de rupture, mais aussi ses volte-face politico-idéologiques.
D’ailleurs, cette productivité a engendré différents types de lectures : mon collègue, le politologue Juan Carlos Torre dit que le péronisme est devenu « un système politique par lui-même », autosuffisant, car il est à la fois gouvernement et opposition. Ernesto Laclau, quant à lui, parle du péronisme en tant que populisme comme d’un « signifiant vide », d’une surface d’inscription des antagonismes culturels et politiques des uns et des autres, tous en dispute pour le doter de contenus différents, voire opposés [5] en particulier.
Le problème, c’est que ce sont les polices de presque toutes les provinces qui ne répondent pas au contrôle du gouvernement central. Les polices provinciales, et en particulier la Bonaerense, incarnent la continuité avec les pratiques répressives de la dictature militaire, tout en étant fortement atomisées et en ayant une tendance à l’autonomisation. Cette situation a débouché sur la constitution de véritables réseaux mafieux articulant hiérarchie policière, pouvoir politique et pouvoir judiciaire. On ne compte plus les tentatives de réformes de la Bonaerense au cours des dernières années ! León Arslanian, l’actuel ministre de la Sécurité de la province de Buenos Aires, qui avait déjà fait une tentative de réforme en 1997, a créé une deuxième police (la POL 2), entièrement indépendante de la Bonaerense. Dotée d’une présence importante dans la rue, elle est censée intervenir à chaud pour réprimer les délits plus fréquents à l’échelle du quotidien.
Mais la réforme ne s’attaque pas directement aux réseaux mafieux, malgré quelques réussites dans le domaine de la répression de certains « délits complexes » (à savoir ceux qui impliquent une longue chaîne d’interdépendance entre petits délinquants et grandes mafias, comme le vol et le démantèlement de véhicules) et du développement de mécanismes de contrôle en liaison avec la société civile. Tout comme dans d’autres domaines, le problème reste celui de la fragmentation des politiques publiques. Comme dit mon collègue Gabriel Kessler, qui connaît bien la question : il y a 25 provinces ; ce qu’il nous faudrait, c’est 25 réformes de la police !
Avec Kirchner au pouvoir, peut-on envisager la possibilité d’une sortie du néolibéralisme ?
En 2001, beaucoup de gens avaient compris que le modèle néolibéral avait engendré un niveau d’exclusion absolument intolérable. À partir de 2003, l’exclusion a commencé à être perçue comme quasi « naturelle », et c’est la présence quotidienne d’exclus dans la rue qui apparaît comme étant « intolérable ». De telle sorte qu’au-delà de la rhétorique anti-néolibérale des gens et du gouvernement, on assiste à une espèce de naturalisation croissante des inégalités sociales. Le risque de voir se perpétuer ce modèle excluant est donc très grand. Le gouvernement Kirchner a choisi de mettre en œuvre des « plans » sociaux de type assistantiel et n’ayant pas de caractère universel, sans parler de leur montant misérable (50 euros par mois). Le message est clair : à travers toute une batterie de politiques assistantielles focalisées sur les exclus, on fait bien comprendre à ces derniers qu’ils doivent se résigner à accepter leur position d’exclus au sein du système.
On aurait pu débattre, par exemple, de la possibilité d’universaliser les programmes sociaux ou de créer une forme de revenu citoyen (comme le proposaient certains), mais le gouvernement n’a même pas voulu ouvrir ce débat. Ce n’est que récemment qu’il a accepté la mise en œuvre de négociations collectives syndicats-patronat, après que la dévaluation et l’inflation aient dévasté les revenus de l’ensemble des salariés. Mais ces négociations concernent les travailleurs du secteur formel, alors que l’Argentine a un pourcentage très élevé de travailleurs au noir, informels ou précarisés (44,3 %). Par ailleurs, le tissu social reste très fragile et les canaux de médiation institutionnelle font toujours défaut, ne l’oublions pas. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les groupes et les organisations les plus divers utilisent l’action directe comme seul recours efficace pour faire pression sur l’État.
