Édition du 19 novembre 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe ne comprend pas les réalités du système prostitutionnel

Lettre collective Lettre ouverte de 14 organisations représentant plus de 2000 organisations de terrain, féministes et de survivantes en réponse au commentaire de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur la prostitution.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/30/la-commissaire-aux-droits-de-lhomme-du-conseil-de-leurope-ne-comprend-pas-les-realites-du-systeme-prostitutionnel/

Nous, organisations féministes, de terrain et de survivantes, sommes consternées par le commentaire de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur la « protection des droits humains des travailleurs du sexe », tant du point de vue de la méthodologie utilisée que du contenu développé. Les femmes et les filles en situation de prostitution méritent mieux que ce qui ne peut être considéré autre qu’un tract de propagande déconnecté.

Une consultation opaque exclusivement ouverte aux organisations défendant le « travail du sexe » ? Nos 14 organisations, représentant plus de 2 000 associations féministes de terrain et de survivantes, ont soutenu l’année dernière plus de 18 000 personnes prostituées dans le monde entier, presque exclusivement des femmes et des filles issues des communautés les plus marginalisées. Etonnamment, aucune de nos organisations n’a été incluse dans les consultations ayant mené à cette déclaration, la Commissaire ayant priorisé l’accès aux organisations n’ayant aucune expérience sérieuse en matière de soutien de terrain sur le long terme aux personnes prostituées.

Le commentaire exclut donc les perspectives et expériences des personnes prostituées soutenues par nos organisations. La Commissaire promeut ainsi la Belgique comme modèle de référence alors que ce pays est une plaque tournante de la prostitution et de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle en Europe, et que des organisations locales ont alerté à plusieurs reprises sur l’impact désastreux de la législation belge sur les personnes prostituées.

Etant donné l’apparente incapacité de la Commissaire à contacter les associations de terrain et de survivantes, nous aimerions lui offrir notre aide sous la forme d’une proposition concrète : Madame la Commissaire, nous vous invitons à venir voir par vous-même les réalités de la prostitution, en Belgique ou ailleurs, en rencontrant une ou plusieurs de nos organisations de terrain et de survivantes. Les réalités que vous y découvrirez seront probablement très différentes du récit développé dans votre commentaire. Une explosion de violence et d’exploitation là où les recommandations de la Commissaire aux droits de l’homme ont été mises en œuvre.

Nos organisations observent au niveau local, l’impact désastreux des politiques décriminalisant les proxénètes et les acheteurs de sexe recommandées par la Commissaire aux droits de l’homme. En Allemagne, pays qui a légalisé la prostitution en 2002, les résultats sont sans équivoque :

Les plus hautes estimations évaluent à 400 000 le nombre de personnes en situation de prostitution dans le pays, seules 23 000 faisaient la demande pour le statut officiel de « travailleuses du sexe » en 2021 ;

81% des femmes officiellement enregistrées étaient étrangères en 2021 :

Les bordels tirent profit de l’exploitation des plus vulnérables : depuis la guerre en Ukraine, le nombre de femmes réfugiées ukrainiennes enregistrées dans le quartier rouge de Berlin a été multiplié par 5 ;

La décriminalisation de l’achat d’actes sexuels entraîne une explosion de la demande : en Allemagne 26% des hommes déclarent avoir acheté des actes sexuels au moins une fois dans leur vie, contre 7% en Suède ;

Pour s’adapter à cette demande, les bordels vendent des femmes à une échelle industrielle dans des « mégabordels » offrant des forfaits à 70€ comprenant une femme, une bière et un une saucisse ou des formules « à volonté ».

Les résultats néfastes de l’approche allemande conduisent à une prise de conscience collective et à un changement de paradigme dans le pays : le groupe parlementaire CDU/CSU et le chancelier (SPD) ont récemment pris position pour mettre fin à l’approche du « travail du sexe ».

Cette explosion et cette normalisation de l’achat d’actes sexuels ont un impact sur toutes les femmes et les filles et fait pression sur les plus marginalisées d’entre elles. Aux Pays-Bas, pays qui a légalisé la prostitution en 2000, il est désormais légal pour les moniteurs d’auto- école de proposer des actes sexuels à leurs élèves comme mode de paiement. Cette pratique est communément appelée « a ride for a ride ».

