Tiré d’Afrique XXI.
Entre 2020 et 2021, les photojournalistes Arthur Larie et Bastien Massa ont passé huit mois à descendre le Nil bleu, de sa source, en Éthiopie, jusqu’à son embouchure, en Égypte. Pendant ce voyage, ils ont cherché à comprendre les usages et les rapports économiques, culturels et religieux des habitants au fleuve, dans un contexte de grandes tensions liées au partage des eaux du Nil à la suite de la construction en Éthiopie du barrage de la Renaissance éthiopienne. Des agriculteurs égyptiens aux pêcheurs soudanais, de la jacinthe d’eau asphyxiant le lac Tana à la salinisation du delta, ce carnet de route témoigne des perceptions de chaque communauté prises dans une crise géopolitique qui redessine le futur de la région.
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Qualifié de « château d’eau d’Afrique de l’Est », l’Éthiopie est l’un des pays disposant des plus grandes ressources hydriques du continent africain. Parmi celles-ci, les principales sources du Nil : les rivières Abay, Tekeze et Baro-Akobo. Avec un flot annuel moyen de 86 milliards de mètres cubes (mesuré au niveau du barrage d’Assouan, en Égypte), le bassin du Nil bleu, niché dans les hauts plateaux éthiopiens, délivre plus de 60 % de l’ensemble des eaux du Nil. Et pourtant, l’Éthiopie n’a jamais eu la possibilité d’utiliser cette ressource pour se développer. En cause, la signature en 1929 et en 1959 de traités inégaux entre le Soudan et l’Égypte sur le partage des eaux du Nil. Ces deux textes ont imposé jusqu’à aujourd’hui un monopole sur le fleuve au détriment des pays situés en amont.
En 1929, l’Accord sur les eaux du Nil, signé entre Le Caire et Londres, instaure un droit de veto sur tout projet qui porterait atteinte aux besoins en eau de l’Égypte. Trente ans plus tard, un nouveau texte, l’Accord sur l’utilisation complète du Nil, signé cette fois-ci par les chefs d’État du Soudan et de l’Égypte, accorde un droit absolu aux deux pays sur les eaux du Nil. Sur les 86 milliards de mètres cubes du flot annuel du Nil, le traité garantit 18,5 milliards au Soudan et 55,5 milliards à l’Égypte – les 12 milliards restants correspondent à l’évaporation du fleuve. Depuis, l’Égypte ne cesse de se référer à ces textes et à son « droit naturel » sur le Nil lorsqu’un contentieux éclate au sujet du partage de l’eau.
Mais en 2011, l’Éthiopie décide d’en finir avec cette hégémonie séculaire et de se réapproprier les eaux du Nil en lançant la construction du plus grand barrage hydroélectrique du continent : le « Grand Barrage de la Renaissance éthiopienne ». Douze après son lancement, le gouvernement éthiopien a annoncé en mars 2023 l’achèvement de 90 % du chantier. Cette remise en question de l’équilibre géopolitique régional a suscité la colère des Égyptiens et des Soudanais, ouvrant la voie à une grave crise politique dans le bassin du Nil. Depuis plus de dix ans, des négociations sont en cours entre les trois pays pour arriver à un accord qui permettrait à l’Éthiopie de faire usage du barrage pour se développer sans affecter la sécurité et l’économie des pays situés en aval. Mais entre droits historiques et droits d’usage, les relations dans le bassin du Nil restent électriques.
Là où la terre et le paradis s’unissent
À l’aube, dans les hauts plateaux qui surplombent le lac Tana, munis de bidons et de bouteilles, des centaines de pèlerins convergent vers une petite source d’où jaillit une eau sacrée : la source du Nil Bleu. Fleuve sacré dans la culture orthodoxe éthiopienne, son origine divine remonte à la Genèse. Il y est écrit qu’un fleuve nommé Gihon se déverse depuis le jardin d’Éden sur le pays de Koush. Pour les Éthiopiens, ce lieu où « la terre et le paradis s’unissent » se trouve dans le village de Gish Abay, perché à 3 000 mètres d’altitude. Chaque année, des milliers de fidèles se rendent dans ces montagnes pour honorer le fleuve et recevoir sa bénédiction.
Mais, dans l’imaginaire populaire abyssinien, la relation entre le Nil – surnommé Abay – et les Éthiopiens est bien plus conflictuelle. De nombreux récits et poèmes témoignent de cette ambiguïté, comme cette chanson reprise depuis des générations à travers le pays :
- Abay Abay,
- Pourquoi joues-tu nos accords auprès des autres depuis tant d’années
- Alors que pour nous tu ne les as jamais joués ?
