19 septembre par Eric Toussaint , Paul Blanjean , Monique Van Dieren
Pouvez-vous dire quelques mots à propos de votre parcours politique ?
Je suis militant politique depuis l’âge de 16 ans dans la gauche radicale en Belgique. J’ai adhéré à la IVe Internationale à cet âge précoce et j’ai été un leader de luttes lycéennes et étudiantes entre 1968 et 1973. Ensuite, j’ai enseigné à la Ville de Liège entre 1975 et 1994 et j’exerçais des responsabilités syndicales au niveau de la CGSP-Enseignement. J’ai également été formateur à l’école des militants syndicaux de la FGTB (un syndicat interprofessionnel qui compte un peu plus d’un million de membres). Des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, j’ai participé à plusieurs tentatives de regroupements de mouvements politiques. En 1976, l’Union des Progressistes (dans le cadre des élections communales) était une alliance entre le Groupe Politique des Travailleurs Chrétiens (GPTC), la Ligue Révolutionnaire des Travailleurs (LRT, devenue plus tard le POS puis la LCR), dont j’étais un des animateurs, ainsi que des personnes engagées dans les milieux culturels et sociaux.
La deuxième période très riche fut celle de la création de Gauches Unies en 93-94, qui s’est présentée aux élections européennes, avec des militants du POS, du Parti Communiste, des syndicalistes et des personnalités comme Lise Thiry, Pierre Galand, Isabelle Stengers. Il y a eu ensuite Une Autre Gauche est possible en 2006, puis le Front des Gauches en 2009-2010 et j’en passe… On m’a proposé en 2014 d’être candidat sur les listes PTB-GO, j’y ai apporté mon soutien sans être candidat. L’orientation du PTB sur la dette m’apparaissait trop modérée. Il faut préciser également que, depuis que le CADTM a été fondé en 1990, son action et son développement sont devenus mes priorités.
Comment sont nés les trois partis de la gauche radicale en Grèce, en Espagne et au Portugal ?
Il y a clairement un point commun entre Syriza (Grèce) et le Bloco (Portugal).
Syriza, qui signifie Coalition de gauche radicale, est née une douzaine d’années après que des militants se soient distancés du Parti Communiste de tradition stalinienne, le KKE (par ailleurs, il y avait un autre Parti Communiste de tendance eurocommuniste) suite à sa participation au gouvernement en 1989 avec Nouvelle Démocratie, le principal parti de droite. C’était un gouvernement contre-nature qui a produit un traumatisme notamment auprès d’une partie de la jeunesse qui, dès lors, a choisi de quitter le PC. A l’origine, Syriza s’est formée, à partir de 2003, en rassemblant une douzaine d’organisations différentes issues des trois orientations historiques : communiste proche de Moscou, trotskiste et maoïste.
Pour le Bloco, c’est une partie du Parti Communiste (qui était assez stalinien) qui l’a quitté pour constituer, avec une organisation trotskiste (PSR) et une organisation maoïste (UDP), le Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda).
Il y a donc clairement un point commun entre la Grèce et le Portugal.
JPEG - 36.1 koFrancisco Louçã, Bloco de Esquerda
Pour l’Espagne, c’est différent (sans être tout à fait éloigné) car Podemos est un des prolongements du mouvement des Indignés de 2011. Un secteur de ce mouvement a considéré qu’il fallait constituer une organisation politique. Il y a eu un point de rencontre entre des gens issus des Indignés et des intellectuels universitaires (comme Pablo Iglesias, Juan Carlo Monedero et Íñigo Errejón) qui ont conquis leur place dans le monde académique, ont un sens de la communication, maitrisent la communication sur les réseaux sociaux, les programmes de TV et radios alternatifs sur Internet, sont passés par le PC espagnol ou les jeunesses communistes et ont suivi les expériences des années 2000 au Venezuela (surtout), en Bolivie et en Equateur. C’est la rencontre entre le mouvement des Indignés, ces intellectuels et le mouvement trotskiste (Izquierda Anticapitalista) qui a produit la création de Podemos en janvier 2014. Le résultat fut immédiat aux élections européennes de juin 2014 : plus d’1,2 million de votes et 5 députéEs européenNEs d’un coup, c’est exceptionnel. Le Bloco et Syriza ont commencé beaucoup plus modestement.
