5 août 2024 | tiré du site de Jacobin | Traduction, Alexandra Cyr
La France insoumise a été créée en janvier 2016 pour servir de véhicule à la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. Elle est devenue une force à l’Assemblée nationale avec 71 députés.es et un financement public de 5 millions d’Euros annuellement. Ses résultats aux élections présidentielles et parlementaires avec sa performance lors du dernier scrutin en juillet n’atteignent pas ceux obtenus aux Européennes et dans les élections locales. Ce mouvement s’est établi comme un centre de gravité dans la gauche française au fil du temps.
En 2017, Jean-Luc Mélenchon a gagné la plus haute marche du podium pour un candidat à gauche du Parti socialiste dans l’histoire de la 5ième république. En 2022 il rajoute 700,000 votes (à son score antérieur) et atteint les 22% d’appuis. Bien sûr ce n’était pas suffisant pour gagner la présidence et même rejoindre E. Macron au 2ième tour. Mais, après leurs succès, les forces de gauche les plus radicales en Europe, Podémos, Syriza, les travaillistes de Jeremy Corbin, Bloco de Esquerda, etc., ont commencé à reculer entre 2015 et 2019. La France insoumise s’est maintenue : comme une « tortue astucieuse » aime à dire J.L. Mélenchon.
Les annonces de la mort (politique) de J.L. Mélenchon ont été nombreuses mais ne se sont jamais avérées. Lors de l’élection parlementaire du mois dernier, les sondages et les médias ont prédit la victoire de l’extrême droite, du Rassemblement national. Mais la gauche, sous l’impulsion de la France insoumise a raflé le plus grand nombre de sièges. Aucun doute, c’est une victoire toute relative pour le Nouveau front populaire : 178 sièges contre 162 pour la formation d’E. Macron et 142 pour le Rassemblement national. Mais c’est une preuve de la longévité de J.L. Mélenchon. Alors, quelle évaluation faire des 8 ans de la France insoumise ?
Avec une analyse de long terme des militants.es, des cadres, du personnel et des élus.es de ce Parti, et en nous appuyant sur les connaissances sociologiques des partis politiques, nous voulons, avec cet essai jeter un peu de lumière sur une série de dilemmes qui se superposent auxquels le mouvement fait face. Nous préférons employer le terme dilemme, un choix insatisfaisant, pour parler le plus ouvertement possible, plutôt que les mots leçons ou expériences. Les dilemmes dont il est question ici, sont spécifiques au cas français. Mais ils peuvent concerner d’une manière ou d’une autre n’importe lequel des Partis politiques qui cherche à gouverner avec une perspective anti capitaliste.
Protester ou gagner ?
Cette question peut paraître incongrue. Mais on doit se demander si la France insoumise veut vraiment gouverner. Ou est-ce qu’elle se satisfait de faire entendre la voix des oubliés.es. C’est le rôle que dans le passé on attribuait au « tribunes populaires ». Il semble exister dans ce Parti et dans ses semblables en Europe, une double façon de voir les choses. On y trouve d’abord une culture de « gagnants.es ». On la trouve souvent dans les anciens partis socio-démocrates qui ont une familiarité avec le pouvoir pour l’avoir exercé de temps à autres mais aussi chez les jeunes cadres ayant un profil plus technologique. Par ailleurs, on trouve aussi une forme d’éthique minoritaire commune chez les militants.es d’extrême gauche qui donne la préséance aux convictions politiques aux dépends des responsabilités gouvernementales. Ces gens ne croient pas que les institutions politiques actuelles puissent transformer la société.
