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Europe

La gauche face aux « gilets jaunes », du malaise au soutien

16 novembre 2018 | tiré de mediapart.fr

Les formations politiques de gauche ont fini par soutenir, peu ou prou, les actions contre la hausse du diesel. À l’exception d’Europe Écologie-Les Verts. Mais, face à cette mobilisation hétéroclite, le malaise persiste, obligeant les organisations à renouveler leur logiciel idéologique.

Le jaune fluo est-il une couleur révolutionnaire ? Celle d’une révolution progressiste ou réactionnaire ? Depuis trois semaines, la question agite les états-majors des formations politiques à la gauche de l’échiquier politique. Devant l’apparent engouement citoyen pour la bataille contre la hausse du prix du diesel, la gauche a fini par trancher.

Cinq ans après avoir voué aux gémonies le mouvement des « bonnets rouges  » qui, outre la parenté lexicale, charriait des problématiques similaires à celui des « gilets jaunes » (la critique de l’écologie « punitive », la hausse du prix à la pompe, mais aussi la forme même de la lutte, censée être spontanée et apolitique), toutes les organisations, à l’exception notable d’Europe Écologie-Les Verts, ont décidé d’apporter leur soutien à la mobilisation du 17 novembre.

Un soutien qui n’est toutefois pas sans équivoque. Si personne, à gauche, n’appelle formellement ses troupes à participer aux opérations escargot, aux blocages et rassemblements qui auront lieu dans toute la France ce samedi, les manières d’accompagner le mouvement sont aussi diverses que variées. Au risque d’être peu compréhensibles.

Il y a ceux qui participeront « en personne », demain, aux rassemblements : les députés « insoumis » Jean-Luc Mélenchon – qui « invite [s]es amis [...] quand ils sont d’accord » à le rejoindre – et François Ruffin, ou encore l’écolo du mouvement, Sergio Coronado. Il y a ceux qui n’iront pas mais qui « comprennent la colère » des manifestants (Benoît Hamon) et ceux qui « n’appellent pas nationalement mais soutiennent toutes les initiatives locales qui sont sans ambiguïtés » (le NPA). Quant aux communistes, ils publiaient cette semaine un tract pour demander le retrait des mesures fiscales, mais entendaient aussi faire valoir leur différence en organisant « une dizaine d’action simultanées » non pas le 17, mais le 15 novembre.

Ironie de l’histoire, les plus sévères avec les « bonnets rouges », en 2013, s’avèrent aujourd’hui les plus engagés dans la bataille. Le PS, à qui l’on doit pourtant la fameuse « écotaxe » qui avait mis le feu aux poudres en 2013, a adopté, début novembre, à l’unanimité, une résolution pour « soutenir les Français qui défendent leur pouvoir d’achat » ce 17 novembre.

Du côté de Mélenchon aussi, le changement de braquet est radical : celui qui qualifiait de « nigauds » ces « bonnets rouges » qui entendaient « défendre leur droit de transporter à bas coût des cochons d’un bout à l’autre de l’Europe dans des conditions honteuses » souhaite aujourd’hui « le succès » des « gilets jaunes ». Quand bien même on trouverait dans le lot les fort peu fréquentables forces des lobbys de l’automobile…

Contorsions, tergiversations, circonlocutions... Les prises de position alambiquées de tous ces partis révèlent, dans le fond, le grand malaise de la gauche face à ces mobilisations protéiformes, nées sur les réseaux sociaux, et dont personne ne peut dire clairement quel est le mot d’ordre – le retrait de la taxation sur le carburant ? La réorientation des recettes de cette taxe vers des programmes réellement écologiques  ? En tout état de cause, la gauche se retrouve cet automne à devoir arbitrer entre deux positions antagonistes.

D’un côté, il apparaît difficile pour l’opposition de ne pas s’associer à ce mouvement à forte teneur anti-Macron, d’autant que les échéances européennes approchent. Comment alors prendre le risque de passer à côté d’une colère soutenue par les trois quarts des « salariés et ouvriers » selon les enquêtes d’opinion, quand on se veut les représentants du « peuple » ?

De l’autre côté, participer à une mobilisation noyautée par la droite et par l’extrême droite, et dont se sont désolidarisées la CGT et la CFDT, a quelques bonnes raisons d’embarrasser. « Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national, la CGT ne peut pas s’associer », expliquait, vendredi matin, sur France Inter, Philippe Martinez, le secrétaire général du syndicat. Gêne identique au sein même de La France insoumise.

Le 4 novembre, la députée Clémentine Autain se justifiait sur Facebook : « Je ne serai pas le 17 dans les blocages parce que je ne me vois pas défiler à l’appel de Minute et avec Marine Le Pen, et que je sais combien notre enjeu est celui d’une réelle transformation, d’un changement de modèle de développement incluant la transition énergétique, l’égalité entre les personnes et les territoires. »

Après la question migratoire et l’Europe, les « gilets jaunes », nouvelle pomme de discorde à gauche ? Pour cause : « Face à ce genre de mobilisations, la gauche ne sait pas sur quel pied danser, décrypte Goulven Boudic, maître de conférences en science politique à l’université de Nantes. D’abord parce que les “bonnets rouges” comme les “gilets jaunes” donnent l’impression d’une coagulation spontanée qui se construit en dehors – voire à l’encontre – des organisations traditionnelles. Ensuite, parce que ces mobilisations qui mêlent monde ouvrier et monde patronal font exploser les clivages habituels entre classes sociales. Enfin, parce que la manière dont est posé le débat, dans une opposition entre écologie et pouvoir d’achat, est casse-gueule pour une gauche qui veut se montrer de plus en plus “verte” mais qui ne doit pas oublier la question sociale. »

Changer le cadrage

Ajoutez à cela un autre point, peut-être le plus délicat : s’engager dans un mouvement qui s’apparente à une révolte antifiscale renvoie, qu’on le veuille ou non, à un ethos de droite, voire d’extrême droite. La défense de l’État-providence et du jacobinisme dans lesquels s’enracine la gauche contemporaine colle mal avec ces « jacqueries » qui ont marqué l’histoire, dont la plupart portaient des revendications individuelles, pétries de méfiance vis-à-vis de l’État central.
« Depuis les années 1920-30, les mobilisations des contribuables sont liées à la droite, voire à l’extrême droite, ce qui explique en partie pourquoi la gauche s’est plutôt tenue à l’écart de ce type de mouvement », observe le sociologue Alexis Spire, auteur de Résistances à l’impôt, attachement à l’État, enquête sur les contribuables français (Seuil, 2018).

