Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

Texte de Pierre Beaudet et de Richard Fidler

L’élection fédérale : péril en la demeure

Il faudra quelques jours pour décrypter les résultats de l’élection fédérale de lundi. Derrière les constats immédiats qui ressortent des résultats, il y a des tendances qui émergent.

La « vague de droite » qu’espéraient les Conservateurs s’est avérée une vaguelette. En Ontario, et en fait, dans l’immense région métropolitaine de Toronto, la campagne de peur menée par le PLC a été efficace. Doug Ford était effectivement un parfait épouvantail. La « Ford Nation » (les banlieusards fâchés-fâchés) a trébuché. Dans l’ouest, rien de bien nouveau, à part le pourcentage plus élevé de votes pro PC, mais sans grande impact au niveau de la députation. En Colombie-Britannique et dans les provinces atlantiques, cela n’a pas bougé beaucoup. Au Québec, ce qui était prévu et prévisible est ce qui est arrivé pour les Conservateurs. Et enfin, le clown d’extrême-droite Maxime Bernier a mordu la poussière. Conclusion préliminaire : le Canada n’est pas une terre fertile, pour le moment en tout cas, pour le genre de poussée ultra réactionnaire comme on le voit aux États-Unis, en Angleterre et ailleurs.

Avec beaucoup de nuances, c’est positif.

Le PLC a sauvé sa mise en dépit de Justin Trudeau dont l’image de jeune et dynamique modernisateur a été sérieusement égratignée. Plus important est le fait que cette victoire mitigée est par défaut (un vote anti-PC, surtout en Ontario). Sur le terrain, les réalisations du gouvernement libéral sont minces. Les grandes promesses (sur l’environnement, une politique étrangère « féministe ») se sont révélées de belles paroles, très en-dessous du virage nécessaire. Sur le plan économique, la « bonne santé » du Canada n’a pas grand-chose à faire avec Trudeau, beaucoup plus par l’effet d’entraînement du boom très relatif et piégé des États-Unis de Trump, qui a simplement remis à plus tard les effets délétères de ses politiques économiques (à peu près tout le monde prévoit le rebond imminent de la crise, ce qui frappera très fort une économie canadienne totalement ancrée à celles des États-Unis). Le discours sur les droits a changé, notamment avec les autochtones, mais en réalité, tout est à peu près pareil.

L’affaissement du PLC est le résultat de cette politique mi-figue mi-raisin.

Comme prévu, le NPD a mangé une raclée, surtout au Québec. Il fallait être très optimiste (les méchants diraient « naïfs ») pour penser que les pirouettes de Jagmeet Singh sauveraient la mise d’un parti qui depuis l’intronisation de Thomas Mulcair est devenu un PLC bis. Ce n’était pas crédible, malgré les tentatives de dernière minute pour rafistoler le navire en perdition, initiées notamment par Alexandre Boulerice. Le NPD retourne là où il était, dans la cave.

Enfin, il est clair que c’est le Bloc québécois qui a fait pencher la balance et donc, qui a confiné le PLC à gérer ce qui est toujours difficile, un gouvernement minoritaire. Le Bloc et son chef ont été très habiles, en courtisant le vote nationaliste, qui a basculé lors des dernières élections vers la CAQ tout en redonnant un modeste élan à ce qui reste du PQ. Le Bloc suggère la possibilité d’une nouvelle alliance nationaliste, axée sur un rapprochement CAQ-PQ, autour de la défense du Québec, non pas dans le sens d’une émancipation, mais pour préserver l’identité et l’autonomie provinciale. Comme on est au Québec et non pas en Alberta ou en France, ce nationalisme défensif ne s’exprime pas à l’extrême-droite (ce que les commentateurs progressistes au Canada anglais ne comprennent pas). En fin de compte, Blanchet reprend la thématique centre-gauche qui a été celle du PQ (défense de l’environnement, programmes sociaux), parce qu’au Québec, il y a une majorité sociologique qui demeure de ce côté.