Le fait que ces trois pays ont un passé relativement récent de dictature a-t-il eu une influence sur l’émergence de ces partis ?
Pour la Grèce et le Portugal, la génération qui a construit Syriza et le Bloco vient de la lutte contre la dictature. Ils étaient généralement des jeunes étudiants de 18-20 ans. Cela ne veut pas dire pour autant que ce sont eux qui dirigent ces organisations aujourd’hui, ce sont plutôt ceux de la génération suivante : Tsipras n’a pas participé au renversement de la dictature car il est né en juillet 1974, un peu après la chute de la junte militaire. Mais ceux qui ont formé Syriza, oui. Certains ont participé activement à la lutte contre la dictature, comme Nadia Valavani qui a été très active dans la résistance estudiantine aux régime des colonels grecs qui a amené la chute de la dictature grecque en 1974. Cette femme, qui a été emprisonnée (dont 5 mois en cellule d’isolement) et torturée, est restée un symbole de la résistance à la dictature. Elle a été vice-ministre des Finances du gouvernement d’Alexis Tsipras entre janvier et juillet 2015 puis elle s’est opposée à la capitulation et a remis sa démission comme vice-ministre |1|. Il y a aussi Manolis Glezos |2|, condamné à mort par les Nazis pendant la seconde guerre mondiale et à nouveau persécuté pendant la dictature de 1967 – 1974. Nadia Valavani comme Manolis Glezos se retrouvent aujourd’hui avec Unité Populaire qui a quitté Syriza en août 2015.
En Espagne, la génération qui dirige Podemos est née après la fin du franquisme, même si un certain nombre de ses militants, plus âgés, ont milité contre la dictature franquiste et se sont opposés à la restauration de la monarchie après la mort de Franco en 1975.
Ces partis sont-ils prêts à faire des alliances avec d’autres partis, et si oui à quelles conditions ?
Podemos, Syriza et le Bloco sont tous les trois sur la même longueur d’ondes sur l’idée qu’ils peuvent et qu’ils veulent être une force de gouvernement, même en alliance avec d’autres.
Quand Syriza a gagné les élections du 25 janvier 2015, elle a cherché un accord de gouvernement avec le Parti Communiste grec, mais celui-ci a refusé catégoriquement. Dès lors, pour mener une politique anti-austérité, Syriza n’avait pas d’autre choix que de s’adresser au parti indépendant de la droite nationaliste, les Grecs Indépendants (ANEL), avec qui elle a dû faire alliance.
Podemos vient de faire alliance avec Izquierda Unida (liée au PC) pour les dernières élections sous l’étiquette « Unidos Podemos ». Il faut dire que Izquierda Unida a perdu des forces depuis que Podemos est arrivé sur le terrain |3|.
Au Portugal, dans la campagne électorale de 2015, le Bloco s’est adressé au PS en lui disant « Il faut une alliance qui permette de rompre avec la continuité de la droite au pouvoir ». Il a donc défié positivement le PS pour qu’il rompe avec les politiques d’austérité, le Bloco était prêt à construire une alliance en le soutenant de l’extérieur pour mettre la droite hors-jeu et éviter ainsi une grande alliance à l’allemande (SPD-CDU/CSU) entre les socialistes et la droite portugaise. Et comme le Bloco a doublé ses voix aux élections d’octobre 2015 (19 députés), il était en position de force pour négocier avec le PS.
Mais la perspective à moyen terme du Bloco est d’avoir un gouvernement de gauche radicale pour faire autre chose que de limiter les politiques d’austérité.
