Tiré de la revue Regards.
Alors que des dizaines de milliers d’Américains mais aussi de Japonais, de Péruviens, d’Australiens et de Néo-zélandais s’étaient épuisé à manifester contre les pires clauses du Traité transpacifique, ils ont pu être quelque peu déroutés de constater que c’est Donald Trump qui a finalement porté le coup de grâce à l’accord de libre échange tant honni.
Après tout, le candidat républicain avait remporté l’élection en grande partie grâce à son programme protectionniste, en rupture avec la doctrine commerciale des gouvernements aussi bien démocrates que républicains, déterminés à approfondir toujours plus un système conçu pour mettre en concurrence les salariés et les systèmes fiscaux nationaux mais aussi pour affaiblir la souveraineté juridique des Etats face aux multinationales. L’économiste libéral Gary Becker s’en réjouissait ouvertement en 1993 : « Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement. » A la différence de Hillary Clinton, Trump avait insisté durant sa campagne sur les ravages de la mondialisation et surtout des importations chinoises. "Make America great again" signifiait aussi réindustrialiser le pays et redonner du travail aux ouvriers.
Le contre-coup du libre échange
Son diagnostic sur l’effet de la mondialisation sur l’emploi américain semble corroboré par les études les plus sérieuses. Contrairement à ce que prétendent les partisans du statu quo, si les Etats-Unis ont perdu près de 5 millions d’emplois industriels depuis l’an 2000, ce n’est pas essentiellement en raison des gains de productivité liés à l’automatisation, mais d’abord en raison des politiques de libre échange, qui ont facilité les délocalisations d’entreprises américaines vers les pays à bas coût de main d’oeuvre, notamment depuis l’adhésion en 2001 de la Chine à l’OMC. D’après les calculs d’économistes du MIT, l’explosion d’importations chinoises a causé à elle seule la perte de 2,4 millions d’emplois aux Etats-Unis entre 1999 et 2011.
Le président a-t-il tenu ses promesses de campagne ? Depuis sa victoire, il a enchaîné les déclarations enflammées, notamment contre les importations de BMW et de Mercedes allemandes, mais aussi contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qu’il envisage de quitter. Dans certains cas il a joint le geste à la parole et appliqué des tarifs douaniers, qui placent selon lui « les Etats-Unis dans une posture de négociation très forte », pour forcer les pays désireux d’en être exemptés à ouvrir leurs marchés davantage aux produits américains. Depuis le mois de juin, les États-Unis taxent ainsi quelque 47 milliards de dollars d’importation d’acier et d’aluminium. Une mesure qui touche surtout l’Union européenne et le Canada. Mais c’est la Chine qui s’attire les plus grosses foudres trumpiennes. Les panneaux solaires et les machines à laver chinois ont été taxés dès le mois de janvier, et une nouvelle salve de tarifs à hauteur de 10% sur 200 milliards de dollars d’importations chinoises a été annoncée pour cette semaine.
Sur le front de l’Alena, conclu il y a 25 ans par Bill Clinton avec le Mexique et le Canada, le nouvel accord censé remplacer « le pire traité commercial jamais signé par son pays » stipule que pour être considérée comme "assemblée en Amérique du nord" et donc exemptée de droits de douane, 75% d’une voiture (contre 62,5% auparavant) doit être fabriquée en Amérique du Nord, et que 40 à 45% des composants doivent être fabriqués par des ouvriers payés au moins 16 dollars de l’heure. Il est à noter toutefois que, mis à part ces clauses sur les automobiles, le plus gros acquis de l’Alena, à savoir l’élimination de la vaste majorité des tarifs entre les trois pays, demeure intacte. Trump s’est contenté de renommer l’accord, de le mettre à jour à la marge sur les questions numériques, et d’intégrer des éléments du TPP permettant d’accroître les garanties pour les investisseurs et d’ouvrir les secteurs publics aux intérêts privés.
Miracle à Granite City
A en croire la communication de la Maison Blanche, les effets positifs se feraient déjà sentir. A Granite City dans l’Illinois, l’aciérie de United States Steel Corp, mise à l’arrêt en 2015, a rouvert pour embaucher 500 personnes, payés 30 dollars de l’heure, trois fois le salaire minimum. A Ashland, une ville du Kentucky frappée de plein fouet par le déclin du charbon et de l’acier, un site d’aluminium de Braidy Industries devrait également recruter 500 ouvriers.
Au delà du cas de ces villes érigées en symboles de son succès, Trump s’attribue plus généralement l’essor de l’emploi ouvrier, qui n’avait pas augmenté aussi vite depuis 1984, selon le Washington Post.
Il semblerait cependant que cette embellie soit moins due aux politiques commerciales du gouvernement qu’au rebond du prix du pétrole, aux besoins de reconstruction suite aux ouragans Irma et Harvey et à la forte consommation domestique, tirée par une croissance vigoureuse, qui s’inscrit dans une dynamique amorcée un an avant le mandat d’Obama. De plus, si quelques milliers d’emplois ont effectivement été créés dans les mines de charbon, ainsi que dans la sidérurgie et l’aluminium, le plus gros des centaines de milliers de nouveaux emplois ont été générés par la construction et les produits manufacturés, des domaines qui bénéficient avant tout de la reprise de l’économie mondiale.