Du côté du gouvernement et des cercles de pouvoir, cette centralité de l’action directe (blocages de routes, occupations, petites puebladas [6] préoccupe beaucoup. Mais tout le monde oublie qu’en Argentine, il n’y a pas eu de réforme politique, alors que c’était justement une exigence implicite des mobilisations de 2001-2002 : la revendication d’un nouveau cadre institutionnel, fondée sur l’incorporation de formes de démocratie directe et de démocratie participative. Mais la réforme politique et les politiques universelles d’intégration sont deux thèmes actuellement exclus de l’ordre du jour, alors qu’ils seraient indispensables pour repenser la forme à travers laquelle un pays capitaliste périphérique pourrait d’une manière ou d’une autre dépasser des limites du modèle néolibéral. De ce point de vue, il paraît difficile d’affirmer que Kirchner développe un programme post-néolibéral.
Une question qu’on peut se poser vu de l’extérieur, c’est pourquoi, précisément, Kirchner n’a pas engagé une rationalisation minimale de l’archipel baroque des plans et diverses aides sociales. Est-ce que la résistance à l’universalisation est due à un désir plus ou moins tacite de préserver le potentiel clientéliste et manipulatoire des plans ? Ou bien s’agit-il d’une crainte concernant les possibles effets macroéconomiques d’un embryon de revenu minimum universel (pressions inflationnistes, etc.) ? Comment le percevez-vous ?
Il me semble que cela reflète plutôt la crainte de possibles effets inflationnistes. Pour le gouvernement – et en particulier pour les fonctionnaires du ministère de l’Économie – la question de la possible universalisation des aides sociales, de même que celle de l’augmentation des salaires, est une véritable boîte de Pandore. Le discours de la droite, de son côté, a souvent évoqué le spectre de l’hyper-inflation, en particulier entre 2002 et 2004. Ensuite, il faut dire que la mise en place du plan « Jefes y Jefas de Hogar » [7] a constitué, dans les circonstances de l’époque, une reformulation importante de la politique sociale, presque un chemin vers son unification : cela concernait en effet près de deux millions de destinataires ! Mais ce programme, qui n’était pas entièrement dénué d’aspiration à l’universalité, a rapidement a perdu son élan initial. Évacuant toute idée d’association avec un revenu minimum universel, il a dérivé vers une politique assistantielle facilement manipulable par le parti au pouvoir.
Par ailleurs, les orientations de la Banque mondiale ne favorisaient nullement une politique publique axée sur l’instauration d’un revenu universel, proposant en revanche le développement de l’« auto-organisation des pauvres » à travers des « initiatives productives » [8] (ateliers collectifs, coopératives, etc.). C’est ainsi qu’à partir du moment où le gouvernement abandonne toute idée d’universalisation, le renforcement de l’aide sociale commence à passer par d’autres petits programmes sociaux et surtout par la multiplication de ces « projets de production ». D’où l’archipel de programmes sociaux qu’on contemple aujourd’hui, à savoir une politique de balkanisation de l’aide sociale qui vise la consolidation du contrôle de la production et la reproduction de la pauvreté.
Mais que faut-il penser de l’attitude de confrontation avec certaines multinationales ? Ne crédibilise-t-elle pas le discours « anti-néolibéral » de Kirchner ?
Il faut dire que la sortie de la convertibilité (un dollar=un peso) et la dévaluation qui a suivi ont créé une nouvelle situation pour les multinationales, en particulier pour les entreprises qui gèrent les services privatisés. D’abord parce que la dévaluation a diminué la valeur de leurs actifs en dollars ; ensuite, parce que, dans le contexte de la crise, elles ont dû accepter la « congélation » de leurs tarifs. On en est là pour l’instant, et Kirchner a dit a plusieurs reprises que la renégociation des contrats avec les entreprises privatisées n’aurait lieu qu’une fois que l’Argentine serait sortie de sa situation de défaut de paiement vis-à-vis de ses créanciers.
