Édition du 24 septembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

La ville de Ferguson se sert de ses policiers pour plumer ses résidents

Zoé Carpenter, The Nation, 4 mars 2015

Traduction, Alexandra Cyr

Il y a plus de sept ans, une dame afro-américaine se stationne dans un endroit interdit à Ferguson au Missouri. On lui remet une contravention de 151$. Elle a du mal à payer cette contravention, elle qui est souvent sans abri. Au cours de sept années suivantes elle est accusée sept fois de « défaut de comparution » à ses convocations en cours. Chacun de ces défauts lui vaut d’autres amendes si bien que sa dette envers la ville aboutit à une arrestation. Depuis 2014, elle a été arrêtée deux fois, a passé l’équivalent d’une semaine en prison et a payé 550$ d’amendes. En décembre dernier elle devait encore 541$.

L’Attorney général (ministre de la justice aux U.S.A.n.d.t.) a résumé cette histoire en disant : Inexplicable ! C’était lors de sa conférence de presse de mercredi (4-3courant) lorsqu’il a rendu public le rapport d’enquête du ministère de la justice sur le service de police de Ferguson et sur sa cour municipale. Ce rapport confirme ce que les résidents-es de cette ville disent depuis longtemps : « les policiers font du profilage racial sur une base routinière et violent ainsi leurs droits constitutionnels ». Le rapport situe les racines de ces comportements dans des pratiques discriminatoires. Il soutient en plus qu’il n’y pas que le corps policier qui soit en faute. L’administration de la ville elle-même se sert de ses policiers pour garnir ses coffres sur le dos des résidents-es ; elle compte sur la moindre infraction pour avoir un budget équilibré.

Le rapport décrit les pratiques de biais raciaux dans la distribution des contraventions, depuis le non respect des arrêts obligatoires, aux arrestations à la cour et finalement au cycle d’incarcération et d’endettement de la partie de la population afro-américaine. Elle compte pour 67% de la population totale de la ville. Toujours selon ce rapport elle écope de 85% de toutes les contraventions pour infractions dans le trafic, 90% des citations à comparaitre, 88% des incidents où les policiers ont utilisé la force et 93% des arrestations. On leur attribue la presque totalité des crimes mineurs comme traverser les rues à des endroits interdits. On recherchera les autos des conducteurs-trices noirs-es deux fois plus que celles des blancs, qu’on soupçonne deux fois moins de posséder des drogues ou de se livrer à des trafics illicites. 95% des personnes qui passent deux jours ou plus en prison sont des noirs-es.

Le racisme crasse des employés-es de la ville est de notoriété publique et vient soutenir ces statistiques. On trouve dans le rapport la transcription d’un certain nombre de courriels échangés entre les policiers les autorités de la cour municipale. Ils contiennent des propos chôquants. Par exemple, en novembre 2008 à propos de l’élection du Président Obama qui ne devrait pas être longtemps en poste parce que : « qui est le noir qui a gardé un emploi continu plus de quatre ans » ? Un autre en 2011 affichait une photo d’un groupe de femmes dansant la poitrine nue. Il semble que cela se passait en Afrique. Commentaire sur le courriel : « Une réunion de l’école secondaire de Michelle Obama ».

Mais une plus subtile pression systémique encourage le zèle policier à Ferguson : la ville compte tellement sur les amendes pour se financer qu’elle se repose sur les contrevenants pour y arriver. « Les dirigeants-es semblent considérer certains-es résidents-es, spécialement les afro-américains-es du cœur de la ville plus comme des contrevenants-es éventuels et donc comme une source de revenu, que comme des citoyens-nes » mentionne encore le rapport. Cette année, la ville prévoit récolter 3,09 millions en amendes et frais de toutes sortes prélevés partout où c’est possible, sur les 13,26 millions de revenu prévus dans son budget. Par exemple, à Ferguson les résidents-es peuvent payer entre 77$ et 102$ si leur gazon n’est pas tondu. Ailleurs, dans d’autres villes, cette infraction ne coutera que 5$.

L’enquête du ministère de la justice a donc découvert, sans surprise que la ville « engage » ses policiers à distribuer un maximum de contraventions pour toutes sortes d’infractions, de citations à comparaitre, d’arrestations. Elle va même jusqu’à punir ceux et celles qui ne respectent pas les cibles prévues. Par exemple, en 2010, le directeur des finances de la ville écrit au chef de police qu’à : « moins que le nombre de contraventions n’augmente sérieusement avant la fin de l’année, il sera difficile d’avoir le budget nécessaire pour l’an prochain….ce n’est pas un petit enjeu ». Chaque amende non payée génère d’autres frais et souvent des mandats d’arrestation. Nous sommes devant des pénalités à la pauvreté.