Ces partis acceptent donc des coalitions de gauche, mais parfois avec des exceptions lorsqu’il n’y a pas d’alternative, comme ça a été le cas pour Syriza.
Qu’est-ce qui les différencie des partis de gauche radicale plus anciens qui gagnent du terrain dans des pays comme la Belgique ?
Le PTB est une organisation d’origine maoïste-stalinienne qui a connu une mutation positive, mais son discours reste « Rejoignez-nous » et pas « Faisons des alliances ou des fusions avec le PC, la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) ou d’autres petits partis comme le PSL ». Ils invitent les autres à adhérer et à s’intégrer au sein de leur parti et ne sont donc pas dans la même dynamique que les trois partis dont on a parlé (Espagne, Portugal, Grèce). Plutôt que le regroupement de forces, le PTB vise l’absorption. La proposition que faisait la FGTB de Charleroi en 2012, si elle avait été suivie, aurait permis de constituer une grande force de gauche radicale, incluant bien sûr le PTB et permettant un maximum de convergence entre des mouvements différents |4|. C’est regrettable que cela n’ait pas abouti malgré la dynamique prometteuse de départ.
Entre les partis de la nouvelle gauche européenne et les partis de gauche radicale classique (PC, PTB…), la différence se situe davantage dans la stratégie d’alliance et le rapport au pouvoir que dans les programmes politiques respectifs. Entre le programme du PTB d’aujourd’hui et de Syriza de 2014, il n’y a pas beaucoup de différence.
En ce qui concerne le CADTM qui est une organisation plurielle, indépendante de tout parti politique, la collaboration avec le PTB est bonne. Certains députés du PTB relaient, via les questions parlementaires, des questions qui piquent que le CADTM souhaite poser à des ministres. C’est utile. Bien sûr on se retrouve aussi dans des mobilisations. Il faudrait aller plus loin et voir les conseillers communaux du PTB soutenir (plus) activement les initiatives d’audit citoyen des comptes des villes et communes, par exemple. Le CADTM est en faveur de collaborer avec un maximum de forces politiques de gauche, de préférence de gauche radicale.
Globe-trotter de l’altermondialisme
Vous parcourez l’Europe et même le monde pour plaider en faveur de l’annulation des dettes illégitimes. Concrètement, quel est votre rôle et avec qui êtes-vous en contact ?
Je suis porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) qui est présent dans plus de 30 pays. En Europe, nous sommes présents en Belgique, France, Suisse, Italie, Grèce et au Luxembourg avec également des militants en Espagne, au Portugal, en Pologne et en Slovénie. La principale implantation du CADTM se situe en Afrique (15 pays) et en Amérique latine (8 pays). Il est aussi présent dans trois pays d’Asie (Inde, Pakistan et Japon).
Comme porte-parole du CADTM, j’ai notamment participé à la Commission d’audit de la dette de l’Équateur en 2007-2008, et j’ai coordonné la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque entre avril et septembre 2015. Cette commission avait été créée par la présidente du parlement grec.
Mes interlocuteurs privilégiés sont les mouvements sociaux et citoyens. J’ai également des contacts avec des partis politiques lorsque ceux-ci mènent des politiques revendicatives proches des mouvements sociaux. Exceptionnellement, il m’est arrivé de conseiller des gouvernements : Équateur en 2007-2008, Paraguay en 2008, Venezuela en 2008…
Cela a porté ses fruits d’abord dans des pays comme l’Équateur, le Paraguay et, dans une moindre mesure, le Venezuela. En Grèce également, j’ai eu des contacts répétés avec Alexis Tsipras avant qu’il ne devienne Premier ministre. Mais mon implication comme coordinateur de la Commission pour la Vérité sur la dette grecque s’est faite à la demande de la présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou. Elle avait reçu l’aval de Tsipras mais il n’était pas en première ligne et ne soutenait pas réellement l’initiative dans les faits. Il aurait pu le faire, il ne l’a pas souhaité et c’est grave. Heureusement, la présidente du Parlement s’est saisie de la question. Ensuite Tsipras n’a pas utilisé les travaux de la commission pour affronter les créanciers. Son gouvernement a versé aux créanciers 7 milliards d’euros entre février et juin 2015 en vidant les caisses de l’État alors que les dépenses pour affronter la terrible crise humanitaire n’ont représenté que 200 millions d’euros environ, soit 35 fois moins que le remboursement de la dette.
