La Tribune - Pour quelle raison, le parti communiste chinois a laissé les petits porteurs emprunter aux banques pour pouvoir boursicoter ?
Mylène Gaulard. Très rapidement, et sûrement du fait des nombreux dirigeants politiques chinois souhaitant eux aussi placer leur épargne dans un secteur plus rémunérateur que l’immobilier, le gouvernement présenta très favorablement l’effervescence connue sur les marchés financiers, facilitant l’ouverture de 80 millions de nouveaux comptes auprès des courtiers depuis moins d’un an et une augmentation de 150% des cours boursiers. De même, pour inciter les investisseurs étrangers à placer leurs capitaux en Chine, le rapprochement des places boursières de Shanghai et Hongkong en novembre 2014 donna aux étrangers la possibilité d’acheter des titres en Chine continentale via Hongkong, et, réciproquement, les Chinois furent autorisés à acheter des titres de la Bourse de Hongkong.
Outre la volonté d’offrir aux catégories les plus riches un nouveau moyen de valoriser leur épargne, ce pas vers une libéralisation financière accrue marque la volonté du gouvernement de faire du renminbi (autre nom pour le yuan, ndlr) une monnaie internationale mais aussi de limiter le ralentissement de la croissance en offrant un nouveau moyen de financement aux entreprises.
Cela peut encourager les pratiques spéculatives...
Les dirigeants sont conscients des risques encourus par les pratiques spéculatives engendrées alors, c’est la raison pour laquelle l’ouverture de nouveaux comptes d’opérations sur marge fut interdite en janvier 2015 (pratique pourtant réhabilitée durant la récente chute des cours...). Mais avec la volonté de libéralisation financière souhaitée par le gouvernement afin de renforcer la confiance des investisseurs étrangers et faire du yuan une monnaie internationale, ainsi qu’en raison du besoin de limiter le ralentissement économique, le développement de secteurs spéculatifs comme l’immobilier ou la finance apparaît comme un pis-aller. Le grand risque de cette libéralisation financière poussée jusqu’au bout serait pourtant une sortie des capitaux du territoire, les placements effectués à l’extérieur de Chine étant manifestement beaucoup plus rentables... Depuis 2013, plusieurs économistes du Fonds monétaire international (FMI) avaient d’ailleurs averti la Chine des risques posés par cette libéralisation.
Pour quelle raison les petits porteurs se sont tournés avant tout vers les marchés financiers ?
Les petits porteurs ont été encouragés à investir sur les marchés financiers, notamment parce que la baisse des prix observée dans le secteur de l’immobilier depuis juin 2014 dans la majorité des grandes villes chinoises les incitait à trouver une nouvelle source de valorisation de leur épargne et à fuir des placements bancaires ne leur proposant que de très faibles taux d’intérêt. Malgré la libéralisation progressive des taux d’intérêt, les dépôts sont effectivement très peu rémunérés, et le marché financier chinois en plein essor apparaissait comme la seule possibilité de placement rentable pour les épargnants chinois, et ce d’autant plus que pour ces derniers les investissements sur les marchés financiers étrangers restent encore très contrôlés.
Ces particuliers empruntent auprès des banques pour investir. Mais une chute des valeurs boursières ne risque-t-elle pas de créer un effet boule de neige sur le système bancaire puisque ces derniers ne pourraient plus rembourser leurs emprunts ?
Il existe aujourd’hui plus de cent millions de petits porteurs sur le sol chinois, et contrairement à ce que nous connaissons en Europe et aux États-Unis, ce ne sont donc pas de grands investisseurs institutionnels qui détiennent la majorité des titres sur les marchés financiers. Or, ces petits investisseurs, dont certains ont même quitté leur travail ces dernières années pour se lancer dans cette activité à temps plein, se sont lourdement endettés pour acheter leurs titres, avec des opérations dites "sur marge". On considère que 25% des titres achetés l’ont été à crédit ces derniers mois, ce qui représenterait actuellement 8% à 9% de la capitalisation boursière de la place de Shanghai.
Évidemment, avec une dette totale des agents non financiers qui atteint déjà officiellement 230% du PIB, et une finance informelle, le fameux "shadow banking", qui représente au moins 50% du PIB, le système bancaire pourrait se retrouver impacté en cas de nouvelle chute des cours. Officiellement, le ratio de créances douteuses n’était que de 1,25% en 2014, ce qui est sans doute un chiffre sous-estimé dans un contexte de ralentissement de la croissance et une hausse de 112,65% des retards de paiement en 2014. Avant même la chute des cours sur la place de Shanghai observée entre le 15 juin et le 9 juillet 2015, une prochaine crise bancaire paraissait donc assez probable, avec notamment des collectivités locales surendettées incapables de rembourser leurs prêts.
Or, les difficultés de trésorerie que les grandes entreprises publiques (absorbant toujours une majorité des prêts bancaires officiels) risquent de rencontrer du fait de la baisse des cours boursiers pourraient renforcer les créances douteuses au sein du secteur bancaire traditionnel. De même, on oublie souvent qu’une partie du shadow banking transite par les banques, et l’incapacité des petits investisseurs à rembourser leurs prêts, dont le montant atteignait dernièrement plus du tiers de la valeur des titres achetés, pourrait se répercuter également par ce canal sur le système bancaire.
