Tiré de la revue Relations.
En France, l’extrême-droite enregistre des succès électoraux croissants, tandis que les manifestations de racisme et d’antisémitisme se multiplient de façon alarmante. Comment conjurer cette audience massive et l’incapacité actuelle des partis traditionnels à organiser une riposte démocratique ?
On se rappellera que le dimanche 21 avril 2002, le ciel tombait sur la tête des Français. Au premier tour de l’élection présidentielle, le vieux chef du Front National (FN), le plus grand parti d’extrême-droite, Jean-Marie Le Pen, devançait le candidat socialiste. En additionnant ses voix et celles recueillies par un autre candidat de même obédience, on arrivait à un résultat de 19,2 %, soit près de 5,5 millions des suffrages exprimés. Le deuxième tour s’est ensuite disputé entre la droite et la droite extrême.
Traumatisme de l’opinion, de la presse, de la classe politique qui, déjà, cherchaient des excuses à l’inacceptable : ces électeurs ne seraient « pas vraiment des racistes », beaucoup auraient « simplement voulu envoyer un message »… Mais c’était sans compter sur la permanence de ces résultats au fil des consultations.
Le FN, insignifiant pendant les années de croissance, prospère dans le creuset de populations frappées par le chômage et l’exclusion. Le système libéral qui règne aujourd’hui sans partage entraîne une brutale régression sociale : remise en cause de la réduction du temps de travail hebdomadaire, éloignement de l’âge de la retraite, révision à la baisse des régimes de sécurité sociale, de l’assurance chômage, démantèlement des services publics et désengagement de l’État… sur fond de fermetures massives d’usines et de régions entières désintégrées. Pour la première fois depuis des générations, on ne peut plus se dire que les enfants connaîtront une vie meilleure que celle de leurs parents.
La gauche, faute de savoir comment maîtriser le capitalisme financier, ne parvient pas à réinventer un réel modèle politique attractif et laisse donc à l’extrême-droite le monopole de l’alternative…
Car le FN, lui, se revendique radicalement antilibéral et prône « une troisième voie » entre libéralisme et socialisme. Doté d’un appareil militant solidement structuré, d’une rhétorique très étudiée, ce parti joue avec les peurs et les frustrations de couches populaires précarisées, sensibles à la tentation du repli sur soi. Conspuant, d’une part, autant la classe politique et les institutions décrédibilisées que l’Europe (accusée de broyer les identités nationales), maniant habilement, d’autre part, les statistiques de la délinquance pour justifier l’équation « immigration = insécurité et criminalité », le FN érige l’étranger en commode bouc-émissaire, cristallisant tous les fantasmes et les frustrations. Les discours, relayés par une certaine presse, sur la ghettoïsation de banlieues à forte densité de population d’origine étrangère, qui ne connaîtraient que violence et trafics en tous genres, alimentent encore ces sentiments de rejet.
Mais cette contamination des esprits n’en reste pas là. Les agressions racistes et xénophobes se banalisent. Jusqu’en 1999, elles touchaient surtout la communauté « arabo-musulmane ». Depuis 2002, le nombre des actions antijuives recensées explose. Rien que pour le premier semestre 2004, ce nombre est supérieur à celui enregistré pour toute l’année 2003. Graffitis haineux, incendies, profanations, vols, agressions verbales et physiques… Comme si un tabou était levé. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de la Shoah nous avait préservés d’un antisémitisme qu’on croyait, sinon éteint, du moins indicible. Le conflit israélo-palestinien semble désormais s’être transposé dans les banlieues par l’intermédiaire, notamment, de jeunes d’origine maghrébine.
Une aubaine pour l’extrême-droite, voyant avec jubilation les alliances de circonstance se nouer et les pistes se brouiller.
Comme le répètent inlassablement les militants des réseaux associatifs, la partie ne se jouera pas à Paris ou dans les grandes villes, mais là où se trouve l’électorat du FN. En Bretagne, observe l’un d’eux, les faibles scores de l’extrême-droite s’expliquent par « de vraies convictions chrétiennes face aux idéologies d’exclusion », mais aussi par « la densité de la vie locale, le foisonnement d’associations, de fêtes, de festivals, de réseaux, ces milliers de personnes qui, dans les villes comme dans les communes rurales, partagent des projets de tous ordres » (voir René Monzat, Les voleurs d’avenir. Pourquoi l’extrême-droite peut avoir de beaux jours devant elle, Paris, Textuel, 2004).
Car l’indignation et la dénonciation, même vertueuses, même pédagogiques, ne suffiront pas. Contre la peur, c’est sur le réel qu’il faut agir, restaurer le lien social, nouer de nouvelles solidarités. Ensemble, partout, même modestement, mais sans attendre.
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