L’annulation des dettes illégitimes est pour vous un passage obligé pour une véritable stratégie de gauche. En deux mots, que signifie « dette illégitime.
C’est très simple, c’est une dette qui a été contractée pour favoriser l’intérêt d’une minorité privilégiée. On peut paraphraser en disant que c’est une dette qui a été contractée sans respecter l’intérêt général. C’est-à-dire que si l’État contracte une dette pour sauver les banques, qui sont, en outre, largement responsables de la crise qu’on connaît, c’est une dette illégitime.
A contrario, une dette qui serait contractée pour financer la transition écologique, renforcer l’éducation et la culture, créer des emplois, combattre les inégalités sociales, c’est évidemment une dette légitime.
Les dettes contractées massivement pour sauver les banques responsables de la crise financière de 2008 (Fortis, Dexia et Ethias…) sont illégitimes. C’est le cas d’une partie de la dette belge.
Et la dette grecque va encore plus loin que ça : elle est non seulement illégitime, elle est également odieuse. La dette grecque est illégitime, car elle favorise des intérêts particuliers de minorités privilégiées. Elle est odieuse, car elle entraîne des violations claires de droits humains puisque les prêts ne sont accordés par la Troïka (Commission européenne, BCE et FMI) que si le gouvernement grec applique une politique d’austérité très sévère.
Les dettes contractées par la Grèce à partir de 2010 sont constituées de prêts de 13 pays de la zone euro, du Fonds européen de stabilité et du FMI, à la condition de mettre fin à des conventions collectives défendues par l’OIT
(Organisation internationale du travail), de violer des droits à un salaire et à une retraite décente, à un toit, à une série de services de santé minimum, de privatiser une série de biens et services publics…
Votre expérience vous fait penser qu’il est très difficile pour la gauche radicale de maintenir une position ferme sur l’annulation de la dette lorsqu’elle négocie une participation au pouvoir. En quoi cette revendication est-elle centrale pour la gauche ?
Dans beaucoup de pays, le poste du paiement de la dette pèse très lourd dans le budget de l’État. Afin de retrouver une marge de manœuvre pour des dépenses sociales et une politique alternative, il faut réduire radicalement le poids de la dette en éliminant les dettes illégitimes.
Deuxième argument qui est très clair : ces dettes sont liées à des contre-réformes imposées par les créanciers (Commission européenne, BCE, FMI, Mécanisme européen de stabilité…). C’est le cas pour le Portugal, la Grèce, Chypre, l’Irlande, l’Espagne. La solution radicale sur la dette, c’est de supprimer ces impositions (appelées conditionnalités). Pourquoi ?
Imaginons, qu’après toutes les concessions faites par le gouvernement de Tsipras, les créanciers annoncent dans trois mois qu’ils sont d’accord de supprimer 80 % de la dette grecque, mais à la condition de continuer à imposer des restrictions budgétaires dans les dépenses sociales et des privatisations.
Même si le stock de la dette se réduisait, la situation continuerait à être dramatique car les gens seraient de plus en plus pauvres et de plus en plus de biens publics seraient privatisés.
Si on réduit la dette mais qu’on continue de diminuer les salaires et les pensions des Grecs ou de limiter encore les soins de santé, c’est inacceptable.
Pour moi, toute expérience de gauche doit résoudre le problème de la dette. Dans certains pays, c’est même la priorité absolue. C’est évident pour la Grèce et pour le Portugal.
Dans notre pays, actuellement, ce pourrait ne pas être la première priorité mais la deuxième ou la troisième.