Cette strophe illustre la frustration et le ressenti des Éthiopiens envers le Nil Bleu, sur lequel l’espoir du développement de l’Éthiopie repose. C’est ce qu’explique le chercheur Abebe Yirga, spécialiste du Nil à l’université de Baher Dar (Éthiopie) : « Dans les chants et les histoires populaires éthiopiens, le Nil est décrit comme un traître qui n’a jamais tenu ses promesses. Nous avons toujours attendu son aide mais il ne nous a jamais rien apporté. Aujourd’hui, il a enfin décidé de prendre ses responsabilités et de s’occuper du peuple éthiopien. Avec le barrage, le Nil est enfin de retour sur ses terres. »
Un méga-projet vital pour l’Éthiopie
C’est une scène ordinaire sur les hauts plateaux éthiopiens qui dominent le canyon du Nil bleu : sur des pistes escarpées, femmes et enfants transportent de volumineux fagots de bois. Ici, cette corvée est pour beaucoup quasi quotidienne : pour se chauffer, cuisiner ou simplement s’éclairer, le bois est à la base des besoins. La consommation a considérablement augmenté ces dernières années, intensifiant la pression sur les ressources forestières, où l’eucalyptus, arbre à la croissance rapide, est désormais roi.
Ces enjeux de développement sont à l’origine du méga-projet éthiopien : l’objectif est de produire suffisamment d’énergie pour électrifier le pays afin d’améliorer les conditions de vie des Éthiopiens. Deuxième pays le plus peuplé du continent (120 millions d’habitants selon la Banque mondiale), l’Éthiopie n’exploite que 3 % de son potentiel hydroélectrique tandis que la moitié de la population n’a toujours pas accès à l’électricité. C’est ce qu’a tenu à rappeler le Premier ministre Abiy Ahmed lors de l’inauguration de la première turbine du barrage en janvier 2022 (alors que la guerre faisait rage dans le nord du pays) : « Sans électricité, aucun pays n’a jamais réussi à vaincre la pauvreté, à assurer une croissance inclusive, à garantir une vie digne à ses citoyens et à atteindre un développement économique, social et environnemental durable. C’est pourquoi l’Éthiopie estime que les eaux du Nil peuvent être exploitées de manière raisonnable et équitable au profit de tous les habitants des pays riverains. »
Pour le dirigeant éthiopien comme pour les défenseurs du barrage, ce méga-projet pourrait apporter développement et stabilité dans la Corne de l’Afrique grâce aux partenariats énergétiques signés entre les pays de la région. Si les prévisions de production d’électricité (5 150 MWh) sont atteintes, le pays pourrait exporter de l’énergie chez de nombreux voisins.
La Jacinthe, un fléau qui « n’intéresse personne »
« C’est un véritable désastre pour les habitants du lac », explique Getalew Meteku, un pêcheur d’une localité située au nord du lac Tana, en Éthiopie. Depuis 2011, la jacinthe d’eau a envahi la principale source d’eau douce du pays, recouvrant aujourd’hui 30 % de ses 385 km de côte (1). Cette plante parmi les plus invasives de la planète – elle double sa biomasse tous les 5 jours – a des effets négatifs multiples : atrophie, baisse des stocks de poissons et surtout diminution de la qualité et de la quantité d’eau disponible dans le lac. « Nous avions 117 bateaux pour pêcher avant que l’emboch [NDLR : nom local de la jacinthe d’eau] ne se répande dans l’eau. Après son arrivée, nous avons dû arrêter de pêcher, poursuit Getalew Meteku. Au début, le gouvernement nous donnait un peu d’argent pour retirer la plante à la main, mais aujourd’hui c’est fini. »
Les autorités éthiopiennes, qui ont mis du temps à prendre au sérieux le problème, ont depuis lancé des campagnes de nettoyage de la jacinthe. En 2014, c’est l’Unesco qui s’est emparée du problème en donnant au plus grand lac d’Éthiopie le label de « Réserve de biosphère ». La préservation du lac – source du Nil bleu qui abrite plus de 50 % des réserves d’eau douce du pays – est essentielle pour les 2 millions de riverains dépendant de ses eaux, mais aussi pour le barrage éthiopien dont le fonctionnement serait perturbé si la jacinthe venait à se répandre dans son réservoir. « Si la jacinthe atteignait le barrage, le gouvernement éthiopien résoudrait le problème en 48 heures, mais ici, sur le lac à la source du Nil, ça n’intéresse personne », déplore Ayalew Mennale, directeur de l’Agence de protection du lac Tana.
