Tiré de Médiapart.
La lecture de L’Usage du monde, dont une phrase est citée en exergue de ce récit, est fondatrice pour François-Henri Désérable. Il doit beaucoup à Nicolas Bouvier, dont la découverte a été « une déflagration ». Elle lui a d’abord donné le désir de liberté. Désérable veut « prendre la vraie mesure du monde en même temps que son pouls ». Il passe ainsi six mois à voyager et six autres à écrire.
Parmi ses précédents récits, on lira avec intérêt et plaisir Un certain monsieur Piekielny, enquête autant que roman sur les traces de Romain Gary en Lituanie. Cette fois-ci, « F-H », comme il se fait prénommer, atterrit à Téhéran et c’est autrement plus dangereux que d’errer dans Vilnius. Dès le premier soir, il en fait l’expérience. Un certain Saied converse avec lui. Il semble aussi curieux que le seront par la suite tous les Iraniens rencontrés, mais Sheida, une jeune fille qui travaille dans cette auberge, le prévient par un mot glissé en douce.
Saied est sans doute un bassidji. On les connaît, désormais. Ce sont ces sbires au service de Khamenei et des Gardiens de la révolution. Ils surveillent, contrôlent, arrêtent, et la suite va de soi. Une description de la prison d’Evin donne le ton.
Ce qu’y subissent les détenu·es, en particulier les femmes, est une horreur. Firouzeh, une jeune rebelle – ingénieure de son état –, se prépare au pire : elle apprend par cœur des poèmes. Allez savoir pourquoi, on songe aux prisonniers et déportés sous le stalinisme ; on pense à Akhmatova écrivant Requiem ou à ceux qui apprenaient par cœur les poèmes de Mandelstam pour au moins sauver cette beauté.
Le sobriquet de « Khayemani »
Le premier mot qui vient à la lecture des récits, anecdotes qui émaillent le livre de Désérable, c’est « courage ». Il en va ainsi, à Abarkouh, de ce garçon qui entonne Baraye, la chanson devenue hymne à la liberté. Courage également de ces anonymes qui, dans la nuit, crient « Femmes, vie, liberté », repris, ici et là, en écho. Courage aussi d’Amir, qui, à Tabriz, pour désigner le tyran à la tête du pays, emploie le sobriquet de « Khayemani » – contraction de Khamenei et de « khayé ye mani », « mes couilles ».
On aime jouer sur les mots et les noms, et ce « Khayemani » dérape comme du Verheggen. Pas sûr que l’intéressé aime. Et quand on ne peut se moquer ouvertement, dire ce que l’on pense de ce régime, on procède « par allusions, insinuations, doubles sens ».
Le courage de ce peuple, nous le mesurons mal et n’en tenons pas vraiment compte. Ne parlons pas de l’indifférence des gouvernants, de leur embarras à l’égard d’un pays riche en pétrole. Passons aussi sur « ces influenceuses lifestyle » soutenant le peuple iranien dans leurs stories Instagram, et même sur ces femmes qui en Europe ou ailleurs se coupaient une mèche de cheveux : « Ça demandait peu de temps, ça ne présentait aucun risque, ça rapportait des likes et ça donnait bonne conscience. » Firouzeh et le narrateur moquent ces postures.
Et que dire de ce correspondant d’un journal français que le narrateur croit à Téhéran « dans le feu de l’action » ? Il écrit de Paris.
Ce qui se passe dans ce pays, nous ne le connaissons donc que par les habituels « effets de loupe » des médias. On croit le pays à feu et à sang ; Dérérable voit ce qui se passe : « Les Iraniens faisaient du shopping, se promenaient dans les parcs, jouaient au ping-pong et aux échecs. » L’écrivain rencontre une autre réalité au Baloutchistan et au Kurdistan, dans les marges du pays. Là, l’État et son appareil de surveillance et de répression sont omniprésents, et souvent noyés dans la population.