Quel est l’avenir de ces partis dans une Europe de plus en plus néolibérale ? Croyez-vous au réveil des peuples face aux politiques de plus en plus inégalitaires ?
Je crois au réveil des peuples mais je suis très inquiet sur l’avenir des forces politiques de gauche, parce qu’on voit avec Syriza que l’évolution a été extrêmement rapide vers un abandon de ses engagements et de son programme. Syriza a capitulé en 2015 face aux diktats de l’Union européenne. Ceux qui assument la capitulation sont restés, sont prêts à profiter des places de ceux qui ont démissionné par choix éthique. Il y a aussi ceux qui restent à Syriza par résignation.
La mutation de Podemos vers le centre est également très rapide. On pourrait faire la comparaison avec l’évolution des partis verts.
J’ai connu la naissance des partis écologistes dans les années 70, et j’ai été confronté, comme travailleur de la ville, aux politiques d’austérité imposées par la Ville de Liège dont la majorité communale était composée des socialistes et d’Ecolo. Le virage gestionnaire et l’adaptation d’Ecolo au système a été très rapide (2-3 ans). Idem, au même moment, pour Daniel Cohn-Bendit qui participait au gouvernement municipal à Francfort.
L’évolution d’une partie de la direction de Podemos est négative dans le sens de la modération. Je suis convaincu que c’est une des causes principales du mauvais résultat de Unidos Podemos aux dernières élections du 26 juin 2016 (perte d’un million de voix par rapport aux résultats obtenus le 20 décembre 2015 par Podemos et par Izquierda Unida qui s’étaient présentés séparément |5|). Podemos n’ira pas dans le prochain gouvernement. Mais il est activement présent, souvent avec Izquierda Unida, dans la gestion d’une centaine de municipalités, y compris les plus importantes du pays. C’est le cas de Madrid (3,4 millions d’habitants), de Barcelone (2e ville du pays), de Saragosse, de Cadix, d’Oviedo (capitale des Asturies) |6|… Une partie des meilleurs activistes et cadres locaux de Podemos se retrouve maintenant absorbée dans des postes de gestion municipale. Une partie des meilleurs activistes des mouvements sociaux se retrouve également absorbée dans des postes de soutien et de conseil aux élus.
L’évolution peut être rapide parce que toutes ces municipalités sont soumises à des programmes d’ajustement budgétaire imposés par le gouvernement central. Les priorités qui ont été mises en avant et qui ont amené les militants de Podemos au pouvoir dans les municipalités ne pourront pas être réalisées dans ce cadre. Par exemple, une des priorités était la remunicipalisation de la collecte des immondices, et beaucoup de mairies dans lesquelles des alliances de gauche avec Podemos sont au pouvoir depuis 2015 ne l’ont pas fait pour éviter d’alourdir les dettes municipales. Il faudrait créer un front des municipalités et des communautés autonomes qui, depuis 2015, ont à leur tête des forces du changement comme Podemos, IU et d’autres. Ce front devrait définir des positions communes sur la dette, s’engager à soutenir des audits à participation citoyenne, remettre en cause les contraintes budgétaires injustes imposées par le gouvernement, sensibiliser l’opinion publique, mener des actions
afin de changer le rapport de force en faveur de véritables solutions. Je crains que si un tel front ne se met pas en place et si le combat n’est pas mené pour desserrer l’étau de la dette illégitime, les gouvernements municipaux et les autorités des communauté autonomes qui ont promis un changement de gauche s’adapteront au système et une nouvelle déception s’ensuivra.