Les partis étiquetés de gauche populiste sont déchirés entre la mobilisation populaire et l’État, entre leurs origines et leur but final. Leurs défis au système existant cohabitent avec la participation électorale avec le but clair de gagner des sièges. Pour arriver à gouverner, la France insoumise doit convaincre le plus large électorat possible. C’est ce qu’elle visait en modérant son offre programmatique, en cultivant une image de respectabilité et en faisant certains compromis. Mais cela ne va pas sans soulever certaines difficultés dans un Parti dont l’ADN rime avec « instincts de rébellion ». Rechercher la voie normale amène le risque de perdre de vue son identité de protestataires, de s’aliéner ses propres supporters et les militants.es les plus attachés.es au statut radical. Depuis 2021, le député LFI François Ruffin a prêché pour cette normalisation et a fini par rompre avec le Parti (après les élections parlementaires de juillet). Mais en cultivant son profil subversif, la France insoumise risque de miner ses chances électorales.
L’exemple de Syriza en Grèce et des gouvernements de gauche latino-américains durant les années 2000 est la preuve que les Partis de la gauche populiste n’était pas confinés au rôle de fauteur de troubles ni non plus les complices de la sociale démocratie. Mais, gagner une élection n’est que le début du combat. Ces Partis font face au pouvoir de la finance, à la résistance des plus hauts.es fonctionnaires, des médias, des élites politiques qui défendent leurs intérêts et le statut quo. Avoir un programme radical ne suffit pas ; la façon par laquelle la Troîka européenne a réussi à soumettre Alexis Tsipras en est la preuve. Pour pouvoir appliquer son programme, il faut faire face aux conditions pour le faire. Sans appui massif et la pression populaire, sans la solidarité d’au moins un partenaire international, un gouvernement de la gauche populiste risque fort de se soumettre aux pressions adverses des marchés financiers.
Du bon sens
Inspirés.es par le marxiste italien Antonio Gramsci ou par leur idée de sa pensée, les leaders de la France insoumise sont convaincus que les politiques sont une question d’hégémonie. Pour gagner les élections, il leur faut gagner le combat des idées, défaire les mythes encrés de « la fin de l’histoire », « d’il n’y a pas d’alternative » et du « clash des civilisations ». D’où l’énergie mise à investir les réseaux sociaux et la communication publique. D’où aussi son apparition routinière sur les réseaux télé populaires. Le néolibéralisme a ravagé nos imaginations, a poussé chaque individu à se percevoir comme un.e entrepreneur.e et une source de profit dans tout ce qui nous entoure. Dans ce contexte, difficile pour une force politique de défendre une valeur aussi passée date que l’aide mutuelle comme solution. D’où la priorité mise sur la bataille des idées.
Mais, n’est-ce pas une bataille perdue d’avance ? Que peuvent faire les quelques 20,000 militants.es de la France insoumise, si doués.es et déterminés.es qu’ils ou elles soient, devant 40 ans de propagande néolibérale ? Qu’en est-il du conditionnement de masse vers la compétition, l’individualisme dans les relations de travail, la désintégration de la solidarité collective, et bien sûr, du travail des bataillons de lobbyistes professionnels.les en communication dont les budgets sont infiniment plus solides que celui de la France insoumise ? Dans ces conditions, n’est-il pas plus valable qu’un parti politique s’adresse à l’électorat tel qu’il est et non pas comme il voudrait qu’il soit ? Les intellectuels, les journalistes, les enseignants.es, les réalisateurs.trices, les auteurs.trices, les chanteurs.euses, et les artistes sont là pour changer le sens commun. Est-ce que les candidats.es ne devraient pas se centrer sur les élections à gagner même si cela exige de transformer les propositions, opération qui pourrait rebuter une partie de l’électorat ? Autrement dit, est-ce que la mission d’une force électorale est de transformer le sens commun ou de s’y adapter ?
C’est un réel débat. Podemos en Espagne s’est prononcé sur des enjeux aussi inflammables que l’indépendance de la Catalogne et l’abolition de la monarchie. Pour la France insoumise ce débat tourne autour de possibilités aussi tordues que quitter l’Union européenne et le traitement des migrants.es. La base des partis de gauche populistes est divisée sur ces enjeux et se divise encore lorsqu’il s’agit de décider de persister à les porter. Devraient-ils appeler à contredire les traités européens ou exiger la régularisation des travailleurs sans papiers ou mettre tout cela de côté pour maximiser les chances de victoire électorale ?
