Édition du 3 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Entretien avec Karin Nansen conduit par Lucia Giandoli

La marchandisation et la privatisation de la nature progressent en Amérique latine

Sous la domination du système actuel et les règles imposées par lui, la nature et ses composants sont réduits à une expression monétaire sous le prétexte de la nécessité du capital privé pour atténuer les processus propres à la crise environnementale et les événements extrêmes liés au changement climatique.

15 novembre 2021 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/ameriques/amelat/la-marchandisation-et-la-privatisation-de-la-nature-progressent-en-amerique-latine.html

Alors que la Conférence des Parties sur le changement climatique (COP26) se déroule à Glasgow, au Royaume-Uni, Karin Nansen, membre des Amis de la Terre International et de REDES-Amis de la Terre Uruguay, a parlé au quotidien La diaria des implications et des conséquences de la marchandisation et de la privatisation de la nature, ainsi que des luttes qui se sont déclenchées dans le pays et la région pour tenter d’arrêter l’avancée de ces processus.

Qu’est-ce que la marchandisation de la nature ?

C’est la nature transformée en marchandise. Pour cela, toutes ses richesses, ses fonctions, ses services éco-systémiques, ses composants, entre autres, sont divisés en unités auxquelles on peut donner un prix pour les vendre et les acheter sur les marchés. Dans cette logique, la valeur la plus importante de la nature devient la valeur qui lui est attribuée par le marché. Un exemple clair est l’accent mis sur le carbone en tant qu’unité et l’approche nette zéro. En outre, la marchandisation est étroitement liée à l’« économie verte » qui consiste à reconnaître la valeur, l’importance de la protection et de la conservation de la nature, mais en lui attribuant une valeur économique.

Et la privatisation ?

C’est l’appropriation privée de la nature. La propriété privée des terres a une longue histoire, mais il y a des situations qui sont plus récentes ou dont les gens sont plus conscients. La privatisation se développe de différentes manières. Dans certains cas, cela se produit plus directement et avec un recours direct à la violence physique par l’expulsion des personnes qui habitent ces territoires. Dans d’autres cas, les processus sont plus « subtils ». Par exemple, l’appropriation privée de l’atmosphère, la pollution de l’air, les droits privés sur l’eau, la contamination des ressources en eau et leur utilisation illégale ou leur surutilisation, la contamination agrochimique due à la fumigation, etc.

Le lien entre la privatisation et l’utilisation indue ou la mauvaise gestion des terres est un phénomène que nous observons depuis de nombreuses années, par exemple avant l’adoption de la réforme constitutionnelle [en Uruguay] de l’eau en 2004. La privatisation des territoires a un impact direct sur les droits des personnes, mais pas seulement des peuples et des communautés qui habitent ces espaces, mais de la société dans son ensemble.

Ces processus sont profondément imbriqués…

Oui, ils sont intimement liés. Le processus de marchandisation conduit à l’appropriation privée, et vice versa. Il s’agit de processus qui ignorent les causes réelles des problèmes environnementaux. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) montre clairement que nous faisons face à une situation extrêmement grave. Si l’on ignore les causes structurelles de la crise climatique et si on ne les cerne pas bien, au lieu d’être « résolu », elle continuera à s’aggraver. Si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites, il n’y aura pas de solution au problème. Et cela doit se faire maintenant. Il s’agit non seulement d’abandonner le système énergétique actuel fondé sur les combustibles fossiles au profit des énergies renouvelables, mais aussi de modifier le système alimentaire qui est en partie responsable des émissions, en mettant fin une fois pour toutes à la déforestation, à la dégradation des océans, etc. Ce qu’il faut, c’est un changement extrêmement radical de tous les systèmes économiques et sociaux et de la manière dont nous organisons nos villes. Les sociétés transnationales et de nombreux gouvernements ne sont pas disposés à opérer ce changement car ils considèrent que cela affecterait leurs profits et leurs avantages. C’est pourquoi ils inventent des solutions dites de marché pour poursuivre l’accumulation de richesses.

Quels types de « prétendues solutions » proposent-ils dans ce cadre ?

Par exemple, en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, on parle de « zéro net », ce qui ne signifie pas que les émissions doivent être ramenées à zéro, mais qu’il faut continuer à émettre des gaz polluants, mais compenser ces émissions en les capturant, les absorbant et les éliminant de l’atmosphère.