Maintenant, permettons-nous de faire quelques projections.

Le PLC va gouverner avec l’appui implicite et explicite du PC. Sur tellement de questions essentielles, les deux grands partis ont la même vision, qui reste très proche de celle de « Canada Inc. ». La relance du capitalisme canadien passe par l’« axe Toronto-Calgary » (le haute finance et les ressources), ce qui veut dire de briser le bloc historique qui avait été érigé après la guerre entre les couches moyennes et populaires avec au cœur l’Ontario industrielle et le Québec en mouvement. Les différences entre Libéraux et Conservateurs relèvent davantage du comment. Une faction du PC, celle de Jason Kenny notamment, voudrait le faire brutalement, en coupant les vivres aux dissidents, et pour ce faire, en portant le blâme sur les « méchants » Québécois qui, dit-il, vivent de la péréquation et des profits des sables bitumineux. C’est un projet rationnel, mais dans l’équation actuelle, il ne peut pas passer. Les Libéraux visent un peu la même chose, mais dans une « guerre de position », affaiblissant les provinces (surtout le Québec) au profit d’une centralisation politique et économique qui faciliterait la mutation de l’économie politique du Canada. Depuis l’élection, il est possible que le gouvernement minoritaire mette encore plus d’eau dans son vin, en allant de l’avant dans des projets comme les pipelines par exemple. Il se peut que le beau Justin soit fragilisé, par nécessairement demain matin. En fin de compte, il est parvenu en haut par son image plutôt que par sa substance, n’ayant pas la stature de chef d’état (comme son père). Les Conservateurs entre-temps vont régler leurs petits comptes. Sheer est probablement fini, mais le problème demeure. Comment construire un projet hégémonique ? Comment contenir l’ultra-droite venant de l’ouest ? On aura un PC hésitant, ambigu, fuyant les débats déchirants, du moins jusqu’à la prochaine élection.

Le NPD, on pourrait dire que c’est fini. Mais cela fait 15 fois qu’on dit cela, car la défaite est au cœur de leur histoire, avec de temps en temps de petits flashs éphémères (la « vague orange » de Jack Layton). Le drame du NPD est presque shakespearien. Il devrait se réinventer à peu près totalement, se débarrasser de ses engagements contradictoires tenus en main par les partis provinciaux de l’ouest (notamment le différend entre le NPD-Alberta et le NPD-Colombie-britannique sur TMX, l’opposition de Singh au projet gazoduc-GNL au Québec, l’appui au projet GNL en C-B). etc. Sur le Québec, le parti n’a pu dénouer le nœud, en dépit de certains énoncés politiques (comme la « déclaration de Sherbrooke, réaffirmant les droits du Québec). Pour le NPD, le problème est beaucoup plus complexe, et historique, en premier lieu son incapacité d’envisager l’État canadien dans sa réalité plurinationale, et de comprendre la violation des droits nationaux du Québec depuis le régime établi en 1867. De surcroît, le NPD n’a jamais compris le rôle de l’État fédéral comme le défenseur des intérêts de classe du capital canadien (y compris le capital québécois subalterne).

Un grand virage du NPD serait donc logique, mais cela ne risque pas d’arriver, tellement la gauche canadienne est éparpillée, incapable de surmonter ses vieux démons (dont un amour fou pour le régime fédéral qui devient un « nationalisme canadien » sans nuance). Un sursaut comme le prédisaient avant l’élection quelques amis de Toronto qui pensaient que le crash prévisible est-il possible ? En politique, on ne peut jamais dire jamais.

