Édition du 11 février 2025

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États-Unis

Trump, la répression anti-migratoire et les profits de la peur

Selon le philosophe Alberto Toscano, auteur notamment de Late Fascism (« Le fascisme tardif », qui paraîtra bientôt en français aux éditions de la Tempête), les plans d’expulsion massive de Trump s’inscrivent dans une histoire longue de guerre politique et juridique contre les migrant·es.

21 janvier 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/profits-peur-trump-immigration-racisme/

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« Ils n’ont encore rien vu. Attendez 2025. » C’est ce qu’a déclaré Tom Homan, le « tsar des frontières » récemment nommé par Donald Trump, lors de la conférence du National Conservatism en juillet dernier, où Tom Homan a annoncé que, si Trump revenait à la Maison-Blanche, il dirigerait « la plus grande force de déportation que ce pays ait jamais vue ».

Quelques mois plus tôt, Stephen Miller, le futur chef de cabinet adjoint de Trump et principal agitateur anti-migrants, avait exposé sa propre vision sombre de la « répression migratoire la plus spectaculaire » : faire appel à l’ensemble des pouvoirs fédéraux pour une campagne de déportation massive qui écraserait les avocats spécialisés dans les droits des immigrants et tous les efforts visant à protéger les travailleurs sans papiers de la surveillance, de l’incarcération et de l’expulsion.

Aujourd’hui, à moins de quelques jours de l’investiture de Trump, les menaces à l’encontre des responsables municipaux ou étatiques désireux d’offrir un « sanctuaire » sont devenues plus explicites, comme lorsque Tom Homan a récemment promis de poursuivre le maire de Chicago, Brandon Johnson, s’il continuait à « héberger et dissimuler » des demandeurs d’asile.

Les plans de déportation massive de Trump sont alarmants, mais ils sont aussi une récapitulation consciente (bien qu’accélérée) de la longue histoire de racisme d’État anti-migrants des États-Unis, ainsi que le produit d’un système très rentable de détention et de surveillance soutenu par les administrations successives des deux grands partis. La principale fonction de l’expulsion dans les économies capitalistes qui dépendent de la main-d’œuvre immigrée et sans papiers n’est pas d’expulser ces travailleurs, mais de les subordonner.

Qu’elles prennent ou non la forme « spectaculaire » recherchée par Miller, elles rapporteront des dividendes de multiples façons : elles permettront aux prisons privées et autres entreprises carcérales chargées de gérer la répression à venir de continuer à faire des bénéfices, tout en permettant à Trump de tirer un profit politique de l’affirmation selon laquelle les migrants sont les premiers coupables du « carnage américain ». Cette stratégie ne connaît aucune limite morale ou factuelle, comme l’a montré la réponse de MAGA aux récentes violences à la Nouvelle-Orléans et à Las Vegas – déclarant « Nous devons sécuriser cette frontière » alors même que les deux attaques ont été perpétrées par des citoyens étatsuniens nés aux USA et ayant un long passé militaire.

Pour contester la violente désignation des migrants comme boucs émissaires qui s’annonce, il faudra se mobiliser contre la prétention de l’administration Trump à être le champion du « travailleur américain »

150 ans de guerre juridique contre les migrants

La rhétorique qui entoure la politique phare du mouvement MAGA ressemble à une compilation des plus grands succès de 150 ans de lutte contre les migrants via des lois nativistes. Les diatribes sinophobes de Trump contre le fentanyl chinois franchissant la frontière rappellent que les travailleurs chinois ont été la première cible des lois répressives et racistes sur l’immigration aux États-Unis, à commencer par la loi Page de 1875, ainsi que d’un mouvement ouvrier nativiste qui s’est battu pour que la main-d’œuvre reste blanche.

Mais ce n’est que le début. En 2015, Donald Trump a invoqué la tristement célèbre « opération Wetback » menée par Dwight Eisenhower en 1954 comme un possible modèle à suivre pour sa propre administration. Les mensonges que Trump et le vice-président élu JD Vance ont répandus cet automne sur les immigrés haïtiens de Springfield, dans l’Ohio, montrent à quel point le racisme anti-Noirs et anti-Latinos a joué un rôle crucial, depuis le « boatlift » des immigrés cubains et haïtiens de Mariel en 1980, dans la présentation de la migration comme une crise de la sécurité nationale.

La promesse du programme des Républicains pour 2024 de « déporter les gauchistes pro-Hamas » des campus universitaires nous rappelle à quel point les politiques anti-migrants ont souvent été liées à des paniques politiques concernant les subversifs étrangers, depuis la loi McCarran-Walter de 1952, qui classait les communistes et les anarchistes dans la catégorie des « étrangers expulsables, jusqu’à la Loi sur les Ennemis Étrangers de 1798 (Alien Ennemies Act 1798, utilisée pour justifier l’internement massif des Étatsuniens d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale (et maintenant également citée par Trump et ses acolytes comme un moyen de contourner les obstacles juridiques à l’arrestation de millions d’immigrants sans papiers).