Une entreprise comme Shell peut compenser ses émissions en plantant des arbres et des monocultures en Afrique. Ce qui est présenté comme une solution, est en fait un double problème. D’une part, parce qu’il n’est pas prouvé que les émissions de gaz à effet de serre puissent être complètement absorbées. La terre a une limite d’absorption, notamment pour le CO2. D’autre part, parce que ces grandes plantations d’arbres sur un continent comme l’Afrique signifient davantage d’accaparement de terres – souvent avec la destruction des écosystèmes – et le déni des droits fonciers aux populations et communautés locales. Bien sûr, cela génère de nouvelles opportunités commerciales, car les entreprises peuvent continuer à polluer avec leurs activités traditionnelles et, en même temps, elles peuvent investir dans ce type de projets supposés respectueux de l’environnement.

D’autres approches ont trait à l’utilisation de technologies telles que la géo-ingénierie, dont l’efficacité n’est pas non plus prouvée [sans mentionner les effets indirects à long terme], ou à l’utilisation de technologies permettant d’intensifier la production dans un espace réduit et avec moins de ressources. Mais cette approche n’a aucun sens. En fait, il n’est même pas nécessaire d’augmenter la production alimentaire. En fait, 70% de la population mondiale est nourrie par une production familiale et de petits exploitant. Une production qui n’utilise que 25% des ressources de l’agrobusiness. Les fausses solutions sont l’une des principales caractéristiques de ce processus de marchandisation de la nature et des discours de l’« économie verte ».

Cette idée de la nature comme marchandise s’est-elle approfondie ces dernières années ?

Il existe différents moments dans la politique environnementale où cette vision mercantile de la nature a été, d’une certaine manière, consolidée. C’est un processus qui est toujours en cours et que les organisations sociales dénoncent dans différents forums tels que les sommets sur le changement climatique. En effet, lors de la COP26, les organisations sociales vont dénoncer l’approfondissement de la marchandisation et de la privatisation, par exemple, en ce qui concerne les marchés du carbone et le modèle dit « net zéro ». Nous observons que les grandes firmes transnationales et de nombreux gouvernements mettent davantage l’accent sur ces logiques mercantiles et privatisantes, ce qui influence la manière dont la politique environnementale est définie. Il y a également une avancée en termes de financiarisation de la nature, dans la mesure où elle devient un actif financier qui peut être échangé en Bourse et sur les marchés financiers.

Face à tout cela, que font ou devraient faire les gouvernements ?

Ce que les gouvernements devraient faire, c’est établir des règles qui interdisent certaines activités et limitent la destruction de l’environnement, et les faire réellement respecter. Mais au lieu de cela, ils créent des opportunités de marketing et de crédit qui sont censées compenser la destruction de l’environnement. Les pays industrialisés du Nord, qui sont en grande partie responsables de la crise climatique, ignorent leurs responsabilités historiques et leur dette écologique envers les pays les plus pauvres. Non seulement cela, mais ils encouragent ce type de raisonnement de compensation afin d’éviter d’avoir à faire face au changement et à l’engagement nécessaires que l’action climatique exige. La responsabilité continue d’être transférée aux pays du Sud, car ces projets vont dans les pays les plus vulnérables.

Souvent, les pays justifient l’accompagnement et le maintien des logiques de privatisation et de marchandisation par le fait que l’atténuation de la crise climatique et l’adaptation aux événements liés au changement climatique nécessitent beaucoup d’argent. Cette justification est-elle réelle ? Les pays pourraient-ils l’assumer s’ils le voulaient ?

C’est un argument qui fonctionne de différentes manières. Parfois, pour la même raison, on affirme qu’il doit y avoir plus de zones de conservation privées que de zones publiques. Elle concerne la manière dont les dépenses publiques sont distribuées et où elles sont investies. Souvent, les projets ou les propositions en matière d’environnement ne sont pas une priorité pour les gouvernements, mais la priorité est la croissance économique et les investissements directs à l’étranger (les IDE). Il est vrai que les pays les plus pauvres sont moins à même d’investir des ressources pour protéger leur diversité et les systèmes écologiques en général, ainsi que pour atténuer les effets du changement climatique et y faire face. C’est pourquoi les pays industrialisés sont également appelés à rendre des comptes. Les maigres engagements qu’ils ont pris n’ont pas été respectés. En outre, la manière dont ces ressources sont mesurées est très perverse. De nombreux fonds qui étaient déjà destinés à la coopération internationale sont maintenant présentés comme des fonds destinés à l’adaptation au changement climatique. Il ne s’agit donc pas de véritables ressources, qui sont nécessaires et qui devraient être des subventions et non des prêts.

