La rencontre avec le président russe était diffusée en accès libre en soirée du 6 février sur le média social X et la chaîne YouTube de Tucker Carlson, qui compte plus d’un million d’abonnés. C’était la première entrevue de Vladimir Poutine avec un journaliste occidental depuis l’invasion de l’Ukraine. Elle a permis de montrer d’importants défauts dans la cuirasse du président et des incohérences dans les raisons motivant son « opération spéciale ». Si le chef du Kremlin voulait s’adresser aux républicains hostiles au soutien à l’Ukraine, il a fait beaucoup plus que çà.
Poutine passe son message
Les éditorialistes occidentaux sont unanimes à décrire l’entrevue de Carlson comme ayant été complaisante à l’extrême pour le dirigeant russe. Il faut rappeler que dans son ancien talk-show, « Tucker Carlson Tonight », il avait affirmé sans preuve que l’Ukraine abritait des laboratoires secrets de mise au point d’armes biologiques, argument utilisé pour justifier l’« opération spéciale ». C’est donc en toute connivence qu’il a laissé Vladimir Poutine résumer pendant deux heures les grandes lignes de sa propagande. Pour le magazine américain, Rolling Stone « Poutine a utilisé Tucker Carlson pour essuyer le sol du Kremlin » dans cette entrevue. Une intervenante de la chaîne de télévision américaine CNN, Clarissa Ward, considère que le président russe a eu « une victoire de propagande ». Comme plusieurs personnes publiques américaines, Hillary Clinton, ancienne secrétaire d’État, a qualifié Tucker Carlson « d’idiot utile ». Pour sa part, le député républicain Adam Kinzinger a été un peu plus loin et l’a qualifié de « traître ». Le Washington Post considère pour sa part que Poutine « pontifiait » Tucker Carlson l’empêchant de s’exprimer.
Poutine perd gros sur la forme
Si au niveau du contenu, Poutine a pu présenter une Histoire alternative russe niant l’existence de l’Ukraine, au niveau de l’image, Tucker Carlson dominait tellement le président que cela en était pénible à voir. Poutine brusquait, insultait presque son vis-à-vis, enchaînant l’un après l’autre d’un ton monotone des éléments de propagande préfabriquée déjà connus. L’importante différence de niveau de la connaissance des codes médiatiques entre les deux participants était tellement évidente qu’après l’enregistrement, l’Américain a dit dans une vidéo qu’il n’était pas sûr de quoi penser de l’entrevue puisque le président, n’en ayant pas fait beaucoup, s’expliquait mal. Pendant un peu plus de deux heures, Tucker Carlson était comme un gros chat ayant apporté une souris à ses chatons républicains. Les yeux rivés sur le président russe, il donnait de temps en temps des coups de patte pour le ramener sur le terrain de jeu afin que ceux-ci puissent bien s’amuser.
Une certaine rigueur
Complaisante, cette entrevue n’en a pas moins été faite avec une certaine rigueur, Carlson prenant de cours Poutine avec sa première question qui était : « Le 26 février 2022, vous avez dit aux citoyens de votre pays, quand le conflit en Ukraine a commencé, que vous agissiez ainsi parce que vous étiez arrivé a la conclusion que les États-Unis, en utilisant l’OTAN, pourraient initier une attaque-surprise sur la Russie. Pour des oreilles américaines, cela semble paranoïaque. Dites-moi pourquoi vous croyez que les États-Unis pourraient frapper la Russie sans provocation. »
Surpris par cette question directe qui mettait en jeu toute sa stratégie en Ukraine et menaçait dans les premières secondes toute l’opération de relation publique avec la droite Américaine qu’était cette entrevue, Poutine a commencé par nier qu’il avait dit cela, une erreur évidente puisque Carlson avait les extraits pertinents en main. Alors que celui-ci allait les présenter au président, ce dernier, coincé, s’est alors lancé dans un long résumé de l’histoire son pays, remontant jusqu’en l’an 862, énonçant pendant près d’une demi-heure des dates qu’il considérait clé pour prouver que l’Ukraine a toujours été une partie de la Russie, la mentionnant comme sa partie sud.
Des trous dans l’argumentaire
Dans cette présentation toute subjective, Poutine affirme qu’à l’époque la Première Guerre mondiale la population du territoire ukrainien s’est inventé une nationalité pour des raisons de protection. Lors de son exposé, il mentionne cependant que la révolution bolchevique avait avalisé la nationalité ukrainienne, pointant que l’actuel territoire ukrainien était la résultante de décisions faites « pour des raisons inconnues » par Staline. Lénine aurait aussi transféré à l’Ukraine des terres russes. Ce territoire qui n’existe pas a donc eu l’aide de deux des plus grandes figures de l’URSS.
Devant ce manque de cohérence dans l’argumentaire, Carlson lui demande alors si la Pologne et les autres pays comme la Hongrie et la Roumanie, dont des territoires ont été inclus dans l’Ukraine actuelle, ont le droit de les récupérer. Esquivant la question, Poutine refuse une autre fois de répondre à Carlson au sujet de son affirmation que c’était la peur d’une attaque des États-Unis qui l’avait amenée à envahir l’Ukraine. Bref, le dirigeant russe affirme que cette guerre est pour chasser les nazis, mais du même souffle justifie l’invasion par ce qu’il appelle le coup de 2014 en Ukraine et l’attaque du Donbass par Kiev. L’expansion de l’OTAN serait aussi en toile de fond de la situation.
Carlson ramène l’attention mondiale sur l’Ukraine
La réaction mondiale à cette entrevue a été forte et rapide, le responsable de la Défense nationale polonaise, Wladyslaw Kosiniak-Kamysz affirmant que les propos de Poutine concernant le fait qu’il n’a pas d’intérêts en Pologne, en Lettonie ou ailleurs n’ont aucune crédibilité. De son côté, le président du parlement polonais Szymon Holownia a dénoncé « les divagations historico-littéraires » de Vladimir Poutine sur l’histoire de la Pologne, de l’Ukraine et de l’Allemagne. Selon lui, le dirigeant russe est un danger mortel pour les États baltes, la Pologne, l’Europe et la liberté.
Si l’entrevue donne un levier à la Russie pour influencer le scrutin américain, ce pays est maintenant de retour au premier plan des intérêts des électeurs américains, ce qui est une très mauvaise nouvelle pour Moscou. Les médias américains commencent donc à fouiller des informations au sujet de la campagne de Trump de 2016, s’intéressent aux actions des services de renseignements russes sur les serveurs du Parti démocrate, aux contacts de Donald Junior et de plusieurs de ses collaborateurs. La menace russe revient par la grande porte dans les enjeux électoraux américains. Si Biden arrive à faire passer son aide de 60 milliards pour l’Ukraine, Poutine pourra en attribuer une partie de la raison à cette entrevue.
Michel Gourd
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