Aujourd’hui, le Congrès est sur le point d’adopter la loi Laken Riley, avec un soutien considérable des démocrates, qui élargit encore la détention obligatoire, y compris pour les immigrés en situation régulière, sous le prétexte d’une vague inexistante de « criminalité immigrée ».

Si l’idéologie xénophobe de MAGA n’a guère innové par rapport à ses prédécesseurs – se distinguant principalement par sa grossièreté sans fard – ses efforts pour transformer le racisme nativiste en une plateforme politique centrale trouvent également des précédents dans l’histoire récente de la loi sur l’immigration et de son application.

L’administration de Bill Clinton, et en particulier son soutien à des projets de loi tels que la Loi sur la Réforme de l’Immigration Illégale et la Responsabilité des Immigrés (Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act), qui criminalisent l’immigration, ont marqué un tournant pour la « machine à expulser » des États-Unis. Comme l’a fait valoir Silky Shah, directrice exécutive de Detention Watch Network, le tournant punitif des années Clinton a facilité la fusion de l’application des lois sur l’immigration et du complexe industriel carcéral en un seul et même paysage carcéral.

C’est en 2014, sous la présidence de Barack Obama – surnommé le « déporteur en chef » bien avant l’entrée en fonction de Trump – que le même Tom Homan, alors haut responsable de l’U.S. Immigration and Customs Enforcement (ICE), a commencé à promouvoir l’idée de recourir à la « séparation des familles » pour décourager l’immigration. Bien que Obama ait hésité à mettre en œuvre cette idée, il a néanmoins honoré Homan en lui décernant le Presidential Rank Award l’année suivante. Comme le note Silky Shah, le travail de l’administration Obama pour relier le système de détention/déportation aux forces de l’ordre « s’est étendu et a mis en place une puissante machinerie » que Trump exploitera plus tard.

Profit privé, propagande publique

La privatisation a constitué une dimension importante de ces systèmes imbriqués. Sous le couvert de « réformes » bienveillantes, l’administration Obama a supervisé à la fois l’augmentation des poursuites fédérales pour des délits d’immigration tels que la réadmission illégale et le recours accru à des prisons privées et à des « alternatives à la détention » pour les migrants, y compris diverses formes de surveillance et d’« e-carceration ».L’industrie des prisons privées, qui a déjà vu ses actions dopées par la nouvelle de la victoire électorale de Trump, s’attend à une manne sous sa seconde administration.

Pour sa part, et jusqu’à ses derniers jours, l’administration Biden a prolongé des contrats lucratifs avec les sociétés qui gèrent les installations privées où sont entreposés la majorité des migrants sans papiers détenus – plus de des détenus de l’ICE se trouvaient dans des centres de détention privés en juillet 2023 – malgré des cas documentés de « négligence médicale, de décès évitables, d’utilisation punitive de l’isolement cellulaire, d’absence de procédure régulière et de traitement discriminatoire et raciste », comme l’a rapporté The Guardian. Même les centres de détention dont le bureau de l’Inspecteur Général du ministère de la Sécurité Intérieure (Department of Homeland Security) a explicitement demandé la fermeture restent ouverts.

Les groupes de défense des droits humains ont protesté contre les brutalités résultant de la dépendance de l’administration Biden à l’égard de l’industrie de la détention, qui pèse plusieurs milliards de dollars et qui est dirigée par des sociétés telles que GEO Group (anciennement Wackenhut) et CoreCivic (anciennement Corrections Corporation of America). Entre-temps, comme l’a rapporté The Lever, des sociétés de capital-investissement ont réalisé des investissements considérables dans les centres de détention fédéraux pour immigrés, « ce qui signifie que des intérêts de Wall Street opaques, non tenus de rendre des comptes et qui font des profits sont prêts à gagner des centaines de millions de dollars en détenant et en surveillant les immigrés du pays ».

L’industrie pénitentiaire privée, qui a déjà vu ses actions dopées par la nouvelle de la victoire électorale de Trump, s’attend maintenant à une manne sous sa deuxième administration. Comme l’a déclaré le président exécutif de GEO Group lors d’une conférence téléphonique sur les résultats après l’élection : « Nous nous attendons à ce que la future administration Trump adopte une approche beaucoup plus agressive en ce qui concerne la sécurité des frontières ainsi que l’application de la loi à l’intérieur du pays, et qu’elle demande au Congrès des fonds supplémentaires pour atteindre ces objectifs. » Cette agressivité accrue à l’égard des migrants se traduit directement par une augmentation des revenus pour GEO et ses semblables.