Ce qui explique pourquoi, au cours des trois dernières années, le gouvernement a subventionné les entreprises privatisées pour empêcher l’augmentation des tarifs des services publics. Il est bien conscient qu’une telle augmentation pourrait engendrer de graves conflits avec les classes populaires et les couches moyennes, fortement touchées par la crise, et il souhaite d’autant plus l’éviter que l’Argentine est une société très encline à adopter l’action directe comme stratégie de lutte et de pression. Cela dit, il est exact que le gouvernement a adopté une attitude de confrontation avec certaines multinationales, en particulier dans des situations de non-respect flagrant des contrats souscrits par ces entreprises. C’est le cas du service des eaux, qui était géré par la compagnie française Suez, du service postal (Correo Argentino), d’une ligne de chemin de fer (Ferrocarril San Martín) et de l’espace hertzien contrôlé par la compagnie française Thalès Spectrum (ex-Thomson CSF).
C’est à cette occasion que Kirchner a développé un discours extrêmement virulent contre les entreprises privatisées, dénonçant les énormes bénéfices qu’elles avaient accumulés pendant les années 1990. Ces irrégularités ont débouché sur une rupture des contrats et une ré-étatisation des entreprises fautives. Mais ce sont là des cas exceptionnels. En réalité, la rhétorique anti-néoliberale de Kirchner n’a pas été accompagnée par une politique cohérente de re-nationalisation, orientée vers une véritable transformation du cadre des mécanismes de régulation. Or, il s’agit là d’une question très importante, en particulier en ce qui concerne le thème des ressources naturelles (le gaz et le pétrole), qui continuent d’être absents de l’horizon d’action du gouvernement.
Comment expliquer l’apparition d’organisations piqueteras pro-Kirchner ?
Ces organisations ont une matrice anti-néolibérale mais pas anticapitaliste. En ce sens, elles sont liées à la tradition national-populaire qu’incarnait de manière paradigmatique le péronisme des années 1950 et certains courants péronistes des années 1970, tradition qui, bien entendu, a été complètement marginalisée dans les années 1990. Kirchner donne un second souffle à ce modèle qui, pour le décrire de manière schématique, propose une articulation entre le leader, les masses mobilisées et un État de type national-populaire. Mais, dans la tradition argentine, la relation leader-masses a toujours impliqué une subordination totale des masses au style personnel du leader. Kirchner n’est pas une exception de ce point de vue. En réalité, je pense que cette tentative de ressusciter le modèle national-populaire est pour une bonne part une chimère alimentée par les vents progressistes qui parcourent l’Amérique latine depuis la constitution d’un pôle de centre-gauche, avec Chávez, Lula et Evo Morales.
Cela se traduit par une forte rhétorique anti-néolibérale et des mouvements de centre-gauche qui cherchent à recréer cette matrice national-populaire. Avec tous ses défauts et ses imperfections, l’Argentine a incarné l’expression la plus vigoureuse du modèle d’« État providence latino-américain ». Du coup, la tentation de le rappeler à la vie est très forte, surtout dans un pays où le modèle populiste d’intégration a connu un tel succès. Il ne s’agit pas pour autant d’une simple reproduction à l’identique, puisque ce qui nous signale le retour de l’illusion populiste, c’est la nécessité de repenser le rôle de l’État dans le nouveau contexte de dépendance.
Puisqu’on parle de leadership, certains critiques de Kirchner parlent d’une concentration excessive de pouvoir, de la tendance à gouverner par décrets, etc.
Avant tout, il faut tenir compte du fait qu’en Argentine, comme dans d’autres pays latino-américains, les réformes néolibérales se sont appuyées sur la tradition hyper-présidentialiste et sur le legs populiste, tout en les renforçant souvent. Cela s’est traduit par la consolidation d’un modèle décisionniste qui se manifeste par la concentration du pouvoir dans la personne du président et le recours systématique aux décrets présidentiels. Loin d’être un trait conjoncturel, cette dynamique politique constitue l’une des clés du nouveau modèle. En ce sens, Kirchner est loin d’incarner une volonté de rupture ou de démocratisation du pouvoir républicain ; bien au contraire.