En Belgique, dans la rue d’Aerschot à Bruxelles, connue pour sa prostitution de rue, « chaque personne prostituée paie en moyenne 250€/jour aux gérants de bordels afin de louer une vitrine. Ce loyer est équivalent à 7500€/mois pour une personne payant chaque jour ces frais. Cela signifie que la personne prostituée doit endurer 150 actes sexuels « gratuits » avant de toucher 1 seul euro pour elle », selon l’ONg de terrain Isala.

Ainsi, au prétexte d’améliorer les conditions de vie des personnes prostituées, le modèle réglementariste de la prostitution renforce la mainmise des proxénètes – poliment rebaptisés « tiers » – par la Commissaire. Ils bénéficient de différents statuts juridiques, tels que « propriétaires de maisons closes » ou « entrepreneurs », et perpétuent l’exploitation sexuelle et économique des plus vulnérables en toute impunité.

Nous partageons le constat que la prostitution se situe à l’intersection de multiples discriminations et que les femmes et les filles les plus marginalisées sont surreprésentées dans ce système (70% des personnes prostituées en Europe sont des femmes migrantes).Cependant, contrairement à la Commissaire, nous ne mettons pas les victimes et les exploiteurs sur le même plan, les derniers exploitant les vulnérabilités des premières.

« Nous n’avons pas besoin de syndicats, d’assurance maladie ou d’un salaire minimum. Nous avons besoin de psychothérapie, de programmes de sortie, de protection et d’une aide financière. Nous n’avons pas besoin de droits du travail, mais nous avons besoin des droits qui découlent de notre reconnaissance en tant que victimes de violence  ». Collectif de survivantes #Intedinhora (« #Pastapute »), Suède.

La prostitution dans le droit international des droits humains : ni un travail, ni du sexe, mais une violation de la dignité humaine ! Il est particulièrement troublant de constater que la Commissaire se réfère à une « approche fondée sur les droits humains » en ce qui concerne le « travail du sexe », sans citer un seul traité international de droits humains qui soutienne concrètement cette approche. Et pour cause, les traités universels des droits humains contraignants sont sans équivoque sur l’obligation faite aux États de criminaliser le proxénétisme et de décourager la demande qui favorise la traite à des fins d’exploitation sexuelle :

La Convention onusienne de 1949 reconnaît spécifiquement la prostitution comme « incompatible avec la dignité de la personne humaine ». Il est donc inconcevable qu’une activité violant la dignité humaine puisse être soudainement reconnue comme un travail par le Conseil de l’Europe, particulièrement quand celui-ci promeut et défend l’accès à un « travail décent  » ;

Cette même convention oblige les États membres à ériger en infraction pénale toute personne qui «  exploite la prostitution d’une autre personne même consentante et qui « tient, dirige ou, sciemment, finance ou contribue à financer une maison de prostitution » ou encore « donne ou prend sciemment en location, en tout ou en partie, un immeuble ou un autre lieu aux fins de la prostitution » ;

En outre, l’article 6 de la convention CEDEF impose aux États membres de réprimer l’exploitation de la prostitution des femmes et des filles, c’est-à-dire le proxénétisme.

L’article 9, paragraphe 5, du protocole de Palerm impose aux États membres de « décourager la demande qui engendre la traite à des fins d’exploitation sexuelle ».

La pénalisation du proxénétisme et de l’achat d’actes sexuels sont par ailleurs des mesures qui font l’objet d’un consensus quant à leur efficacité dans la lutte contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle,recommandées par l’OSCE, le Parlement Européen, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, et la Rapporteuse Spéciale des Nations Unies sur la violence à l’égard des femmes.

« L’argument selon lequel la dépénalisation de la demande d’achat d’actes sexuels améliore la sécurité, la dignité et les conditions de vie des femmes prostituées ne semble pas être étayé factuellement. La prostitution entraîne de graves violations des droits humains pour les femmes et les filles concernées ». Rapporteure Spéciale des Nations unies sur la violence à l’égard des femmes, Reem Alsalem (2023)

Le langage agrée des Nations Unies et de l’Union européenne est et demeure «  prostitution » et « personne en situation de prostitution ». Nous déplorons l’utilisation répétée du terme « travail du sexe » dans le commentaire, qui est un terme de propagande destiné à dissimuler la violence inhérente au système prostitutionnel et les schémas d’oppression sexiste, raciste et de classe qui l’alimentent ainsi qu’à promouvoir la légalisation de la prostitution.