Le profit à tirer de la punition racialisée des sans-papiers ne s’arrête pas à la détention et à l’expulsion, mais comprend également le contrôle et la surveillance électroniques des migrants. Le Programme de Surveillance Intensive de l’ICE (Intensive Supervision Appearance Program) comprend des chevillières, des « montres » de surveillance et des applications pour smartphone à reconnaissance faciale, qui font toutes l’objet, avec l’extraction de données, de contrats lucratifs avec le gouvernement.

Compte tenu d’un certain scepticisme quant à la capacité de l’administration Trump à mettre en œuvre tous ses plans draconiens – Evan Benz, avocat au Centre Amica pour les droits des immigrés, note qu’ il n’y a « aucun moyen rentable ou pratique pour l’ICE de détenir et d’expulser légalement les plus de trois millions de migrants inscrits au registre des personnes non détenues, malgré ce dont Trump et ses sbires fascistes peuvent rêver pour l’année prochaine » – même un échec de la campagne de déportation massive s’avérerait toujours rentable pour les intérêts des prisons privées, tout en répandant la misère et la terreur parmi les migrants.

Une économie de la peur

Regarder la machine de détention et d’expulsion que Trump et son cabinet de bigots fortunés sont en train de mettre en marche, c’est contempler toute une économie politique de la peur et de la punition, générant des profits privés à partir du carburant de la propagande démagogique, tout en récoltant les bénéfices psychologiques du nativisme en remplissant les coffres des entreprises.

Pour les travailleurs immigrés, la peur a toujours été un facteur économique : elle les contraint à accepter des emplois moins bien rémunérés, entrave la syndicalisation et permet à des employeurs despotiques d’agir. Comme l’explique Nicholas De Genova, chercheur spécialiste en études migratoires (dont on pourra lire cet article sur Contretemps), la principale fonction de l’expulsion dans les économies capitalistes qui dépendent de la main-d’œuvre immigrée et sans papiers n’est pas d’expulser ces travailleurs, mais de les subordonner, en rendant leur main-d’œuvre bon marché et contrôlable du fait qu’ils sont expulsables.

Homan lui-même a demandé ‘l’extension des visas temporaires pour les travailleurs saisonniers aux travailleurs migrants travaillant toute l’année dans l’industrie laitière, qui dépend tellement des travailleurs sans-papiers que leur absence doublerait le prix du lait. Lorsqu’ils ne sont pas montrés du doigt comme des menaces pour la sécurité nationale, les travailleurs sans papiers sont réduits à des facteurs de production, moins importants que les animaux dont ils s’occupent et les marchandises qu’ils produisent.

Il est clair que la cible principale des plans de déportation massive de Trump n’est pas la « criminalité des migrants », mais cette vaste partie de la classe travailleuse étatsunienne composée de travailleurs sans papiers et de tous ceux et toutes celles qui tombent sous l’ombre redoutable de l’expulsabilité – notamment les étudiants activistes qui se mobilisent contre le génocide. La défense de la vie des migrants n’est donc pas seulement une priorité de tout mouvement pour la justice sociale, mais aussi une lutte politique et syndicale. Pour que cette lutte prenne de l’ampleur, il sera nécessaire de briser l’équation réactionnaire de la classe travailleuse avec la blancheur et la citoyenneté nationale, qui perdure depuis la fin du. XIXème siècle.

En 2018, des milliers de personnes se sont mobilisées contre le programme de séparation des familles de l’ICE – y compris des politiciens démocrates comme Kamala Harris, qui a ensuite adopté un message de « fermeté à l’égard de l’immigration ». Dans un développement prometteur, Liz Shuler, présidente de l’AFL-CIO, a déclaré récemment que la lutte contre les raids sur les lieux de travail et les déportations massives était une « priorité absolue » pour le mouvement ouvrier. Pour contrer l’attaque de Trump contre les migrants, il faudra que le mouvement, au centre duquel se trouvent les travailleurs migrants, aille au-delà des préoccupations humanitaires et s’attelle à la tâche ardue mais nécessaire de démanteler la machine à expulser.

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ALBERTO TOSCANO enseigne à la School of Communications de l’Université Simon Fraser et codirige le Centre for Philosophy and Critical Theory de Goldsmiths, Université de Londres. Il a récemment publié Late Fascism : Race, Capitalism and the Politics of Crisis (Verso), Terms of Disorder : Keywords for an Interregnum (Seagull) et Fanaticism : On the Uses of an Idea (Verso, 2010 ; 2017, 2e éd.). Il a également traduit les travaux d’Antonio Negri, d’Alain Badiou, de Franco Fortini et de Furio Jesi.

Publié sur le site In These Times. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

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