Du côté de la nouvelle alliance qui s’esquisse autour du CAQ, du Bloc et du PQ, leur victoire partielle (on ne peut pas oublier que le PLC a eu beaucoup de votes, moins que le Bloc au niveau des francophones cependant) va leur permettre de se maintenir à flots pour la période qui s’en vient. Mais qu’est-ce que le Bloc peut faire réellement ? Il va essayer d’exercer une sorte de pression (pour ne pas dire de chantage) sur le gouvernement minoritaire. Mais ses moyens sont limités. Entre-temps, le grand gagnant de ce qui s’est passé à l’élection est François Legault dont le projet nationaliste mou est solidifié, ce qui va lui permettre de gouverner avec plus de force au Québec, notamment contre les syndicats et aussi contre les coalitions écologistes. D’autre part, Legault, avec le rapprochement prévisible PLC-PC, va certainement en profiter pour accélérer le virage austéritaire déjà annoncé.

OK, tout cela est en train de prendre forme. Il y a beaucoup de contingences, de facteurs externes (dont la prochaine récession aux États-Unis) et 56 000 autres choses imprévisibles. Alors même si on peut voir s’esquisser une tendance, il faut être prudent et modeste dans nos prédictions.

Pour terminer, regardons ce que cela peut vouloir dire pour la gauche. Québec Solidaire tout au long de la campagne fédérale a choisi le silence. La raison si on peut dire était d’éviter de ressusciter le lourd débat sur l’identité et les « valeurs », qui a laissé un goût amer. En réalité, la position ferme et positive qui avait été adoptée au conseil national QS l’an passé n’a pas trop bien passé, même au sein des membres et ami-es1. Le fossé entre la position ouverte et inclusive de QS et la majorité de la population reste béante, en s’exprimant par les comportements divergents entre Montréal et les « régions » (mettons le mots « régions » entre guillemets pour éviter de penser qu’il s’agit d’une réalité homogène)1. Le débat actuel sur la question nationale, porté principalement par le collectif Option nationale, essaie d’esquiver ce piège. Comme si la promotion d’un projet d’indépendance nationale allait évacuer les perceptions « identitaristes » s’exprimant souvent dans la haine de ce qui est appelé le « multiculturalisme », identifié à la tradition centralisatrice et manipulatoire de Trudeau (papa). Nous doutons que cela va faire sortir QS de son périmètre actuel. Nous avons aussi des doutes que cela va pouvoir bloquer sérieusement le réalignement vers la droite esquissé par la nouvelle alliance explicite CAQ-PQ-Bloc.

Nous n’avons pas de recette magique. Nous ne pensons pas qu’il y a une porte de sortie toute trouvée pour éviter le danger d’enfermement qui nous guette. La piste ouverte depuis quelques années par QS reste encore à suivre : un programme qui semble plausible et jouable dans la réalité actuelle et qui peut aboutir à ce que le regretté André Gorz appelait les « réformes radicales », qui, dans une logique d’une transformation politique et culturelle à long terme (la « guerre de position »), pourra faire basculer notre monde, comme on le dit depuis le début, vers l’écologisme, le féminisme et l’altermondialisme. Nous restons partisans de ce beau projet, mais il faudra faire quelques explorations supplémentaires. On ne peut rester indifférent devant le « gap » entre Montréal et d’autres villes universitaires d’une part, et le reste du pays d’autre part, où des couches moyennes et populaires (la majorité de la population) cherchent un mieux vivre et aussi la dignité. Il faudra, sans concession, remettre de l’avant les aspirations d’émancipation nationale, détournées par le vrai-faux débat sur les « valeurs », mais qui au fond, reflètent cette conviction intime et profonde, qu’on entend à Valleyfield (notre « région » préférée) et au Saguenay, dans la Montérégie et les Laurentides et ailleurs. Le point de départ que nos ami-es des régions nous rappellent souvent est le fait que le projet ne peut s’épanouir sans la création d’un nouvel espace politique reconnaissant le français comme langue commune et l’attachement à des traditions démocratiques. La vraie souveraineté, et non pas les « petits » projets qu’ont voulu concocter nos politiciens, est une souveraineté populaire, qui vient du peuple et de son désir d’émancipation, et qu’une certaine « gauche » ne peut regarder de haut. Ce n’est pas vrai que l’oppression nationale est en train de se diluer dans une mondialisation cosmopolite, qui est le projet non pas des peuples mais celui d’élites globalisées. Ce n’est pas vrai que d’affirmer son identité culturelle et linguistique est un projet dépassé. Et enfin, cela n’est pas vrai que cela peut seulement s’exprimer dans un rejet, pour ne pas dire la haine, de l’« autre ». Savez-vous qu’en Écosse, où le mouvement pour l’indépendance est en montée, les personnes qu’on appelle des « immigrants » (même si cela fait 2 ou 3 générations qui sont là) appuient majoritairement l’indépendance ? Savez-vous que ce projet a été redéfini par une nouvelle gauche ces dernières années comme un appel à transformer la société, à briser la prison néolibérale de l’État britannique, à promouvoir les intérêts de la grande majorité écossaise, dans sa diversité et ses utopies ?

