Les conservateurs ne s’en cachent pas. Ils déclarent que les oeuvres de l’artiste illustratrice torontoise Franke James ne leur plaisent pas et qu’ils ont le droit de lui refuser tout financement pour cette raison. Ce nouvel épisode de censure n’étonne pas lorsqu’on prend en compte l’attitude des conservateurs par rapport à la création artistique.
La liste des attaques conservatrices contre le milieu culturel est longue : coupure dans les budgets de tournées internationales, coupures dans la production, élaboration d’une loi sur le droit d’auteurs qui profite à tous sauf aux auteurs, discours méprisants, toutes les façons sont bonnes pour instrumentaliser les arts et les formater dans des cadres acceptables dans la société actuelle.
Qu’est-ce qui peut expliquer ce geste ? Les oeuvres de madame James portent sur le thème de l’environnement. Dans certains cas, elles dénoncent le laisser-faire des conservateurs en la matière. Pour contre-attaquer, les conservateurs s’arrogent le droit de ne pas soutenir la diffusion des oeuvres en plus d’intervenir discrètement pour décourager d’éventuels commanditaires à soutenir financièrement la tournée européenne de madame James, selon ce qu’affirme l’artiste.
Interrogé par les médias sur les raisons d’un tel geste, la réponse du gouvernement conservateur est ambigüe : « Le financement n’a jamais été retiré, pas plus qu’il n’était garanti. Les missions canadiennes ont décidé, en fin de compte, de ne pas financer la tournée européenne de l’artiste. »
Or, des critères existent pour financer ou non une tournée artistique. Quels sont ces critères ? Les conservateurs n’osent répondre. On nage ainsi dans l’arbitraire total.
Cet épisode démontre que les conservateurs comme tous les gouvernements du même type s’arrogent le droit de juger des oeuvres et d’interdire que le public puisse se faire une idée, discuter, partager des idées autour des interprétations qu’elles susciteront. D’autant plus que ces oeuvres au contenu hautement politique attaquent de plein front la politique fédérale actuelle, s’inscrivant ainsi dans le courant des artistes engagéEs.
L’artiste a t-elle tort ? Provoque t-elle pour attirer l’attention sur ses oeuvres ? Peu importe. Porter un jugement sur une création artistique devrait relever du public et du débat démocratique et non d’une décision arbitraire d’un gouvernement qui a démontré à plusieurs reprises son mépris pour les arts hors norme.
Le cas Bernard Grondin
Ce dernier épisode de censure n’est pas sans rappeler le cas du conteur Bernard Grondin qui s’est vu refuser la diffusion de son oeuvre par le Musée de la civilisation dans le cadre des fêtes du 400e anniversaire de Québec. L’oeuvre commandée par le Musée devait faire partie d’une série de contes portant sur les 7 péchés capitaux. Monsieur Grondin a choisi la colère et l’a exprimée face à des personnages politiques tel le maire de Québec Régis Labeaume ou contre des institutions comme le mouvement Desjardins. Le Musée ne voulant pas déplaire à ces personnalités ou corporations importantes a mis un terme au contrat de monsieur Grondin. Le public a dû se rabattre sur la diffusion de l’oeuvre dans un lieu beaucoup plus obscur.
Oui, le Musée a mis fin au contrat du conteur avoue le Musée. « Mais c’était pas juste parce qu’il parlait contre le Mouvement Desjardins, c’était plus général que ça », affirme François Tremblay, le responsable des expositions au Musée de la civilisation. « Sa vision s’inscrivait mal dans l’ensemble du projet. Monsieur Grondin avait la même commande que les six autres conteurs. Il y a une limite aux discussions avec quelqu’un. Nous avons conclu que cela ne pouvait fonctionner avec lui. Nous avons donc mis fin au contrat de la façon la plus correcte possible. »
Réaction de l’artiste : « L’une des premières choses que le Musée a voulu me faire retirer, c’est le nom du maire Labeaume ! On prétendait que c’était du libelle diffamatoire alors que ce n’était pas le cas. J’aurais dû refuser toute censure dès le départ mais j’ai choisi de le rebaptiser "le maire Baboune" ! J’ai aussi retiré les références à Nicolas Sarkozy, à Jean Chrétien, à Paul Martin et à Paul Desmarais à la demande du Musée », explique le conteur.
Le Musée dans cette affaire a encore adopté l’attitude du juge censeur, privant la population d’une occasion de juger par elle-même des qualités de l’oeuvre. Nos élites se montrent plutôt frileuses lorsque vient le temps de considérer que la population possède suffisamment de capacité de réflexion pour se faire une idée sans obstruction de la part des institutions qui s’arrogent le droit de décider de ce qui est bien ou mal, beau ou laid, pertinent ou manipulatoire. De la part d’un musée, il y a de quoi s’étonner.
Pour qui nous prend t-on ?
Ce qui fait penser, dans un tout autre ordre d’idée, à la réflexion du ministre conservateur Denis Lebel qui refusait de dévoiler le rapport sur l’état du pont Champlain car « lorsqu’on rend publiques des informations qui sont traitées par des personnes qui ne sont pas nécessairement des connaisseurs du sujet (souligné par nous NDLR), ça peut créer des émois que je ne veux pas créer ».
Bref, les conservateurs nous considèrent au mieux comme des personnes ignorantes qui ne peuvent développer un esprit critique ni se faire une idée sur une oeuvre artistique. Au pire, nous sommes des individus qui ne doivent pas être exposés à des oeuvres subversives au risque qu’elles nous paraissent pertinentes. Pour ma part, je me qualifie pour la deuxième catégorie.
Le site web de l’artiste : http://www.frankejames.com/debate/?cat=370
À lire sur le sujet : Agnès Tricoire, Petit traité de la liberté d’expression, La Découverte, 2011.
Voir l’article de l’Aut’ Journal sur le cas Bernard Grondin : http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=1483