Or, au dire de Pierre Mouterde, « les conquêtes obtenues de haute lutte durant les premières années de la Révolution bolivarienne ont été balayées » pour laisser place à « une situation critique de pénuries de biens alimentaires de base, une inflation phénoménale et un exode ». Une « multicrise très profonde » que « les pratiques de sabotage de l’économie par la droite vénézuélienne », les sanctions et la chute des cours du pétrole – « bien réels » – ne suffisent absolument pas à expliquer.
Révolution inachevée
Pour l’analyste, le naufrage a des causes internes évidentes, dont certaines remontent aux années d’Hugo Chávez (1999-2013) et notamment à son incapacité à sortir le pays de sa dépendance au pétrole. Plus : la dite Révolution bolivarienne paierait en fait l’absence de réformes structurelles d’envergure. « Hugo Chávez est resté au milieu du gué, il n’a pas voulu prendre les mesures draconiennes qui lui auraient permis de prendre vraiment en mains les rênes de l’économie afin de la transformer. On parle beaucoup des septante nationalisations réalisées sous le chavisme mais la part du secteur privé dans l’économie nationale – 70% – est restée stable en vingt ans. »
Parallèlement, le gouvernement investissait des sommes importantes dans la création d’un tiers secteur, les coopératives, « sans leur donner les moyens de subsister face à leurs concurrentes privées ».
« Les conquêtes des premières années de la Révolution bolivarienne ont été balayées » Pierre Mouterde
En d’autres termes, « la suprématie du libre-marché et, notamment les activités spéculatives et financières, n’a jamais été remise en cause », estime le sociologue. Et de pointer l’opportunité manquée de 2008, quand la crise du secteur bancaire a conduit à certaines faillites : « Le gouvernement s’est refusé à nationaliser les principales banques, dont on connaît pourtant la toxicité, à travers la spéculation, pour l’ensemble de l’économie vénézuélienne ». Une modération que M. Mouterde explique par l’implication de la « bolibourgeoisie » (supporteurs du gouvernement enrichis sous le chavisme, ndlr) dans ces opérations financières. En cause, tout particulièrement, la manipulation des taux de change qui a fait la fortune de certains proches du pouvoir et de militaires « avec le blanc-seing du gouvernement ». A la décharge du chavisme, relève M. Mouterde, la corruption et l’accaparement de la rente pétrolière ont toujours existé au Venezuela.
Du chaos au dépeçage
Loin de l’image convenue de la « dictature tropicale », Pierre Mouterde décrit au contraire un « laisser-faire », un « chaos » où l’économie parallèle s’est faite reine mais aussi où certains profitent de la crise pour « dépecer » le pays. Symbole de la rapine : la riche faja (bande, ceinture) de l’Orinoco où Caracas a octroyé faveurs et exemptions légales à quelque 150 multinationales extractives d’une trentaine de pays. Sans compter les dépendances créées auprès des créanciers, notamment chinois et russes.
Une fuite en avant sans avenir, selon Pierre Mouterde, qui ne voit d’autre alternative aux difficultés économiques qu’une négociation visant à pacifier la société et à trouver un accord politique. Des élections générales ? « Maduro doit lâcher quelque chose. Il a déjà accepté des élections législatives, mais ça ne sera pas suffisant », pense Pierre Mouterde. Qui avertit : « On n’en est plus à sauver la révolution bolivarienne : l’urgence est de redonner force à des mécaniques institutionnelles, démocratiques. » D’abord, afin de sauver le pays du pillage, d’une intervention étrangère ou d’une guerre civile. Ensuite pour redonner une chance à la gauche de se reconstruire dans un avenir pas trop lointain.
Une mission difficile – « Juan Guaidó appartient à la droite dure, on ne peut guère lui faire confiance » – à laquelle la gauche internationale devrait toutefois se consacrer à 200%, conclut le sociologue. Benito Perez
1 Hugo Chávez et la révolution bolivarienne : Promesses et défis d’un processus de changement social, M Éditeurs, coll. Mouvements, sept. 2012.
« L’apport d’une aide humanitaire peut sembler légitime mais la manière dont celle-ci est orchestrée par les États-Unis pose problème, car elle n’est pas pensée pour améliorer la situation des Vénézuéliens mais pour donner de la légitimité à Juan Guaidó et tend ainsi à exacerber le conflit. » KEYSTONE
Légitimité discutable
Légitime, le gouvernement de Nicolas Maduro ? La réponse n’est pas simple, répond Pierre Mouterde. D’un côté, « le président a bel et bien récolté 6 millions de votes lors de l’élection présidentielle de mai 2018, ce n’est pas rien ! » De l’autre, « il s’était arrangé pour qu’aucun candidat de valeur – comme Capriles ou Lopez – ne puisse l’affronter », relève-t-il.
Le sociologue, auteur également d’un ouvrage sur le renversement de Salvador Allende, fait porter à Nicolas Maduro la responsabilité première dans l’affrontement politique actuel. « Il y a dans la droite vénézuélienne des éléments ultraradicaux mais elle compte aussi des modérés, sur lesquels le président – qui dispose de grandes prérogatives au Venezuela – aurait pu s’appuyer. »
Le virage « anticonstitutionnel, antidémocratique » daterait des élections législatives de 2015, très nettement perdues par les chavistes. « Maduro aurait pu faire le dos rond, essayer de négocier avec les plus modérés voire avec l’opposition de gauche. » Au lieu de cela, le pouvoir refuse alors la tenue d’un référendum révocatoire puis convoque une prétendue assemblée constituante, à laquelle la droite ne voudra pas participer. Au final, alors qu’Hugo Chávez avait usé de ces deux instruments « pour élargir les espaces démocratiques du pays », « Maduro l’a fait pour bâillonner l’opposition », se désespère Pierre Mouterde. Un choix de fermeture qui a fait le lit de la droite la plus radicale et « conduit le gouvernement à s’enfermer dans une spirale de l’affrontement » et une « politique de plus en plus répressive ». BPZ
GARDER L’ESPOIR, Comprendre l’Échec
Derrière la ferme volonté de Juan Guaidó, représentant de la droite dure, et de Washington de refuser tout dialogue, Pierre Mouterde voit un symbole. « Le Venezuela est un marqueur, il a longtemps représenté pour beaucoup de Latino-américains une formidable espérance. En pleine montée du néolibéralisme et sous l’impulsion d’importants mouvements sociaux, on entrevoyait la possibilité d’un changement de paradigme, une volonté de créer un pays qui mette ses ressources au service des plus défavorisés. Derrière les dérives maduristes, il est important de ne pas oublier ce mouvement. »
Reste que la gauche ne s’épargnera pas un bilan critique des quinze ans de domination des gouvernements progressistes en Amérique latine, dans un contexte économique relativement favorable. « Pourquoi la gauche a-t-elle échoué ? Pourquoi les réformes politiques et culturelles n’ont-elles pas été accompagnées de réformes équivalentes sur le plan économique ? Pourquoi l’Etat a-t-il systématiquement pris le pas sur les mouvements sociaux ? Pourquoi le pouvoir populaire, la socialisation de l’Etat ne s’est imposée nulle part ? Bien sûr la priorité est à empêcher l’intervention étasunienne. Mais il faudra bien un jour affronter cet échec. » BPZ
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