Au sud du Soudan, une ombre inquiétante
Hamid Ayoub est président de la petite association de pêcheurs du village 6, situé sur les bords du réservoir de Roseires. « Ici, nous sommes au-dessus de l’ancien marché, explique-t-il en stoppant sa barque à une cinquantaine de mètres du rivage, tout notre village a été inondé quand ils ont surélevé le barrage de Roseires en 2012 ». Aujourd’hui, une nouvelle ombre plane sur les habitants : celle du barrage de la Renaissance. « Le barrage est à moins de 100 km d’ici, et on ne sait rien des conséquences qu’il risque d’engendrer sur le cours du Nil dont nous dépendons pour la pêche. Nous avons aussi l’habitude de ramasser et de vendre le bois charrié par le Nil depuis l’Éthiopie, mais avec le barrage, nous n’en trouvons presque plus », déplore le pêcheur.
À Khartoum, ces inquiétudes sont aussi partagées par les experts responsables de ce dossier. « Les risques pour notre approvisionnement en eau et pour les habitants sont difficiles à évaluer car nous dépendons des informations éthiopiennes concernant leur gestion du barrage pour gérer celui de Roseires. Mais les autorités éthiopiennes ne partagent aucune information », regrette Mustafa Hussein, membre du comité technique de l’équipe de négociation soudanaise sur le barrage de la Renaissance. En 2021, lors de la première phase de remplissage, l’absence de coopération entre les deux pays a causé d’importants problèmes à Khartoum. Dans un rapport publié par Bloomberg en juillet 2021, les auteurs montrent qu’une station de surveillance située à la frontière entre l’Éthiopie et le Soudan a relevé une chute de 100 millions de mètres cubes du niveau du Nil bleu entre le 12 et le 13 juillet 2021 (2). Plus en aval, ce phénomène a eu pour conséquence d’assécher six stations d’eau potable de la capitale, laissant la plupart des 5 millions d’habitants de la ville sans eau pendant trois jours.
Pourtant, en cas de coopération des autorités éthiopiennes, le Soudan peut espérer des retombées positives sur le fonctionnement de ses barrages et de son économie en général. Le gain de production d’électricité a été évalué à près de 2 000 GWh, soit un quart de la production moyenne d’électricité du pays. Cette augmentation est plus que nécessaire dans un pays confronté quotidiennement à des coupures d’électricité.
Sur l’Île de Tuti, une solution aux caprices du fleuve ?
« Cela fait deux jours que je suis coincée ici, encerclée par l’eau, j’ai dû quitter ma maison, elle est maintenant complètement sous l’eau », déplore Suakin, qui a trouvé refuge dans un bâtiment voisin. Cette mère de trois enfants vit sur l’île de Tuti, au cœur de la capitale soudanaise. Chaque année à la saison des pluies, les habitants sont mobilisés pour empêcher le fleuve d’inonder l’île située à la confluence du Nil bleu et du Nil blanc. Jour et nuit, ils se relaient pour surveiller une éventuelle crue soudaine et placer des sacs de sable aux endroits les plus vulnérables en cas d’alerte. Mais dans ce combat de l’Homme contre la Nature, le Nil finit souvent par gagner.
Pour les habitants de Tuti comme pour les Soudanais vivant sur les berges du Nil, le barrage de la Renaissance, en contrôlant son flot, devrait mettre un terme aux caprices du fleuve. Tous les Soudanais ont en mémoire les inondations dévastatrices de 2020 et de 2022 qui ont fait au moins (respectivement) 100 et 130 morts. Cette perspective a conduit les autorités soudanaises, qui font face chaque année à un coût humain et matériel énorme (4,4 milliards de dollars en 2020), à nuancer leur position initiale sur ce méga-projet susceptible d’atténuer les inondations.
« Sans les crues, la terre deviendra stérile »
Alors que les autorités éthiopiennes ont annoncé en mars 2023 que le barrage était terminé à 90 %, l’incertitude règne au Soudan quant aux véritables conséquences de ce projet sur le quotidien des habitants. Dans la province de Dongola, dans le nord du Soudan, Mountasir s’inquiète des effets du futur barrage sur ses cultures. « Les crues du fleuve sont essentielles à l’agriculture soudanaise, elles fertilisent depuis des siècles les champs grâce aux dépôts de sédiments. Sans elles, la terre deviendra stérile », explique l’agriculteur installé depuis plus de vingt ans dans cette plaine inondable.
Chaque été, les pluies abondantes qui s’abattent sur les hauts plateaux éthiopiens emportent d’importantes quantités de sédiments jusque dans le fleuve. Mais l’immense réservoir du barrage de la Renaissance devrait retenir 86 % des alluvions charriés par le Nil et ne rejeter qu’une eau appauvrie, affectant la fertilité des sols soudanais (3).