Le peuple si accueillant, si ouvert et curieux que Désérable vantait devient méfiant, fermé, silencieux. On peut comprendre. À Saqqez, cependant, on arbore les signes de l’identité kurde, « les manches ostensiblement dépassaient des ceintures, et de longues lames aiguisées étaient prêtes à luire sous les gorges des spadassins ».
Lors de son périple à travers un territoire immense et divers, Désérable découvre à la fois la splendeur, la richesse culturelle et intellectuelle d’un pays, et sa violence très ancienne. À Kerman, vers 1780, un empereur qadjar évoqué par Bouvier avait fait crever les yeux à vingt mille habitants ; dans un sens plus imagé, il y a eu le shah qui ne voyait rien : « Il dit ça depuis son palais de Niavaran, sous les lustres du bureau. On voit les lustres. On voit les bouquets de fleurs sous les lustres. On ne voit pas le peuple. On ne voit pas les pauvres. »
Un an de lutte sera nécessaire pour mettre à bas ce régime. Il est possible qu’il en faille autant, voire plus pour renverser celui des mollahs. Pour l’instant, à Zahedan, Baloutchistan, l’actuel régime a fait tirer sur la foule depuis un toit. Cette région sunnite ne compte pour rien.
Poésie, librairie, fête
Il ne faudrait toutefois pas réduire ce récit à la violence que subit le peuple iranien. Il a des ressources : il aime et pratique la poésie, il aime les librairies dont toute une rue de Téhéran est remplie, il aime la fête. Il sait se laisser aller, et le médecin baloutche et opiomane croisé en est un exemple.
Alouk, le mollah qui pratique le sigheh, en est un autre. Ce mariage provisoire est l’une des mesures hypocrites qui permettent aux couples de se retrouver, pendant une heure, dix, ou quelques jours, sans risquer d’être punis.
Alouk est d’autant plus à son aise avec les femmes que, mollah, il s’autorise le sigheh. Par ailleurs, il est hostile au régime, comme beaucoup de ses amis. Ils sont pragmatiques : « Tous les trois voudraient devenir ayatollahs, parce qu’être ayatollah […], c’est comme être avant-centre au PSG ou au Barça : une star. Pas du foot mais du clergé chiite. » Un autre sport qui exige beaucoup.
Sur les traces de Bouvier, Désérable croise beaucoup de bourlingueurs, d’allumés de toutes sortes, des Allemands comme Marek qui veulent aller à vélo au Pakistan, des Afghans qui sont pour les Iraniens ce que les Mexicains sont pour les Étasuniens, des Suisses qui se sentent à l’étroit dans leur petit pays. On pourrait continuer ainsi.
Mais les meilleures choses ont une fin et le voyage s’achève brutalement au Kurdistan. Un type à l’allure de « conseiller BNP Paribas » questionne Désérable. Il aimerait voir son téléphone. L’écrivain a pris soin de ne rien conserver. À l’instar des locaux, il a supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux, n’a pas gardé trop de photos autres que touristiques. Il n’empêche ; il dispose d’un jour pour quitter la région, de trois pour prendre l’avion vers la France. L’Iran collectionne les Occidentaux, les échange comme le font les preneurs d’otages.
On peut être un État de truands. Un État qui tue sans vergogne. Mais comme le disent celles et ceux qui se battent, « derrière chaque personne qui meurt battent mille autres cœurs ».
François-Henri Désérable,
L’Usure d’un monde. Une traversée de l’Iran,
Gallimard, 160 pages.
Boîte noire
Cet article paraîtra dans le prochain numéro de la revue numérique En attendant Nadeau. Sa mise en ligne dans Mediapart s’accomplit en vertu d’un partenariat entre nos deux journaux ayant la particularité, l’un comme l’autre, d’être indépendants. L’équipe d’En attendant Nadeau publie donc régulièrement dans Mediapart un article de son choix.
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