Depuis novembre 2015, j’ai été invité par les autorités de plusieurs municipalités en Espagne (Madrid, Cadix et Puerto Real en Andalousie, Oviedo en Asturies,…) et j’ai défendu cette perspective. J’en ai aussi débattu avec des responsables politiques locaux à Barcelone et à Saint Jacques de Compostelle. Je suis en contact permanent avec des mouvements citoyens comme la Plateforme d’audit citoyen de la dette (qui est issue du mouvement des indignés), avec les sympathisants du CADTM en Espagne, avec de nombreux militants et responsables de Podemos, d’Izquierda Unida, de la CUP en Catalogne, de BILDU au pays basque, d’Anova en Galicie, etc. J’ai constaté que la nouvelle situation est difficile à gérer pour les militants qui ont été propulsés dans des postes de pouvoir et de gestion. Cette transformation rapide en Espagne m’inquiète fort mais j’ai la conviction qu’il y a des forces qui veulent vraiment le changement. De toute façon, tout dépend d’elles et de la mobilisation populaire. Ce que quelqu’un comme moi peut apporter est très limité, disons que je peux aider à prendre en compte les leçons des expériences réalisées dans d’autres pays afin d’en prendre le meilleur et de ne pas répéter les erreurs.
Votre constat est assez pessimiste… N’y a-t-il pas cependant un espoir dans l’unité interne au sein des pays (les municipalités en Espagne, par exemple) mais aussi au niveau international ?
Absolument ! Je me déplace beaucoup en Europe et je pense qu’il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé en Grèce et de ce qui se passe en Espagne. C’est fondamental que toute une série d’activistes et de mouvements sociaux gardent comme priorité la capacité d’organisation et de mobilisation à la base. Car s’il n’y a pas une pression d’en bas sur les partis qui accèdent même à des petites portions de pouvoir, le retour en arrière peut arriver assez rapidement voire brutalement.
Donc, première leçon : il faut maintenir l’indépendance et la liberté d’action des mouvements de base. Seconde leçon : il faut une unité sur un programme politique clair. Si c’est simplement pour dire : « On va mieux gérer les contrats publics et diminuer la corruption », c’est tout à fait insuffisant.
Donc, l’unité doit se faire à tous niveaux : entre organisations politiques et mouvements sociaux, entre les municipalités pour affronter le pouvoir et les créanciers, et entre les partis de la gauche radicale européenne sur un programme clairement définit. Sur ce dernier point, le Plan B est essentiel.
C’est quoi, le Plan B ?
C’est une initiative européenne d’une série de personnes et de groupes issus de la gauche radicale. On n’est pas d’accord sur tout, mais le point commun, c’est de dire : « La Plan A de type Syriza, dont la stratégie a été de négocier avec les institutions européennes en respectant ses règles et sans désobéir, ça ne marche pas ».
Le Plan B inclut explicitement le message suivant aux électeurs : « Il faut porter au gouvernement des forces qui auront le courage de désobéir aux institutions européennes ». Lorsque les traités européens sont contraires à l’intérêt des citoyens et à la mise en pratique de politiques sociales, nous avons le droit et le devoir de désobéir.
Pensez-vous que ce Plan B rencontrera l’adhésion de nombreux électeurs des pays européens ?
C’est absolument clair. Il y a une très grande partie de la population prête à soutenir des forces politiques qui s’engagent à désobéir aux institutions européennes et à leurs exigences. C’est à ce point vrai que, quand l’extrême droite le fait, elle a un très grand écho. Parce qu’il y a un rejet populaire tout à fait compréhensible de l’ « Europe » telle qu’elle est construite, telle qu’elle fonctionne. C’est une Europe dominée par le 1 % le plus riche, ou pour reprendre une formule plus correcte, une Europe dominée par le Grand Capital. C’est une Europe forteresse. Il faut une autre Europe, une Europe pour l’intégration des peuples et pas du Capital, une Europe solidaire avec les autres peuples du monde, une Europe de la paix, une Europe de la justice sociale, une Europe de la transition écologique, une Europe multiculturelle,…
Si vous laissez à l’extrême droite le monopole de la dénonciation de l’Europe telle qu’elle existe, elle gagnera parce que beaucoup de gens sont dégoûtés par la politique européenne. Voyez ce qui se passe avec le Brexit, avec Marine Le Pen en France, avec la montée de la droite en Allemagne et en Autriche.