National et transnational
C’est au niveau supranational que se trouvent les racines des maux qui affectent la classe moyenne et la classe ouvrière. Les traités internationaux et européens des récentes décennies ont organisé la privatisation des services publics et la compétition entre les travailleurs.euses au nom de la « compétitivité ». C’est cette observation qui a poussé la France insoumise à critiquer sévèrement les institutions supranationales fussent-elles publiques, (l’Union européenne, la Banque centrale européenne, le FMI) ou privées (les multinationales, les lobbys et les agences de notation). Pour restaurer la souveraineté du peuple, il faut, selon la France insoumise un retour au niveau national.
Mais, la souveraineté nationale n’est pas automatiquement synonyme de souveraineté populaire. S’il est vrai que la classe capitaliste est maintenant organisée internationalement, il est aussi vrai que la lutte de classe se joue encore à l’intérieur des États nations. Nous ne devons pas oublier que les élites politiques nationales qui ont tenté de se soustraire à leurs responsabilités en invoquant « Bruxelles » ont-elles-mêmes organisé un affaiblissement de leurs propres pouvoirs en faveur de groupes distants et non élus. Il ne faudrait pas non plus oublier que les gouvernements français ont commencé les privatisations et l’introduction des politiques d’austérité avant que ces règles ne soient imposées par l’UE.
Ainsi, la France insoumise appuie sa bataille sur deux fronts, à la fois le national et l’international. Elle a forgé des alliances au niveau européen par exemple en 2019, avec la plateforme « Nous les peuples » qui réunit Podemos, France insoumise, Bloco de Esquerda et trois nouveaux partis nordiques pour mener une campagne contre l’évasion fiscale. Le 8 novembre 2020, ces partis ont signé à La Paz, une déclaration transnationale avec des alliés argentins, boliviens, brésiliens, chiliens, colombiens, équatoriens et péruviens pour alerter sur l’expansion mondiale de l’extrême droite.
Mais ces initiatives n’ont pas empêché la France insoumise de centrer ses énergies sur les politiques nationales. Pour s’engager dans la lutte électorale il faut en passer par là. Mais elle est ainsi en contradiction de ses propres analyses quant à l’importance du niveau transnational. Est-ce que les stratégies populistes avec une forte composante de patriotisme, prennent en compte la dimension cosmopolite ?
Le populisme cosmopolite existe sous forme embryonnaire et étonnamment, il relie plutôt des villes que des pays. Par exemple, en 2015 la Mairesse de Barcelone, Mme Ada Colau, a créé un réseau de villes refuges durant la crise migratoire. Pendant que les membres de l’UE se déchirent pour savoir qui portera le fardeau de l’afflux d’immigrants.es, 60 municipalités, souvent dirigées par la gauche, ont fait preuve de solidarité de deux manières : les unes envers les autres, par exemple Barcelone qui reçoit des migrants.es venant d’Athènes et envers les réfugiés.es en offrant des refuges, de l’aide matérielle et du soutien juridique.
Démocratique et personnalisée
Un deuxième enjeu est relié à la forme d’organisation interne de la France insoumise. Elle ne se voit pas comme un Parti mais plutôt comme un mouvement que son leader a théorisé comme étant une « forme gazeuse ». Elle n’a pas l’intention de reproduire les défauts des partis traditionnels comme le Parti socialiste jugé trop bureaucratique, dominé par des notables et consumé par les batailles internes. J.L. Mélenchon aime dire qu’il veut « voyager léger » sans le poids d’une lourde organisation mais est-ce ainsi que la France insoumise peut aller loin ? Quelle forme d’organisation devrait adopter la gauche si elle veut être une force de transformation sociale ?