Ainsi, pendant les deux premières années de son gouvernement, il a dicté pas moins de 140 décrets dits « de nécessité et d’urgence », soit plus que ceux signés par les présidents De la Rúa et Menem dans le même laps de temps. Plus récemment, il a introduit des réformes qui consolident ce modèle de démocratie délégative et décisionniste. Ces mesures concernent en particulier la composition du Conseil de la magistrature (qui supervise l’élection, le contrôle et l’éventuelle destitution des juges) et la réglementation de l’émission des décrets présidentiels (dans le sens d’une légitimation accrue de cette pratique), ainsi que la dite « loi des super-pouvoirs », qui renforce l’autorité du chef de cabinet (sorte de Premier ministre). Ce dernier aura ainsi le pouvoir de réassigner des segments du budget sans aucun contrôle du Parlement.
En parlant des vents progressistes qui parcourent l’Amérique latine. N’y a-t-il pas tout de même une nouveauté importante – y compris par rapport à la « troisième position » péroniste classique (ou l’intégrationnisme latino-américain restait pour bonne part sur le plan rhétorique) –, dans le fait que le gouvernement Kirchner exploite apparemment assez intelligemment la nouvelle structure d’opportunités internationales, malgré les difficultés, les frictions et les ratés conjoncturels de l’intégration continentale ? Je pense au Mercosur, à la dynamique économique et géopolitique avec le Brésil, avec Chávez, avec Evo, etc.
Il est vrai que la constitution d’un espace latino-américain caractérisé par la critique du néolibéralisme et la recherche d’alliances continentales est une nouveauté. Kirchner a fort bien exploité cette nouvelle conjoncture. Ajoutons à cela que cette perspective latino-américaine divise le champ militant en Argentine : il y a ceux qui critiquent fortement Kirchner mais perçoivent une opportunité historique au niveau continental, et ceux qui soutiennent Kirchner et voient une espèce de continuité linéaire entre son action au niveau national et ce nouvel espace. Ce n’est pas une situation facile, et tout le monde est amené à vivre cette ambivalence.
Ainsi, à Cordoba, lors du dernier sommet du Mercosur, la CTA (Centrale des travailleurs argentins) [9] a participé à des activités officielles, mais aussi à des activités parallèles, tandis que les secteurs les plus pro-gouvernementaux expliquaient que, désormais, il n’était plus nécessaire de promouvoir des forums parallèles, vu qu’on avait des gouvernements « populaires ». Quoi qu’il en soit, nous sommes beaucoup à penser que ce nouvel espace idéologique, et surtout la dynamique politico-économique amorcée par le Mercosur, ouvrent la possibilité de penser et de mettre en commun les thèmes-clés d’un programme véritablement post-néoliberal.
Après que les organisations piqueteras aient pratiquement perdu le soutien de la société argentine, elles se sont consacrées à leurs projets productifs. L’économie sociale peut-elle contribuer à transformer le modèle ?
L’économie sociale peut avoir un impact au niveau micro-social, dans certains secteurs de la population, mais ce dont on a besoin en Argentine, c’est des propositions macro-sociales. Le développement, sous une forme ou une autre, de l’économie sociale a été important en Argentine.
Il y a eu les réseaux de troc, qui ont atteint à une époque des millions des personnes. Nous avons aujourd’hui les usines récupérées (suite à une faillite ou à un abandon des propriétaires) et autogérées par les travailleurs, par exemple, qui sont plus de 150 et concernent plusieurs milliers de salariés. C’est une dynamique qui sert à ouvrir des brèches dans le modèle, mais pas à le transformer. Certaines expériences ont beaucoup de potentialités, dans la mesure où elles annoncent les grands traits d’un nouveau paradigme, mais cela dit, il faut reconnaître qu’elles ne continuent à jouer qu’un rôle assez modeste dans le processus de transformation du modèle néolibéral.