Les pays du Nord doivent tenir leur promesse, non pas parce qu’ils doivent être « meilleurs » parce qu’ils sont plus riches, mais simplement parce qu’ils ont une responsabilité dans la crise climatique. La dette écologique du Nord envers le Sud est brutale, car ils ont historiquement détruit la nature à travers le processus de la colonisation et du néocolonialisme. De plus, les pays du Sud doivent changer leur voie développement et ceci pour leur propre bien. Nous ne pouvons pas attendre que le Nord fasse ce qu’il a à faire. Les plus vulnérables doivent choisir une autre voie de développement, où la dimension environnementale est considérée comme structurelle et non comme accessoire. La dimension environnementale est structurelle pour un véritable développement qui soit juste, inclusif et équitable.

Comment les organisations internationales telles que les Nations unies (ONU) et la FAO se positionnent-elles dans ce contexte ?

Il y a des débats internes dans ces organisations. Nous assistons à un processus qui nous inquiète beaucoup. On a de plus en plus tendance à donner au secteur privé le même rôle dans les débats que les gouvernements et les mouvements sociaux. Mais le poids et le pouvoir des grandes firmes sont disproportionnés par rapport à ceux des organisations sociales, ce qui empêche l’instauration d’un débat démocratique. C’est une question que nous nous posons depuis avant le sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. Cela a été clairement explicité lors du sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires (en septembre 2021), et même lors des COP. Ce qui se passe est très inquiétant.

Cela dépend aussi beaucoup des gouvernements qui sont représentés dans les organes. Lorsque la logique des gouvernements change, la situation change. Beaucoup d’énergie a été investie par les organisations de la société civile à cet égard. Il y a eu un processus d’organisation croissant, dans lequel de plus en plus d’organisations se rassemblent pour travailler conjointement dans ces processus, dans les conférences et les négociations.

Mais c’est très difficile. Nous travaillons actuellement dans le cadre d’un traité contraignant sur les entreprises et les droits de l’homme à l’ONU, afin que les sociétés transnationales soient, une fois pour toutes, confrontées à la justice. Car l’une des choses que les entreprises parviennent à faire est d’échapper à leurs responsabilités, souvent parce qu’elles prétendent que le siège social n’a rien à voir avec les actions d’une filiale située dans un autre pays.

Un cas emblématique est celui de Shell : son siège social aux Pays-Bas nie toute responsabilité pour ce que Shell fait au Nigeria, mais il s’agit de la même firme. La nécessité d’un tel traité est réelle. En ce moment, nous sommes en train de le négocier à Genève. C’est très difficile car tout le monde ne veut pas juger les entreprises transnationales pour leurs crimes et leurs violations des droits de l’homme, même si cela est de plus en plus reconnu comme un fait.

Quelles sont les caractéristiques de cette avancée de la privatisation et de la marchandisation dans la région ?

En Amérique latine, une question centrale est et a été la lutte pour l’eau. Depuis la guerre de Cochabamba en Bolivie en 2000, la défense de l’eau, le droit d’accès à l’eau potable, la protection du cycle hydrologique, etc. se reproduit sur tout le continent latino-américain. Il s’agit d’un éventail d’organisations de toute la région contre les processus de privatisation. La protection des zones protégées, qui sont en danger dans de nombreux pays, est une lutte historique contre la privatisation en Amérique latine. L’appropriation privée des zones protégées implique de nombreuses choses, comme l’expulsion des personnes qui habitent ces territoires et l’appropriation de tous les éléments de la nature qui se trouvent dans cet espace, sous l’argument que ces zones devraient être protégées et gérées par des organisations privées. Une autre caractéristique de la région a été la lutte constante contre l’avancée de l’industrie minière, de l’agrobusiness et de l’installation de grands barrages.

Vous avez mentionné l’expulsion des populations de leurs territoires comme une caractéristique de ces processus.