Elle ne manque sûrement pas d’idées mais plutôt de moyens, particulièrement de partis et de syndicats pour les faire valoir et arriver à construire une majorité qui pourrait les adopter et plus généralement politiser la société. Les partis sont en déclin, mais les organisations dédiées à l’action à long terme n’ont perdu aucune des structures nécessaires à cette fin et peuvent prendre la forme de partis réinventés. Mais la solution ne peut être un simple retour aux bons vieux partis de masse. La société a changé. La démographie, l’économie, et le contexte technologique qui ont permis l’émergence de partis de l’époque ne sont plus là.
Notre époque est marquée par le retour des hommes forts : D. Trump, V. Poutine, Xi Jinping, J. Bolsonaro, et aussi E. Macron ; des personnalités mises en lumière. Les changements technologiques, la télévision et l’internet ont encouragé ce courant et en France, la centralité de la course à la Présidence est devenue la mère de toutes les batailles électorales. C’est maintenant le-la leader qui représente la « marque » des partis politiques, qui lui confère sa notoriété, sa légitimité aux dépends du collectif. Que seraient devenus le Mouvement cinq étoiles ou Podemos sans la visibilité des figures de Beppe Grillo et de Pablo Iglesias dans les médias ? Qu’est la France insoumise sans J.L. Mélenchon ? Ce n’est plus le Parti qui fait le candidat mais l’inverse. La France insoumise a été créée en 2016 dans cet état d’esprit.
Dans La raison populiste, Ernesto Laclau a théorisé la notion « d’hyper leader ». Il est censé apporter l’unité à une masse populaire fragmentée et divisée comme jamais et la symboliser. Mais ce phénomène s’accompagne socialement, d’une demande pressante de réelle démocratie ; elle s’est exprimée dans les protestations qui ont débuté en 2011 dans les pays arabes et par de nouvelles attentes démocratique dans les systèmes politiques. Les systèmes représentatifs permettent un équilibre fragile entre le pouvoir d’une minorité, les élus.es et le consentement passif ou actif de la majorité, les électeurs.trices. Cet équilibre qui a tenu correctement pendant deux siècles est au bord de la rupture. Nous avons à choisir entre l’autoritarisme et la démocratie. Que choisira la France insoumise ?
Spontanément, nous répondons la démocratie. Son programme vise à rendre réel l’idéal rabâché d’égalité. Tous les jours, les militants.es de ce parti sont impliqués.es dans chaque lutte pour la justice sociale. Personne ne peut contester leur engagement. Il subsiste néanmoins un doute : en voyant comment J.L. Mélenchon contrôle son mouvement, ses finances, ses stratégies d’orientation et les nominations des candidats.es aux élections, on commence à espérer qu’il ne gouvernerait pas le pays de la même façon. La France insoumise propose des principes pour une sixième République, un changement constitutionnel qui signifierait la fin de la « présidence monarchique » mais on n’en voit pas de signes dans la manière par laquelle ce mouvement fonctionne. Il nous objecterait sans doute que le chemin de la prise de pouvoir ne prédétermine pas de la façon dont il prévoit l’exercer.
Les résultats de l’expérience de leurs partenaires latino-américains démontre à quel point cet enjeu est délicat. Les gouvernements socialistes du début du 21ième siècle, ceux de H. Chavez, R. Corréa, E. Morales et autres, ont réduit la pauvreté, l’illettrisme et les inégalités. Ils ont aussi rendu l’exercice du vote à des régions où ce n’était pas possible et encouragé la classe ouvrière à s’inscrire sur les listes électorales. Mais, par ailleurs, ils ont joué la carte du leadership charismatique dont les risques inhérents et les excès sont bien connus. Ils n’ont pas non plus toujours été exemplaires en regard de la pluralité politique. Pourtant on doit se rappeler que l’opposition de droite, soutenue par les médias, les ténors de l’économie et Washington ont toujours été plus féroces en Amérique latine qu’en France et en Europe. Les conflits politiques sont plus violents (en A.L.), où l’histoire et le contexte diffèrent.