Cette exigence de revenus influence les comportements des policiers. Ils utilisent plus souvent que d’autres, une force excessive, le pistolet Taser, les chiens, la violation du droit de parole, les interceptions et les arrestations, dit encore le rapport. Cela a transformé le service de police en agence de perception pour la cour municipale qui a son tour devient un tribunal d’intimidation où les droits à un procès équitable et à la protection prévus au quatorzième amendement (de la Constitution) sont abandonnés particulièrement quand il s’agit des noirs-es. Le rapport montre également que dans ce contexte, la Cour utilise son pouvoir pour « soutenir les intérêts financiers de la ville » pas pour soutenir la justice. Dans la même logique, le corps policier utilise les mandats d’arrestation non pas pour protéger le public mais d’abord et avant tout pour récolter un nombre maximum d’amendes.

Toute personne qui a eu à approcher le système de justice criminelle de la région de St-Louis n’est pas surprise de ces « révélations ». « Les cours municipales de cette région ont toujours été des perceptrices de revenus », dit M. B. Roediger, directeur de la clinique légale de l’école de droit de l’Université de St-Louis : « C’est donc dire que les mauvais comportements policiers rapportent ». Toujours selon M. Roediger, grosso-modo, les 90 municipalités du Comté de St-Louis ont leurs cours municipales. Elles opèrent à temps partiel et fonctionnent sensiblement comme celle de Ferguson. Leur objectif est que les villes arrivent à un budget équilibré. La ville de Ste-Anne, à quelques miles à l’est de St-Louis a perdu son centre commercial en 2010. Elle a donc perdu les taxes afférentes. Depuis ce moment, selon une évaluation, les revenus des contraventions, celles liées à la circulation et aux amendes à elles seules, sont passés de 500,000$ à 3,500 millions de dollars.

Selon M. Radley Balko du Washington Post, certaines villes de ce comté retirent 40% et plus de leurs revenus des amendes imposées par leur cour municipale pour des violations mineures aux règlements. Par exemple, à Bel-Ridge, (2,700 de population dont 80% de noirs-es) il était prévu de collecter 450$ par ménage en amendes imposées par la cour en 2014. C’était leur plus grande source de revenus. Ces sommes sont immédiatement réintroduites dans le système : 25,000$ sert à payer les avocats qui travaillent à la cour douze heures par mois.

M. Thomas Harvey, directeur du groupe d’aide juridique Arch City Defenders, nous dit : « Ma plus grande crainte avec ce rapport c’est l’isolement de Ferguson sur ces questions. C’était leur mandat. Mais cela ne dit rien des 90 autres villes de la région et ailleurs dans plusieurs États du pays, qui agissent de la même manière. Recevoir une amende, être intercepté-e, recevoir une contravention et être emprisonné-e pour ne pas avoir payé les amendes est si courants que bien des gens, surtout les noirs-es en ont perdu le décompte. Je n’exagère pas quand je dis que ces gens sont détenus et extorqués sur une base quotidienne tant que leurs amis-es, leur parenté n’aient réuni tout ce qu’ils ont pour payer ces amendes ».

Ms Harvey et Roediger pensent que les cours municipales devraient être dissoutes et que les causes qu’elles entendent devraient passer à un autre niveau. Ce genre de recommandation ne parait pas dans la longue liste de réformes incluse dans le rapport du Ministère de la justice. Il recommande à la ville de diminuer le coût des amendes, de développer des alternatives au paiement et de cesser d’emprisonner les gens pour non payement des amendes entre autres.

M. Holder, l’Attorney général, dit que tout peut-être envisagé. Il a prévenu les autorités de la ville que même si les recommandations n’avaient rien de coercitif, son ministère se réservait le droit d’intervenir pour protéger les droits constitutionnels des citoyens-nes de Ferguson. Il a traité de la situation dans la région en demandant aux « municipalités environnantes » de voir à réformer leur manière d’appliquer la justice. Il a déclaré que : « c’est la culture sous-jacente du service de police et de la cour qui doivent changer ».

Mais, comme son rapport le démontre, ce sont aussi les sous-jacents économiques qui doivent changer.

Zoë Carpenter

Journaliste à The Nation (États-Unis).

Sur le même thème : États-Unis

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...