Et c’est peu dire que les précédents historiques ne sont pas reluisants : les fascisantes « chemises vertes » qui se battaient, dans l’entre-deux guerres, contre la fiscalité jugée exorbitante imposée aux travailleurs agricoles ; la révolte des artisans et commerçants de Pierre Poujade dans les années 1950 ; le mouvement de Gérard Nicoud, restaurateur de l’Isère qui, dans les années 1970, ciblait directement l’administration fiscale à grands coups de lettres anonymes, de fausses alertes à la bombe, et d’opposition armée aux contrôles fiscaux…

Mais la donne a changé. « Le problème, c’est que si, jadis, les mouvements antifiscaux étaient majoritairement le fait des petits indépendants et des professions libérales, les classes populaires ressentent de plus en plus un sentiment d’injustice fiscale », souligne Alexis Spire. Dans ce contexte, laisser au Rassemblement national et aux Républicains le monopole du ras-le-bol fiscal serait prendre le risque de leur laisser le champ libre dans la conquête du pouvoir.

Déjà confrontée à la crise de la forme traditionnelle des partis, voilà donc la gauche percutée de plein fouet par une énième crise. Avec les mobilisations de type « gilets jaunes », elle est au pied du mur : contrainte de s’interroger sur ses bases et de revoir de fond en comble son propre logiciel idéologique. Son rapport au pouvoir d’achat, à l’écologie, à la fiscalité… « Ce que cet épisode a de positif, c’est qu’il met en lumière des phénomènes émergents, et qu’ainsi, il oblige les responsables politiques à réfléchir sur de nouvelles bases, il force les identités politiques à évoluer », avance Goulven Boudic.

Désormais proche de Jean-Luc Mélenchon, l’ancien socialiste Emmanuel Maurel dit la même chose à sa manière : « Les “bonnets rouges”, les “gilets jaunes”, ce ne sont pas nos combats traditionnels. Dans la rue, il n’y aura pas que des militants écolos, il y aura aussi des gens qui vont dire “à mort l’impôt” et cela, c’est compliqué à entendre, reconnaît-il. Tout cela me pousse à opérer une évolution intellectuelle, à appréhender ce qu’il se passe dans l’actualité avec une grille de lecture moins marxiste… Par exemple, je suis persuadé que la gauche doit faire la jonction entre la question du pouvoir d’achat et la question des salaires. »

Au fond, et c’est bien là tout l’enjeu de cet automne, il s’agit de traduire en langage « de gauche » la colère noire des « gilets jaunes ». De sortir du cadrage imposé par la droite et de réorienter les thématiques vers des considérations progressistes. De passer de la problématique du pouvoir d’achat à la question salariale, du « ras-le-bol » fiscal à l’injustice fiscale, de la « grogne » des automobilistes à une réflexion plus générale sur l’organisation du territoire par les services publics. De passer du sentiment d’abandon individuel de la « France périphérique » à une prise de conscience collective que c’est le néolibéralisme qu’il faut abattre…

D’où l’intense production argumentative qui s’est emparée, ces derniers jours, des mouvements de gauche. De Benoît Hamon au communiste Ian Brossat, en passant, bien sûr, par La France insoumise… Les communiqués, clips vidéo sur les réseaux sociaux, tribunes, se sont multipliés pour faire de la pédagogie à un moment clé du quinquennat Macron.

Dans un discours à l’Assemblée nationale (vu un million de fois en deux jours), la députée Mathilde Panot s’est efforcée de combiner les questions sociale et écologique en montrant que de véritables mesures écologiques reviendraient à faire payer les « gros » pollueurs (Total, le secteur de l’aviation qui utilise du kérosène, les banques qui investissent dans les énergies fossiles) et non les « petits » (les citoyens). En fin de semaine, Jean-Luc Mélenchon expliquait quant à lui que la hausse des taxes sur l’essence était un corollaire de la suppression de l’impôt sur la fortune. Comme une manière de remettre au premier plan la possibilité d’une critique non antifiscale de la fiscalité.

Autant d’efforts qui laissent de marbre David Cormand, le secrétaire national d’EELV, seul parti franchement hostile à la mobilisation du 17 novembre : « Je ne vois là-dedans qu’une bande de faux-culs qui se disent écolos, mais qui ne le sont pas, et qui n’assument pas le fait qu’il faut arrêter d’urgence de rouler au diesel, un poison qui tue chaque année 40 000 personnes en France ! »

Pour le leader des Verts, très critique à l’égard d’un Jean-Luc Mélenchon « prêt à tout pour surfer sur les colères », les choses sont simples : « De toute façon, la raréfaction des ressources va conduire à une augmentation des prix. Donc le vrai sujet, ce n’est pas le prix à la pompe mais la transition vers un monde sans pétrole. » Pas sûr que la mobilisation de ce 17 novembre soit le jour adéquat pour ouvrir le débat.

Pauline Graulle

Collaboratrice à la revue Politis (France).

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