Lors de sa fondation, Podemos (en Espagne), a mis en place des « cercles » citoyens inspirés par les pratiques délibératives de l’auto gouvernement du mouvement indignados. C’est aussi ce qui a inspiré la France insoumise pour établir des groupes d’action durant les élections présidentielles de 2017. Elle a ainsi fait preuve d’inventivité et de convivialité et rallié plus de militants.es que les autres partis. Dans les deux cas, l’enthousiasme de la première année ne s’est pas éteint. Le parti-mouvement s’est toutefois graduellement transformé en un parti centralisé et a été dominé par une personnalité. Si les deux axes, vertical et horizontal ont coexisté au départ, c’est la première structure qui a prévalu en fin de compte. Ceux et celles qui croient que pour arriver au pouvoir vous n’avez pas le luxe de débattre sur tout, que vous devez viser l’efficacité, invoquent un mal nécessaire. Les autres rétorquent qu’en sacrifiant la démocratie sur l’autel de l’efficacité le parti de prive d’une partie de ses membres et s’aliène également une partie de son électorat.
Il n’est pas question de créer un parti sans leadership. Mais est-il possible de partager les responsabilités et de donner au mouvement une cohérence propre ? Depuis 2023, la France insoumise a donné à ses groupes locaux une certaine autonomie financière et promis d’installer des locaux dans chacun des cent départements du pays plus tard. Elle manque gravement de liens dans les milieux syndicaux et dans le monde culturel.
Agile ou solide
La France insoumise se présente comme un nuage, plus gazeux que solide au point d’apparaitre évanescente. Son organisation est informelle, constamment en évolution, un « work in progress ». Elle laisse beaucoup d’autonomie aux groupes locaux qui se forment en toute liberté. Il n’existe aucun niveau intermédiaire même si les cercles dans les départements n’ont été créés que l’an dernier. Il existe des règles pour la sélection des candidats.es, le financement et l’installation de chaines de décisions qui définissent la structure centrale. Derrière l’état « gazeux » se cache une sorte de société de cour (au sens qu’en donne Norbert Élias) structurée autour du leader.
Comment arriver à l’équilibre entre la flexibilité organisationnelle et le formalisme ? Le parti-mouvement se conçoit comme une structure agile orientée vers l’action et a fait la preuve d’une remarquable performance électorale à court terme. Il s’est adapté à un environnement changeant où il n’y a aucune ligne de front claire. Mais, à long terme, sa résilience est plus limitée particulièrement son habileté à survivre à des défaites électorales majeures ou à une succession au leadership. Les partis classiques sont plus difficiles à manœuvrer, à gouverner et donc à réformer. Mais ils apportent une garantie de continuité dans le temps qui les rends capables de durer pendant les périodes orageuses, les crises d’une certaine ampleur aussi bien que lors de défaites électorales et de changement de leader.
Formaliser les règles qui concernent les aspects les plus disputés de l’organisation comme par exemple, la sélection des candidats.es et les allocations financières ravivera les plus fortes sources de conflit. Mais, par ailleurs, maintenir un haut degré de spontanéité est absolument essentiel pour garantir la réactivité de l’organisation durant les moments les plus chauds de la lutte, typiquement durant la campagne à la Présidence qui comporte une plus grande ouverture de la société (envers la politique).
Unité ou pluralisme
Les questions sur la formalisation de l’organisation mènent à un autre dilemme pour la France insoumise et son degré de cohésion idéologique. Ce n’est pas nouveau, cela traverse toute l’histoire de la gauche.