« Le protectionnisme de Trump est conservateur et de circonstance, à mille lieux d’un protectionnisme de gauche »
Si l’on ne peut qu’applaudir l’abandon du TPP et convenir de la nécessité de réécrire en profondeur les traités de libre échange, encore faut-il s’interroger sur l’efficacité de ces tarifs agressifs dégainés compulsivement. Pour prendre l’exemple de l’acier, quand bien même sa production serait rapatriée, elle ne nécessite plus la même quantité de main d’oeuvre : là où 200 000 travailleurs de l’acier produisaient 80 millions de tonnes métriques il y a trente ans aux Etats-Unis, le même montant est produit aujourd’hui par 85 000 ouvriers. Si les prédictions alarmistes des médias sur les conséquences apocalyptiques d’une "guerre commerciale" sont peu sérieux, même de l’avis de l’économiste Paul Krugman, farouche opposant au protectionnisme et à Trump, il n’empêche que la politique actuelle de Washington sera probablement peu à même de répondre de manière satisfaisante au problème bien réel du déficit commercial et de la désindustrialisation.
D’une part les mesures de rétorsion annoncées par l’Europe, la Chine, le Mexique et le Canada risquent d’annuler l’efficacité des offensives de Trump, en renchérissant les exportations américaines, d’autres part, avec l‘internationalisation des chaînes de production, les tarifs de Trump pourraient finalement eux aussi pénaliser les exportations américaines de produits fabriqués en partie à partir de matières importées plus chères.
« Augmenter les tarifs douaniers sur l’acier n’est pas en soi louable ou condamnable. C’est un outil, et tout dépend dans quelle perspective il est utilisé, explique Aurélien Bernier, auteur de La démondialisation ou le chaos (Utopia). Le protectionnisme de Trump est conservateur et de circonstance, à mille lieux d’un protectionnisme de gauche qui s’inscrit dans une réflexion plus large sur comment sortir de la concurrence entre puissances et faire advenir un ordre commercial mondial plus juste et équilibré, basé sur les principes de coopération et du droit à l’autodétermination des peuples de la Charte des Nations Unies. Le protectionnisme est un droit quasi fondamental des peuples et des Etats pour préserver leur économie, mais il suppose que l’on accepte le protectionnisme des autres et que l’on renonce soi même au dumping. On est très loin de la démarche unilatérale agressive de Trump. »
D’après Robert Blecker, chercheur à la Economic policy institute, une politique intelligente de revitalisation industrielle et de réduction du déficit implique plutôt de mettre en place une stratégie monétaire pour lutter contre la surévaluation du dollar, une politique d’élévation générale du niveau de tarifs douaniers, qui ne ciblerait pas une industrie ou un pays en particulier et qui est conforme au droit international, et enfin un programme d’investissements massifs dans la recherche, la transition énergétique, les infrastructures et la formation des travailleurs. La politique économique de Trump consiste seulement à réduire les impôts des corporations et des riches, à déréguler tous les domaines allant des droits des salariés, à la sécurité des consommateurs en passant par la protection de l’environnement et à privatiser l’infrastructure publique existante. Il n’a aucune intention de définanciariser l’économie, ni d’augmenter les salaires. Si les tarifs douaniers entraînent bien actuellement une hausse du prix de l’acier et des profits des entreprises sidérurgiques américaines, ces dernières n’ont aucune obligation d’augmenter les salaires de leurs employés ni d’investir dans leurs installations.
Président des riches
Si Trump s’en prend autant à la Chine, ce n’est ni une lubie de psychotique ni un geste social en faveur des travailleurs américains. Il représente les intérêts et les convictions d’une fraction croissante des secteurs privés et publics américains, déterminés à défaire l’intégration économique qui lie la Chine et les Etats-Unis. Car pour la classe dirigeante américaine, la Chine n’est plus l’inoffensive et bien utile "usine du monde" bon marché, mais une grande puissance économique qui refuse de plus en plus de se soumettre aux conditions des Etats-Unis et qui menacera bientôt son hégémonie. Sa part du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat (PPA) est en effet passée de moins de 2% en 1980 à plus de 17% en 2014, devant l’Union européenne et les États-Unis.
Or, selon David Kotz, économiste à l’Université de Massachusetts Amherst, le conflit qui s’annonce avec la Chine est hautement dangereux. Il avance :
« Nous assistons à la collision imminente entre un hégémon capitaliste affaibli et une puissance économique montante qui est intégré au système capitaliste mondial. […] Là où la Guerre froide était une compétition pour l’influence politique entre deux systèmes différents, nous avons affaire à une compétition entre des rivaux économiques entrelacés. »
Une situation proche des tensions entre Etats capitalistes qui avaient précédé la Première guerre mondiale. Les travailleurs — qu’ils soient aux Etats-Unis ou ailleurs — n’ont décidément rien à gagner du protectionnisme à la Trump.
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