Alors, osons retourner cette question d’identité et de valeurs vers un autre sens, dans le cadre d’un projet qui nous rassemble tous et toutes, qui évite le communautarisme prisé par le PLC (essentiellement pour affaiblir le mouvement d’émancipation du Québec), ouvrons très grandes nos portes à notre riche diversité en amenant nos concitoyens et nos concitoyennes vers un projet inclusif, démocratique, laïc, populaire.

Cette tâche monumentale, il faudra se lever de bonne heure pour l’accomplir. Mais attention, il y en a une autre ! Ce n’est tout simplement pas vrai que nous allons changer le Québec sans changer le Canada. C’est une escroquerie de rêver en couleurs à ce niveau, ce qui nous fait penser à la terrible opacité qui a été celle de l’indépendantisme catalan de droite, qui excluait d’emblée une alliance ou au moins un rapprochement avec la gauche dans l’État espagnol. On le sait, on n’est pas en Espagne et il n’y a pas à l’ouest de la rivière des Outaouais un PODEMOS caché dans la banlieue de Toronto et de Vancouver ! Cette gauche canadienne devra faire, un jour, sa propre « révolution dans la révolution », laisser derrière les fantaisies de l’extrême-gauche universitaire, et reconstruire quelque chose.

Est-ce que cela se fera dans le NPD ? Est-ce que cela peut commencer à partir d’un projet totalement nouveau ? Est-ce que cela progressera du niveau local (municipal) à une plus grande échelle ? Ce sont seulement quelques-unes des questions et fondamentalement, cela sera aux camarades canadiens, et pas à nous, d’y répondre. Néanmoins, nous devrons être présents, si ce n’est que, minimalement, pour combattre ensemble les politiques austéritaires qui nous attendent avec le prochain gouvernement fédéral. Si ce n’est que, encore minimalement, pour confronter le nouveau racisme de droite qui prend forme, dans une frange certes minoritaire mais ascendante de la population canadienne, contre nous (le « Quebec bashing ») et contre les autochtones. Si ce n’est que, toujours minimalement, pour mettre des grains de sable dans l’alignement de l’État canadien face à l’empire et ses guerres « sans fin ».

Un nouveau dialogue s’impose. Cela sera long et laborieux. Mais en politique, on ne peut pas toujours mettre en dessous du tapis des questions fondamentales, car à la longue, cela nous rebondit dans la face.

Notes

1- Par honnêteté, les deux auteurs de ce texte étaient favorables à la décision très majoritaire de s’opposer à l’esprit de ce qui allait devenir la loi 21. Il nous semblait à l’époque que les aspects discriminatoires et leurs relents islamophobes allaient justement à l’encontre de nos « valeurs » et que si nous étions partisans de la laïcité de l’État en laissant aux individus le droit d’exprimer leur affiliation religieuse. Nous constatons maintenant que nous n’avons pas été en mesure de mener ce débat à l’extérieur de notre « périmètre » habituel,, ce qui a permis au discours identitaire de prendre toute la place.

2- La fracture est également générationnelle. Les moins de 30 ans, généralement, n’ont pas subi le même traumatisme que les autres à l’époque où se faisait dire au Québec de « speak white ».

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