Comment assurer un niveau suffisant de cohésion interne tout en laissant de la place à un degré de pluralisme qui permette de rassembler une large base militante et en gardant aussi la réflexion politique et la démocratie vivantes ? Très souvent les leaders de la France insoumise critiquent la vie démocratique des partis traditionnels basée sur les congrès, le vote et les propositions. Ils et elles connaissent bien ce modèle pour avoir déjà été membres du Parti socialiste. Selon leur analyse, il nourrit une forme de narcissisme organisationnel alors que leur parti-mouvement se veut « efficace » avec un regard porté vers l’extérieur, vers la société. Pourquoi se dépenser dans des débats sans fin qui divisent, se chicaner sur les points et virgules et couper les cheveux en quatre puisque le Parti a un programme détaillé en place ?
L’adhésion autour du programme et du leader sont sûrement les deux fétiches de ce mouvement. Mais cela ne vient pas à bout de tous les désaccords justes, existants. La France insoumise a changé de ligne politique sur nombre d’enjeux : le sécularisme, l’islamophobie, l’Europe, mais sans ouvrir un débat pluraliste par ailleurs. L’existence de « sensibilités » internes enrichie une organisation. Les interactions entre les divers courants dans le Parti socialiste n’ont pas toujours engendré un dysfonctionnement ou été artificielles. Durant les années 1970 elles ont produit des débats intellectuels de haute qualité, structurés autour de magazines et journaux, avant de dégénérer en batailles d’égos sans substance politique alors que le Parti devenait plus présidentiel.
L’enjeu ici est de savoir comment un mouvement peut gérer les conflits et les ambitions rivales et en même temps produire des mécanismes qui assureront la cohésion. La sélection des candidats.es aux élections qui est généralement le travail d’un obscur comité mène à de la compétition ; il faut qu’elle soit faite en toute transparence. La France insoumise clame la valeur du « consensus » pour ses travaux ce qui est souvent une façon pour les leaders de légitimer leurs décisions sans qu’il n’y ait eu de véritables débats.
Et est-ce que cette approche est réellement efficace alors qu’elle n’arrive pas à retenir des figures intéressantes dans l’organisation qui quittent parce qu’elles ne peuvent pas faire valoir leurs vues minoritaires dans les forums internes justement prévus à cette fin ? Est-ce que c’est efficace quand devant les conflits existant dans le mouvement ils ne peuvent être combattus qu’en passant par les médias comme les députés.es dissidents.es, Clémentine Autain, Raquel Garrido, Alexis Corbière, François Rufin et Hendrick Davi l’ont fait récemment ? Ces cinq personnes ont été expulsées de la France insoumise au moment des élections législatives cet été. Elles ont immédiatement fondé leur propre mouvement.
Le sociologue Albert Otto Hirschman a merveilleusement identifié les actions possibles pour les membres d’un Parti qui n’en sont plus satisfaits.es : partir, se faire entendre ou endosser la loyauté. Plusieurs militants.es et cadre de la France insoumise ont quitté avec fracas en claquant la porte pour n’avoir pu faire entendre leur voix justement. Charlotte Girard, une cadre historique du mouvement est partie en 2019 en soulignant qu’il y était impossible d’exprimer un désaccord. En fait les défections sont nombreuses dans ce Parti. Ce manque de démocratie limite les capacités du Parti à assurer ses soutiens. C’est un enjeu crucial pour un mouvement qui vise à créer une nouvelle majorité dans la société. Peu est fait pour former les militants.es dont la cohésion idéologique n’est basée que sur l’adhésion au programme. En fait, des débats sur les orientations du Parti auraient l’avantage d’éduquer ses adhérants.es.
Il y a eu des progrès (à ce chapitre), mais limités. Des assemblées délibérantes sont convoquées mais elles n’ont aucun pouvoir. Depuis 2022, la France insoumise a installé une structure de leadership bien identifiée : les espaces de coordination. Mais les membres sont choisis.es, non élus.es. Les militants.es n’ont pas toujours droit à la parole, par exemple sur les orientations et ne sont appelés.es à ne voter que sur une courte liste de sujets.