Pensons à tous les problèmes de consolidations que connaissent les initiatives économiques promues par des collectifs de chômeurs, ou au faible impact macro-social des entreprises récupérées, qui semblent par ailleurs être entrées dans un processus d’institutionnalisation croissante, à l’exception de quelques expériences très connues dans les milieux militants et au niveau international, comme l’hôtel Bauen de Buenos Aires ou surtout la fabrique de céramique Zanon à Neuquén. Il est vrai que le gouvernement a stimulé le développement de petits projets productifs, mais leur accompagnement est déficient en termes d’assistance technique et de formation. Et puis un des objectifs du gouvernement est aussi la dépolitisation de ces expériences, qui sont souvent nées à chaud, dans l’effervescence des nouveaux discours et des nouvelles pratiques politiques. En fin de compte le risque majeur, c’est que dans dix ans, nous nous retrouvions au milieu d’un véritable cimetière de petites initiatives productives…
Aujourd’hui, les grandes artères de Buenos Aires sont beaucoup moins souvent bloquées par les piqueteros. Le piquete est–il dépassé en tant que forme de protestation ?
À partir d’octobre 2003, le gouvernement et les médias ont développé une campagne virulente de diabolisation des piquetes, malheureusement renforcée par la maladresse tactique des organisations piqueteras. Ces dernières ont multiplié les blocages de routes et les occupations à un moment où la demande de normalité était très forte de la part de la population de Buenos Aires. L’affrontement était extrêmement inégal. Il a suffi de quelques mois de campagne intense pour délégitimer un type d’acteurs qui, de toutes façons, n’avait jamais été complètement accepté par la société. Ce n’est guère qu’entre 2001 et 2002 que les piqueteros avaient acquis un certain statut de symbole de la lutte contre le néolibéralisme. Deux ans plus tard, les mêmes organisations n’étaient plus considérées que comme un « effet pervers » du néolibéralisme, et on voyait s’accumuler à leur rencontre les accusations les plus variées de clientélisme, d’assistantialisme, de manipulation politique, etc.
Ce nouveau discours occultait et délégitimait la dynamique de lutte pour les droits dont les piqueteros étaient porteurs : droit au travail, droit à une vie digne. Le gouvernement s’est employé à discipliner et désactiver la capacité de pression d’un mouvement doté d’une forte une présence dans la rue. Il a réussi en bonne part en en s’appuyant sur les représentations les plus rétrogrades des classes moyennes, en attisant les préjugés de classe et de race afin de stigmatiser et de condamner des mouvements qui n’étaient pourtant que l’expression d’une réalité sociale incontournable : la part du monde des exclus qui se refuse à la résignation. Bref, en peu de temps, on a réussi à construire un consensus anti-piqueteros.
Pourtant, le gouvernement de Kirchner a toujours dit qu’il n’y aurait pas de répression. Qu’en est-il ?
En réalité il y a un double discours. La politique de défense des droits de l’homme, dont Kirchner s’est fait un porte-drapeau, est essentiellement tournée vers le passé, pas vers le présent. Il est vrai qu’il n’y a pas eu de grand mouvement de répression « physique ». Il s’agit plutôt d’épisodes décentralisés dans diverses régions du pays. Ce qui caractérise le gouvernement de Kirchner, c’est une dynamique de judiciarisation du traitement de la protestation sociale, de diabolisation et de stigmatisation médiatique, politique et sociale des organisations piqueteras.
Une diabolisation qui s’étend parfois à différentes formes de conflits syndicaux, en particulier ceux qui sont les plus visibles dans l’espace public. On peut aussi parler d’une tentative de militarisation des zones de conflit social, avec deux théâtres principaux. D’une part, on a la ville de Buenos Aires et en particulier ses banlieues, ce qu’on appelle le conurbano, à savoir la grande ceinture de la capitale, où l’on trouve des zones d’extrême pauvreté et où résident un tiers des électeurs argentins. Il s’est établi une espèce de frontière entre cette périphérie urbaine, perçue comme le repaire des classes dangereuses, et la ville de Buenos Aires, symbole du progrès et de la demande de normalité. Le deuxième théâtre de conflit concerne les zones pétrolières du nord du pays et de la Patagonie.