Si l’extrême droite revendique haut et fort le rejet de l’Europe et que l’extrême gauche joue les Bisounours avec Jean-Claude Juncker et Mario Draghi, elle ne va pas réussir.
Donc, la gauche radicale doit se mobiliser pour le Plan B et annoncer clairement : « Nous désobéirons ». Et pas dire : « Nous serons peut-être amenés à désobéir ».
Comme le disait le leader des mineurs britanniques Arthur Scargill en 1985 : « Nous avons besoin d’un gouvernement qui soit aussi fidèle au peuple que le gouvernement Thatcher est fidèle à la bourgeoisie ! ».
Syriza dirigé par A. Tsipras n’a pas concrétisé cet espoir et j’espère qu’il n’y aura pas de répétition de ce qui s’est passé en Grèce. J’essaie d’agir dans ce sens-là à mon modeste niveau. Mais l’important ce sont les mobilisations populaires qui permettront de débloquer la situation.
Interview réalisée par Paul Blanjean et Monique Van Dieren pour la revue Contrastes - Equipes Populaires. La présente version est plus développée que la version parue dans la revue Contrastes.
Notes
|1| Voir sa bio en anglais sur wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Nadia...
|2| Voir sa bio en français sur wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Man%C...
|3| Après avoir récolté plus d’1,6 millions de voix aux élections de 2011 permettant d’élire 11 députés, Izquierda Unida – Unidad Popular a obtenu 923 000 voix aux élections de décembre 2015 (soit une perte de plus de 700 000 voix). – et vu la loi électorale très défavorable pour les petits partis, il n’a obtenu que 2 députés. ce qui correspond à 1/3 des votes obtenus par Podemos (3.182.082 voix et 42 parlementaires). Ceci dit le résultat de Izquierda Unida (IU) en décembre 2015 représentait quand même près d’un tiers des voix obtenues par Podemos stricto sensu (càd sans compter les coalitions régionales auxquelles participait Podemos). Podemos a obtenu 42 députés avec un peu plus de 3 millions de voix en décembre 2015 tandis que IU n’a obtenu que 2 députés avec 923 000 voix.
|4| Voir http://www.inprecor.fr/article-Belg... ; http://www.rtbf.be/info/belgique/de... ; http://www.lalibre.be/actu/belgique... ; http://www.lcr-lagauche.org/daniel-... ;
|5| Le total des voix qu’avaient obtenu Podemos, Izquierda Unida-Unidad Popular et différentes importantes coalitions régionales soutenues par Podemos et IU (en Catalogne, dans la région de Valence et en Galicie) s’est élevé à 6,1 millions le 20 décembre 2015 tandis qu’aux élections du 26 juin 2016, le total est retombé à un peu plus de 5 millions. La perte de voix est supérieure à 1 million. Par contre, grosso modo les coalitions régionales (en Catalogne en Comun Podem a même encore progressé) ont maintenu leur score de décembre 2015, ce sont Podemos et Izquierda Unida qui ont perdu plus d’un million de voix. Les électeurs qui ont délaissé Unidos Podemos n’ont pas voté pour d’autres partis, ils sont restés chez eux. La direction de Podemos qui croyait prendre un grand nombre de voix au parti socialiste en adoptant un discours plus modéré porte largement la responsabilité de cet échec. Une bonne partie des électeurs que Podemos et IU ont perdu ne sont pas allé voter le 26 juin car ils ont été déçus par les discours modérés de Unidos Podemos.
|6| Il faut préciser que les maires Manuela Carmena (Madrid), Ada Colau (Barcelone) et Pedro Santisteve (Saragosse) ne sont ni de Podemos ni de Izquierda Unida mais ils sont soutenus par Podemos et Izquierda Unida. A Oviedo le maire est du parti socialiste qui est en coalition avec Podemos et Izquierda Unida. A Cadix, le maire José María Gonzalez Santos, connu sous le nom de « Kichi » est de Podemos.