En général, les territoires ne sont pas inoccupés, ils sont habités, et les personnes qui y vivent reproduisent leur vie et leur culture. Dans de nombreux cas, ce sont les peuples indigènes qui se trouvent depuis longtemps sur ces territoires et qui possèdent des droits coutumiers indéniables. Il en va de même pour la population paysanne et les pêcheurs artisanaux. Ce sont ces peuples qui ont assuré une bien meilleure gestion du territoire et jouent un rôle clé dans la conservation de la biodiversité, qu’ils ont pu utiliser sans la détruire. Au fur et à mesure que la frontière agricole, l’exploitation minière ou les grands barrages, par exemple, progressent, ces populations sont expulsées de leurs territoires et perdent toutes sortes de droits. En outre, il existe un processus de destruction culturelle qui est néfaste. La manière de gérer ces processus est une question centrale pour de nombreuses organisations. Dans des pays comme la Colombie, le Honduras et le Brésil, la violence est très forte, surtout celle visant femmes, qui sont souvent celles qui mènent ces processus de défense du territoire et des droits de leurs peuples.

Comment cette marchandisation et cette privatisation se développent-elles en Uruguay ?

Dans notre pays, l’avancée est beaucoup plus subtile que dans d’autres. L’aspect le plus violent de ces processus en Uruguay est peut-être la contamination des écosystèmes écologiques et la pulvérisation de produits agrochimiques toxiques. Par exemple, les femmes rurales dénoncent depuis un certain temps le fait qu’elles sont entourées de monocultures d’eucalyptus [pour la production de pâte à papier] et de soja, et que leurs terres sont soumises à la fumigation [avec les effets désastreux sur les sols de l’engrais azoté synthétique]. Il s’agit également d’un déni et d’une violation des droits, ainsi que d’une atteinte à la santé. Il s’agit d’une situation très violente qu’il ne faut pas minimiser, mais en même temps il est important de dire et de défendre qu’ici il n’y a pas de persécution comme dans d’autres pays de la région. Dans d’autres pays, les entreprises arrivent avec des bulldozers et démolissent les maisons, s’approprient les terrains et expulsent les gens par la force.

En tout cas, des processus sont en cours en Uruguay qui, si nous ne sommes pas vigilants en tant que société, continueront à se dérouler et à s’intensifier. Non seulement avec leurs effets désastreux sur la terre, mais aussi sur l’eau et sur les autres composants de la nature. Les plantations en amont des bassins hydrographiques et la pollution de l’eau menacent la qualité de l’eau destinée à la consommation humaine et la disponibilité de l’eau pour les écosystèmes. Il s’agit également d’une forme de privatisation et de marchandisation, mais elle ne devient évidente que lorsque nous sommes en mesure de dénoncer et de montrer que cela viole réellement nos droits. Un exemple clair de privatisation et de marchandisation en Uruguay est la loi sur l’irrigation, qui est liée au processus de marchandisation. Bien qu’auparavant il y ait déjà eu la possibilité de produire des infrastructures d’irrigation et de fournir des services d’irrigation, ils étaient étroitement liés aux acteurs qui se trouvaient déjà dans les zones rurales. Désormais, les acteurs financiers sont autorisés à investir dans le service d’irrigation et à vendre ce service à qui bon leur semble.

A quoi tout cela mène-t-il ?

Je ne pense pas que nous devions penser en termes linéaires. Lorsque nous disons que les processus de privatisation et de marchandisation s’approfondissent, c’est vrai. Mais, d’un autre côté, il y a aussi de la résistance. Heureusement, il existe de nombreuses personnes qui se battent pour le bien public et les intérêts de la société. Ce conflit territorial continuera à se dérouler en Uruguay, ce qui est bon pour le pays et pour la démocratie. La question est de savoir ce qui finit par prévaloir et comment le rapport des forces s’établit. Pour parvenir à des décisions plus démocratiques, nous devons reconnaître les inégalités qui existent et être clairs sur ce qui doit être au centre de la prise de décision. Si nous continuons à privilégier uniquement la croissance économique, les investissements étrangers, l’installation d’infrastructures, etc., et que cela est considéré comme suffisant pour le développement, nous allons faire face à des problèmes croissants. (Entretien publié sur le site de La diaria – Uruguay – le 10 novembre 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Karin Nansen, militante écologiste, est membre du réseau international des Amis de la Terre, basée en Uruguay.

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