Ce n’est pas un hasard si c’est dans ces régions que sont apparus les premiers piquetes et les premières insurrections de localités entières, vers 1996-1997. Il y a une relation très étroite entre le modèle « extractiviste » de ces enclaves exportatrices et la détérioration des droits sociaux. C’est là que se manifeste de façon presque caricaturale la forte asymétrie qui existe entre la faiblesse extrême des acteurs locaux et la puissance des firmes multinationales, dont l’hégémonie est favorisée par les processus de privatisation et par la faible capacité de contrôle du gouvernement central et des autorités provinciales. Dans ces régions, au nord comme au sud du pays, on a atteint un degré de conflictualité très élevé.
Dans un contexte aussi « globalisé », l’État national n’a que peu de moyens d’intervention, même si, en général, sa réponse a été d’essayer de militariser les zones de conflit. En tout cas, cela démontre que l’avancée de la mondialisation néolibérale n’a pas été stoppée en Argentine ; c’est plutôt le contraire qui est vrai, surtout en ce qui concerne l’exploitation des ressources naturelles (pétrole, gaz, et de plus en plus, minerais). Cela dit, s’il est exact que, dans les zones pétrolières, il y a affrontement inégal entre acteurs locaux et acteurs globaux, les travailleurs et les chômeurs s’y confrontent directement aux pouvoirs économiques et peuvent même faire peser la menace de paralyser la production (ce qui est arrivé à plusieurs reprises).
Dans la capitale, les acteurs mobilisés adressent leurs revendications à l’État, pas aux acteurs économiques ; et même si la population « intégrée » ne tolère pas la présence des exclus, ceux-ci ne peuvent éviter de se faire présents et visibles de manière quotidienne dans le centre politique et financier du pays.
Toujours à propos de répression, ne dit-on pas toutefois qu’un des succès de Kirchner est d’avoir remis un peu d’ordre républicain dans une police éminemment mafieuse et corrompue ? Je pense à la Bonaerense [[La police de la province de Buenos Aires, qui contrôle toute l’aire métropolitaine de la capitale.
Notes
[1] Nés au milieu des années 1990 en réaction aux licenciements massifs effectués par la compagnie pétrolière nationale YPF, les « piquetes », blocages de route souvent accompagnés de campements provisoires et autogérés par les manifestants, se sont rapidement étendus dans le pays. Cette forme de protestation sociale a donné son nom à des dizaines de mouvements regroupant des centaines de milliers de chômeurs en lutte, les piqueteros.
[2] L’idée de « país en serio » a aussi la connotation de l’expression enfantine « pour de vrai » : « un pays pour de vrai ».
[3] péroniste.
[4] Du nom de Carlos Menem, dirigeant péroniste, président de la République de 1989 à 1999. Personnage haut en couleur, ses deux mandats se sont caractérisés par un mélange de truculence populiste et de néolibéralisme agressif. Sa politique de privatisations massives et de démantèlement du secteur public a été marquée par un degré de corruption sans précédent.
[5] cf. E. LACLAU, La razón populista, FCE, Buenos Aires, 2005 (version angl. : On populist reason, Verso, Londres, 2005).
[6] Soulèvements populaires concernant une localité ou un quartier entier.
[7] Chefs de famille.
[8] Emprendimientos productivos.
[9] La CTA est née en 1991 de la scission d’un groupe de syndicats appartenant à la CGT péroniste. Bien qu’ayant aussi des liens avec certaines organisations piqueteras, la CTA est surtout forte dans les rangs du syndicalisme de la fonction publique. Certains de ses cadres et dirigeants sont plus proches du gouvernement Kirchner, d’autres assument une position très critique à son égard, sans que cela se traduise par une division en tendances organiques pro ou anti-gouvernement.