« Notre conviction profonde, en tant qu’ONU Femmes, est que toutes les femmes impliquées dans cette industrie sont des victimes, peu importe si elles se revendiquent travailleuses du sexe, ou qu’elles considèrent cela comme un travail, nous les considérons comme des victimes et ceux qui achètent ce service comme des auteurs de violence à l’égard des femmes  » Phumzile Mlambo-Ngcuka, ancienne directrice exécutive d’ONU Femmes (2020).

Il existe une (véritable) approche de la prostitution fondée sur les droits humains : elle protège les victimes et lutte contre l’impunité des auteurs. La Suède, la Norvège, l’Islande, l’Irlande, l’Irlande du Nord, le Canada et la France, ainsi que le Parlement européen, ont adopté une approche féministe et fondée sur les droits humains sur la prostitution. Ces pays reconnaissent la prostitution comme un système de violence et d’exploitation. Ce « modèle abolitionniste » différencie les victimes des exploiteurs : il décriminalise les personnes prostituées, leur donne accès à des programmes de sortie et pénalise l’achat d’actes sexuels – à la racine du système prostitutionnel – tout comme le proxénétisme.

En Suède, pays ayant adopté un modèle abolitionniste en 1999 :

La demande a réduit de moitié du fait de la pénalisation de l’achat d’actes sexuels. 13,6% des hommes en Suède déclaraient avoir acheté un acte sexuel une fois dans leur vie en 1996, contre 7% en 2023 ;

La baisse de la demande a fait de la Suède un territoire peu attractif pour les réseaux de traite qui s’en sont détournés ;

La loi a eu un effet normatif sur les mentalités : alors que 3⁄4 des suédois.e.s étaient contre la pénalisation des clients en 1996, moins de 10 ans après, en 2008, cette mesure est largement soutenue par 70% de la population ;

Depuis l’adoption de la loi, aucune personne prostituée n’a été tuée en Suède, contre au moins 84 en Allemagne. En France, pays ayant adopté le modèle abolitionniste en 2016 :

0 personne en situation de prostitution n’a été pénalisée depuis la loi ;

1 247 personnes ont bénéficié d’un parcours de sortie de la prostitution en mars 2023 donnant droit à un permis de séjour pour les victimes étrangères, un logement, une aide financière mensuelle, du soutien à la réinsertion professionnelle, un soutien psychothérapeutique avec un taux de réussite de 95% ;

de 8 000 clients ont été pénalisés d’une amende ou ont dû suivre un stage de sensibilisation aux réalités de la prostitution ;

+54% de hausse de procédures contre les proxénètes sont constatées entre 2016 et 2019 ainsi que 7 fois plus de compensation pour les victimes.

La constitutionnalité de la loi française a été entérinée par le Conseil Constitutionnel dans des termes forts. Le Haut Conseil à l’égalité en France a reconnu que cette approche «  contribue à construire une société d’égalité formelle et réelle entre les hommes et les femmes » et des survivantes de plusieurs pays ont récemment exprimé leur soutien collectif à la législation. La Commissaire ne semble pas consciente de ces éléments et ne se réfère au droit français que dans le contexte d’une décision de recevabilité sur une procédure en cours, ce qui ne préjuge en rien de la décision de la Cour. Cette procédure est par ailleurs soutenue par les mêmes organisations auxquelles la Commissaire a réservé les consultations pour son commentaire. Nous convenons de la nécessité pour les États membres de veiller à ce que leurs lois soient conformes à la Convention européenne des droits de l’homme. Cependant, pour ce faire, ils doivent mettre en œuvre une approche aux antipodes de celle recommandée par la Commissaire. Alors que l’Europe connaît un changement de paradigme en faveur du modèle abolitionniste, le commentaire de la Commissaire appelant à la décriminalisation des auteurs de violence constitue un recul historique sur les droits des femmes. La voie à suivre ne peut être que l’abolition du système sexiste, raciste et de classe de la prostitution, et non sa « décriminalisation totale ».

Nous demandons donc à la Commissaire de réviser et d’amender son commentaire sur la base d’un processus de consultation éthique, objectif et inclusif.

Signataires : La Coalition pour l’abolition de la prostitution, Le lobby européen des femmes, le Réseau européen des Femmes migrantes, SPACE International, la Coalition Against Trafficking in Women, l’Initiative Féministe EuroMed, le Bruxxels Call, le Swedish Womens’s lobby, la Coordination européenne du Lobby européen des femmes, Osez le féminisme !, Rights4Girls, le Bündnis Nordisches Modell, la Fédération Nationale Espagnole des Femmes Abolitionistes.

Courrier N°430 de la Marche Mondiale des Femmes

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