Les institutions et la société
La France insoumise cherche à influencer les institutions politiques et à mobiliser la société. Auquel de ces buts donner la priorité ? Ces deux stratégies ne sont pas contradictoires. Où placer le curseur, si on utilise les catégories de Erik Olin Wright, entre le changement de l’intérieur (des institutions) et la création de poches de résistance autonomes à la marge du système ?
L’absence de structures fortes et de statuts clairs a des conséquences au-delà de ce que nous avons mentionnée précédemment, entre autre sur le poids des représentants.es élus.es spécialement les députés.es qui peuvent centrer le mouvement sur le parlementarisme, de ne voir le changement social qu’à travers le prisme des institutions. Quand le Parti n’avait que 17 élus.es entre 2017 et 2022, le leadership émanait de ce groupe de parlementaires. Il était d’autant plus puissant que l’organisation du Parti était faible avec quelques permanents.es et un maigre budget. Le groupe parlementaire pouvait compter sur des ressources plus importantes avec des douzaines d’assistants.es, l’utilisation des plateformes de communication des réseaux sociaux où les discours à l’Assemblée nationale étaient diffusés, etc. Aux élections de 2022, la représentation s’est fortement agrandie passant à 75 députés.es. Ces élus.es sont devenus.es les leaders du Parti au niveau local.
Alors que la France insoumise tient un discours enflammé contre les élites, et appelle à évacuer la classe politique (actuelle), la logique du professionnalisme politique reste inchangée. Les députés.es versent une petite portion de leur salaire à leur Parti, soit 10% et il n’y a aucune limite à leurs mandats successifs. J. L. Mélenchon est lui-même un professionnel de la politique depuis 1986. La moitié des candidats les plus en vue aux élections européennes de juin (2024), cherchaient une réélection.
Au niveau local, l’intégration dans les institutions est une autre histoire. Les leaders de la France insoumise se méfient des bases de l’organisation locale et craignent que les militants.es ne deviennent complices des notables du lieu. C’est un facteur qui a installé le Parti socialiste dans une position rigide qui l’a isolé. La structure de la France insoumise repose sur une plateforme digitale qui permet beaucoup d’intermédiation de haut niveau et doit donc rejoindre ainsi la base locale. Durant la période des élections territoriales en 2020, les dirigeants.es du Parti y ont accordé peu d’importance. Même si les mairies peuvent être des lieux de promotion du changement social, elles ne devraient pas devenir le terrain de rencontres avec des élites locales.
Il est clair que le changement social ne peut pas venir que des institutions et de l’activité électorales seules. Mais cette rationalité électorale spécialement pour les présidentielles et les parlementaires, est très ancrée dans ce Parti. Cela l’amène à se rapprocher du modèle du « parti électoral professionnel ». L’expression vient de Angelo Panevianco et réfère à la notion de Partis de gouvernement. Est-ce que cette vision n’occulte pas une vision plus démocratique du changement social ?
La gauche doit s’organiser en dépit du contexte électoral en lui-même. Le surinvestissement dans l’arène électorale se fait au détriment de la construction pas à pas d’une contre-culture, de réseaux de sociabilité et solidarité concrète ; autrement dit, des morceaux d’une société alternative. Toutes les énergies des militants.es sont absorbées par l’objectif de gagner du pouvoir au moyen des élections. Bien sûr, elle ne doit pas complètement se retirer de la lutte pour la conquête du pouvoir qui est déterminée en partie par le cycle électoral. Mais la victoire électorale viendra seulement après un travail plus large pour construire ce pouvoir.