L’Europe et les États-Unis s’inquiètent des répercussions financières mondiales. Certains investisseurs expliquaient qu’un effondrement des marchés financiers chinois représenterait un risque plus important que la crise grecque...
Les sommes en jeu sont beaucoup plus importantes dans le cas de la Chine. La récente chute des cours sur les marchés financiers chinois correspond par exemple à environ 2.900 milliards d’euros de perdus, ce qui équivaut à seize fois le produit intérieur brut de la Grèce en 2014... Même s’il est possible depuis novembre 2014 pour les investisseurs étrangers d’acheter via Hong Kong des titres cotés à Shanghai, moins de 5% des titres émis sur le territoire chinois sont actuellement entre les mains d’investisseurs étrangers, et les marchés financiers chinois sont encore relativement peu développés et connectés au reste du monde. Pour cette raison, la transmission internationale d’une crise boursière chinoise ne passerait pas par ce canal.
En revanche, une accélération du ralentissement économique provoquée par une crise boursière pourrait impacter le reste de la planète par le biais d’une baisse des importations chinoises et surtout d’une vente massive de devises, et donc de l’abandon progressif des bons du Trésor de la zone euro et des États-Unis détenus par la Chine, afin de faire face au départ des capitaux étrangers. Les investisseurs étrangers n’ont d’ailleurs pas attendu la crise boursière pour quitter le pays : depuis le deuxième trimestre de 2014, la balance financière de la Chine est négative, ce qui révèle la hausse des investissements directs chinois à l’étranger mais surtout la fuite des capitaux étrangers, notamment des capitaux spéculatifs (souvent réunis sous le terme de "hot money") difficilement contrôlés par les autorités, inquiets du ralentissement économique observé depuis 2011 et profitant du retour de la croissance aux Etats-Unis.
Depuis janvier 2015, les réserves de change chinoises ont d’ailleurs commencé à chuter sous l’impact de ces sorties de capitaux et de la volonté de la banque centrale d’éviter une dépréciation du yuan pouvant accélérer la fuite des investisseurs étrangers. Si cette sortie des capitaux est dangereuse pour l’économie chinoise, elle l’est donc aussi pour l’Europe et les Etats-Unis en raison des réactions de la banque centrale et des effets néfastes pour nos économies du débouclage du carry-trade actuel (appréciation des monnaies, nouvelles bulles spéculatives, emballement du crédit...)..
Comment voyez-vous l’évolution des Bourses chinoises ? (Lundi 13 juillet, l’indice de Shenzen a bondi de 4,18% et celui Shangai de 2,39% ). L’Etat peut-il enrayer durablement leur déclin grâce à ses mesures d’urgences ?
L’Etat a effectivement été très réactif face à la baisse des cours. Une centaine de grands groupes publics ont par exemple reçu l’interdiction de vendre des actions de leurs filiales cotées en Bourse, et des gels de procédures d’introduction en Bourse furent décidés. De même, les échanges furent interrompus sur 1.300 entreprises cotées, ce qui correspondait à 40% de la capitalisation boursière chinoise, et les gestionnaires de fonds furent encouragés à racheter des milliards de yuans de titres pour enrayer la chute des cours. Les mesures prises la semaine dernière restent exceptionnelles de par leur caractère autoritaire, avec par exemple l’obligation pour les plus gros investisseurs de racheter des titres et l’interdiction d’en vendre. Couplées à une interdiction pour les médias d’évoquer la crise boursière, ces mesures coercitives ont évidemment permis d’enrayer la chute des cours depuis le 9 juillet.
Malheureusement, s’il veut renforcer la crédibilité de sa libéralisation financière et faire du renminbi (autre nom du yuan, ndlr) une monnaie internationale, le gouvernement ne pourra pas continuer à adopter de telles mesures pour empêcher une chute des cours inéluctable (malgré la récente baisse de 30%, on estime que ces derniers sont encore surévalués relativement à la valeur fondamentale des entreprises cotées).
Quel serait l’impact d’un nouvel effondrement des Bourses chinoises sur l’économie du pays et notamment sa croissance plusieurs fois revue à la baisse ?
Le président Xi Jinping évoquait en mai 2014 une "nouvelle normalité" pour la croissance économique chinoise, acceptant notamment le ralentissement structurel lié à la hausse des coûts du travail et à une moindre productivité. Depuis 2011, la croissance du PIB n’a effectivement pas cessé de ralentir, avec une prévision de 7% en 2015 contre une moyenne proche de 10% durant la décennie 2000. Ce que ne révèle pas cette croissance qui reste élevée, c’est que tous les secteurs de l’appareil productif sont en difficulté, avec par exemple une chute des ventes d’automobiles de 11% entre mars et avril 2015 et une baisse de la production dans ce secteur de 8,9% en avril, et qu’une part importante de l’augmentation du PIB repose sur l’essor de secteurs spéculatifs comme l’immobilier ou la finance ainsi que sur le maintien en activité d’entreprises publiques présentant des surcapacités de production. Un nouvel effondrement des Bourses chinoises risquerait de renforcer l’inquiétude des investisseurs et d’accélérer la fuite des capitaux, évolution qui serait facilitée par la libéralisation financière que le gouvernement souhaite achevée d’ici 2020. Le soutien artificiel apporté à la croissance du PIB ne pourrait alors perdurer.
Karl Marx à Pékin : Les racines de la crise en Chine capitaliste (Editions Demopolis, 2014