Servie par une écriture aussi élégante que précise, l’œuvre de l’historienne Sophie Bessis traite des sujets les plus compliqués avec une clarté peu commune. C’est l’une des raisons pour lesquelles ses livres ne vieillissent pas. C’est aussi pourquoi elle est bien équipée pour traiter de la nouveauté qu’est pour l’humanité le monde d’aujourd’hui : « une planète finie, entièrement connue et occupée » qui, sauf cataclysme imprévisible, abritera une population de 10 milliards de consommateurs en 2050. Les bouleversements des pays arabes occupent une place centrale dans son livre avec un seul cas de figure encourageant, pour l’heure, celui de son pays, la Tunisie. Le cœur de son sujet, c’est l’action toute puissante et conjuguée de deux fondamentalismes : le religieux et le marchand. Elle montre, sans concession, les rouages de ces deux systèmes, leurs forces de pression, et leur parfaite compatibilité. Mieux encore, leur complémentarité. On voit d’une part comment les politiques occidentales ont collaboré au triomphe du confessionnalisme arabe et tiré profit du renoncement à la laïcité au bénéfice de la « religion identitaire ». Comment « les États-Unis ont réorganisé en 2003 la distribution dans l’Irak conquis sur une base exclusivement ethno-confessionnelle, divisant la population entre chiites, sunnites et kurdes », privant du jour au lendemain, ce pays de son histoire. Comment la promotion par les pays du Golfe de la « finance islamique » recouvre parfaitement la nature des intérêts occidentaux, une tartufferie renforçant l’autre. Ainsi, « l’interdiction canonique de l’usure en Islam, comme dans la plupart des religions » écrit-elle, a été remplacée par « des montages financiers qui en reproduisent la logique sans en porter le nom ». Pendant que la charia prospère, les institutions bancaires occidentales s’adaptent, s’associent, inventent des montages qui lui sont conformes. Certaines créent des Charia board. Parallèlement, l’argent saoudien, qatari, koweitien crée et arme les mouvements jihadistes.
Affranchie de toute vision clivée de l’histoire, Sophie Bessis se donne les moyens de garder son cap : l’universalisme. C’est lui qui, menacé de disparaître, anime son propos de bout en bout. Ainsi refoule-t-elle avec la même rigueur les versions coloniales et orientalistes de l’Occident et les versions victimaires et bornées du monde arabe qui ont conforté les dictatures et l’obscurantisme.
Sachant que la démographie n’est pas lisible en termes purement quantitatifs, Bessis relie et associe les chiffres des populations à ceux de la finance et des marchés qui fabriquent les « masses inutiles », leur souffrance et leur perméabilité aux prédications religieuses. Elle rappelle que la baisse de la fécondité passe inéluctablement par la liberté des femmes et que le diktat économique favorise forcément la guerre qui devient « un moyen privilégié d’accès aux biens ». Très critique du sionisme et de sa politique coloniale, elle consacre un chapitre à l’abcès israélo-palestinien et décrit, au-delà du contentieux historique, les « ennemis complémentaires » que sont aujourd’hui les négationnistes des deux bords. Ce livre soulève, pour finir, une question capitale, peu explorée à ce jour, celle du confort intellectuel dans lequel s’est réfugiée une certaine gauche occidentale qui au nom de la différence des cultures abdique sur les valeurs universelles. Ce chapitre, intitulé « Le triomphe du différentialisme » devrait à lui seul susciter un débat. Le discours qui établit une hiérarchie des valeurs selon les cultures et les peuples ne date pas d’aujourd’hui ; ce qu’il y a de nouveau en revanche, écrit-elle, c’est ceci : « Tandis que de larges franges des gauches récusent un universel qu’elles jugent dévoyé par ses usages et historiquement dépassé, les droites voient dans une nouvelle instrumentalisation de ses principes un moyen de renvoyer à leur altérité ceux qui seraient incapables d’en comprendre les valeurs. » Le résultat ? Les populations musulmanes deviennent, pour des motifs opposés, des entités indivisibles qu’on attaque ou défend, en bloc, au prix de la personne humaine. « C’est ainsi, écrit-elle, que des pensées sacralisant la différence au nom de l’antiracisme peuvent avoir d’involontaires convergences avec leurs pires adversaires politiques. » Ces rhétoriques ont conduit « d’importants secteurs des intelligentsias des deux côtés de l’Atlantique, à faire de l’islamisme l’horizon politique légitime des peuples arabo-musulmans ». Le poncif selon lequel « l’islam serait la religion des opprimés » a mené plus d’un, en effet, à transférer sur l’islamisme les pouvoirs de libération anciennement dévolus aux mouvements anticoloniaux. Ce fourvoiement est grave. Sophie Bessis est bien inspirée, à cet égard, de rappeler aux anticapitalistes défenseurs de l’islamisme que ce dernier n’est aucunement anticapitaliste. Brillante réflexion sur la mutation d’un monde en perte de sens, La double impasse est un livre tonique dans la mesure où s’y exerce, envers et contre son contenu alarmant, une grande liberté de pensée. Je ne suis pas sûre d’être d’accord avec son auteure quand elle mise, pour finir, sur « la bataille qui se joue au sud du monde pour s’approprier un universalisme laissé ailleurs en déshérence ». J’aimerai bien sûr que ce soit elle qui ait raison.