Le lac Nasser, le joyau égyptien menacé
Le lac Nasser, l’un des plus grands du monde, s’est formé à la suite de la construction du barrage d’Assouan voulu par Gamal Abdel Nasser – dont il tire aujourd’hui son nom – dans les années 1960. Réservoir d’eau de 168 milliards de mètres cubes, ce lac est vital pour la sécurité hydrique et l’économie de l’Égypte, dont le Nil est l’unique source d’eau douce. Cette infrastructure a en effet permis aux Égyptiens de développer leur économie en contrôlant le flot du Nil et ses inondations saisonnières. En retenant les eaux des crues, l’Égypte a pu maximiser l’utilisation du fleuve et augmenter de 30 % la superficie des terres cultivables. Mais plusieurs menaces pèsent aujourd’hui sur le lac.
Située dans une zone désertique, la retenue d’eau perd entre 10 à 16 milliards de mètres cubes d’eau chaque année à cause de l’évaporation (4). À cela s’ajoutent les risques liés au barrage de la Renaissance. Selon les prévisions, le remplissage du barrage – étalé sur une période de six ans – devrait réduire le niveau de l’eau du lac Nasser de 12 milliards de mètres de cubes (selon une étude réalisée par des chercheurs égyptiens en 2015) et ainsi affecter la production hydroélectrique du haut barrage d’Assouan de 20 à 30 %.
Un delta en sursis
Le delta du Nil est le véritable poumon agricole et économique de l’Égypte. Ce patchwork de terres parcouru par les bras du Nil et de nombreux canaux artificiels fait face à d’importantes menaces environnementales causées par le changement climatique et l’impact anthropique. Alors que la plaine du delta n’est située qu’à 1 m au-dessus du niveau actuel de la mer, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a annoncé que près de 15 % des terres fertiles du delta étaient déjà affectées par la montée des eaux et la salinisation croissante des sols.
En raison de l’intensification de l’activité humaine le long du Nil, les fonctions environnementales du delta ont été perturbées, notamment par la construction de barrages retenant les sédiments et les crues saisonnières. En effet, une grande partie des sédiments emportés depuis les hauts plateaux éthiopiens et qui jadis participaient à la formation du delta se sont retrouvés bloqués dans le lac Nasser. Avec la finalisation du barrage de la Renaissance – censé retenir environ 86 % des sédiments contenu dans le Nil Bleu – et l’augmentation du niveau de la mer, des scientifiques de la Société géologique américaine prédisent qu’une partie du delta se trouvera sous la mer à la fin du siècle.
« Une ligne rouge à ne pas franchir »
C’est l’un des arguments phares des opposants au barrage éthiopien : les conséquences alarmantes d’une baisse du niveau du Nil. Dans ce pays sans précipitations, dépendant à 97 % du fleuve pour son agriculture, son industrie et l’accès à l’eau de sa population, le Nil est au cœur des préoccupations des dirigeants qui en ont fait une question de sécurité nationale. À la tête d’un pays de 109 millions d’habitants, le président Abdel Fattah al-Sissi a déclaré que l’Égypte faisait partie des pays les plus pauvres en eau avec une moyenne de 550 mètres cubes d’eau par an et par habitant, bien en deçà du seuil de 1 000 mètres cubes établi par les Nations unies pour qualifier un pays en état de stress hydrique. Avec le barrage de la Renaissance, l’Égypte craint que le débit du Nil ne soit réduit, et que cela finisse par affecter la sécurité de l’ensemble du pays.
Pour Mohamed Nasreddin Allam, ancien ministre égyptien de l’Irrigation, lorsque les premières pierres du barrage éthiopien ont été posées, aucun compromis n’est envisageable avec l’Éthiopie sur le partage du Nil : « Nous n’avons actuellement que 60 milliards de mètres cubes d’eau par an pour notre pays alors que nos besoins s’élèvent à 114 milliards. Nous sommes actuellement incapables de développer nos industries en raison du manque d’eau. Alors remettre en cause la part de l’Égypte dans l’eau du Nil est une ligne rouge à ne pas franchir », assène-t-il.
Notes
1- Getachew Bayable, Ji Cai, Mulatie Mekonnen, Solomon Addisu Legesse, Kanako Ishikawa, Hiroki Imamura, Victor S. Kuwahara, « Detection of Water Hyacinth (Eichhornia crassipes) in Lake Tana, Ethiopia, Using Machine Learning Algorithms », Water 15, 2023.
2- Simon Marks, Mohammed Alamin, « Giant Dam Is Messing Up Water in Africa Even Before It Is Filled », Bloomberg, 9 juillet 2021.
3- Walaa Y. El-Nashar, Ahmed H. Elyamany, « Managing risks of the Grand Ethiopian Renaissance Dam on Egypt », Ain Shams Engineering Journal, Volume 9, Issue 4, décembre 2018.
4- Hala M.I. Ebaid, Sherine S. Ismail, « Lake Nasser evaporation reduction study », Journal of Advanced Research, Volume 1, Issue 4, octobre 2010.
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