La France insoumise devrait être capable de contribuer à une stratégie hors institutions au sens de Wright : d’utiliser les forces actives de la société pour amener un changement concret. Mais elle n’a ni les moyens organisationnels ni la volonté de le faire. Le Parti est trop faible localement, et trop peu de ses ressources financières sont décentralisées. Des expériences d’organisation communautaire ont été proposées mais elles ont été limitées dans le temps, mal financées et isolées géographiquement. Les militants.es à la base dont trop peu nombreux.euses pour être bien implantés.es dans la société locale et ses luttes.
Qualité et quantité
La France insoumise veut être un parti de militants.es. Mais le peut-elle dans notre contexte du déclin général de l’engagement partisan ? Elle développe une nouvelle forme d’engagement à bas prix : l’implication « a la carte ». On en devient membre via la plateforme digitale en quelques clics et sans frais. Le Parti peut ainsi afficher 400,000 adhérants.es. Mais, ces membres ont peu de droits et peu d’obligations. On peut tolérer un bas niveau d’implication mais la contrepartie de cette flexibilité est que les membres ont peu de pouvoir. Il y a des risques à en donner à chaque militant.e à la base surtout à un si large volume. La base militante devient donc flottante et sans substance.
L’organisation de la France insoumise va et vient un peu comme un accordéon. Aucun doute qu’elle peut mobiliser sa base durant les élections présidentielles. Durant celles de 2022, grâce à l’application « Action Populaire » elle a pu attirer ses supporters et se militants.es et immédiatement les « placer sur le chemin de la campagne ». Mais elle a dû se battre pour les garder en action après l’élection ; une grande démobilisation a suivi.
Les dirigeants.es du Parti peuvent aussi faire face à un moindre nombre de militants.es engagés.es entre les périodes électorales. Le fait de compter sur les réseaux sociaux, sur les médias et l’action parlementaire mène en partie à cette situation. Cela s’explique aussi par le fait que ceux et celles qui sont engagés.es sur une base permanente ont souvent des attentes de vie démocratique que la direction n’est pas prête à satisfaire. La tyrannie du « sans structures » a aussi un puissant effet d’auto censure. Elle favorise les cadres du mouvement qui ont acquis un capital militant, dont ceux et celle du Parti de gauche, le Parti de J.L. Mélenchon qui a précédé la France insoumise. Ou encore ceux et celles qui ont un grand capital académique ou de temps ; par exemple, les étudiants.es en science politique y sont sur représentés.es.
De nos jours, les partis ne peuvent générer le genre d’intense loyauté qui caractérisait ceux d’antan. Mais est-ce que pour autant ils devraient renoncer à recruter et mobiliser des militants.es ? Il ne faut pas sous-estimer le désir pour le militantisme dans la société. Il y a des exemples dans la gauche européenne comme le Parti des travailleurs belges qui est passé de mille membres au début des années 2000 à 24,000 aujourd’hui.
Plusieurs partis ont mis de côté la mobilisation des membres parce que cela semble sans objet, inefficace et un embarras plus qu’autre chose. Ils elles sont souvent considérés.es trop radicaux.ales par les dirigeants.es. Si la France insoumise avait été plus démocratique avec ses membres, leur avait donné le droit de vote, entre autre sur les documents politiques ou les nominations aux candidatures aux élections, cela aurait rendu plus facile le financement des activités locales et les auraient resserrés.es. Ils devraient aussi devoir payer une cotisation pour devenir membres. C’est ce qu’a finalement fait Podemos, une contribution financière y est requise. Elle n’existait pas au moment de la fondation du Parti. Il y a un risque à donner des droits à des membres qui peuvent le devenir sans aucun filtre.
L’organisation de la France insoumise a fait la preuve de ses forces et de ses limites. Elle est capable de présenter le candidat le plus crédible à gauche et de mener les campagnes présidentielles avec le « style mouvement ». Mais elle se démène pour aller au-delà, pour sécuriser la loyauté et l’implication de ses militants.es sur la durée et pour transformer la société en profondeur. Mais, tout cela peut être nécessaire pour arriver à concrétiser l’espoir d’une victoire électorale longtemps attendue.
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