Au contraire, chez Gramsci ces déterminants économiques restent là et bien là, mais travaillés –tamisés pourrait-on dire— par une série de médiations d’ordre politique mettant en évidence dans quelles conditions particulières la domination de classe peut perdurer et s’accentuer, ou au contraire vaciller, puis brusquement s’effondrer.
Par exemple, à partir des thèses de Gramsci, on peut tout à fait concevoir que la domination du Capital à l’époque contemporaine puisse prendre la forme, dans tel ou tel pays, d’une gouverne politique particulière, en somme d’un pouvoir politique spécifique, s’appuyant sur le rôle déterminant que peuvent jouer certaines fractions de classes ainsi que sur certaines alliances qu’elles peuvent passer conjoncturellement les unes avec les autres ou même avec des groupes subalternes (ce qu’on appelle un « bloc au pouvoir »).
Il n’y a donc pas, dans cette perspective analytique, une seule bourgeoisie dont il faudrait prendre en compte les intérêts de manière monolithique. Il existe au contraire –si on peut dire— des bourgeoisies », car dans la perspective de Gramsci pour bien comprendre ce qui se joue, il faut tenir compte du jeu complexe des différentes fractions bourgeoises en cause (par exemple, extractivistes, pétrolières, financières, ou alors industrielles, œuvrant dans les nouvelles technologies de pointe, etc.) et de leur capacité à passer des alliances (à faire bloc) en fonction de leurs intérêts de l’heure et de la conjoncture économique qui les sert ou les dessert.
Autre exemple : si comme le veut Gramsci, la domination du Capital pour parvenir à perdurer, ne peut pas compter sur le seul facteur de la coercition violente (police, armée, répression), et par conséquent doit faire appel à une hégémonie culturelle, cela implique nécessairement l’existence de valeurs idéologiques, de discours politico-culturels, d’histoires collectives communes qui finissent par être partagés par de larges secteurs de la population, à l’échelle par exemple d’un pays ou d’une formation sociale et qui ont donc été intériorisées par les classes subalternes et reprises à leur compte d’une manière ou d’une autre. Avec tout ce que cela peut signifier de consentement et d’acceptation collective de la domination, et par conséquent de renforcement même de la puissance des classes dominantes, dans la mesure où l’ampleur de leur pouvoir dépend non seulement de leur force intrinsèque, mais aussi de la faiblesse des adversaires potentiels auxquels elles se trouvent confrontées.
En fait, ces médiations d’ordre politique et culturel que l’on peut tirer des travaux de Gramsci, sont si éclairantes qu’elles pourraient sans aucun doute –c’est une des hypothèses que j’ai essayé de défendre dans Repenser l’action politique de gauche, essai sur l’éthique, la politique et l’histoire, Montréal, Écosociété, 2005— nous aider à comprendre théoriquement, puis à combler pratiquement, ce formidable abîme existant entre d’une part la multiplicité des révoltes et mobilisations engendrées aujourd’hui par un mode de production capitaliste globalisé et chaque fois plus en crise, et d’autre part leurs incapacités à se nouer en un projet politique alternatif, en un véritable pouvoir contre-hégémonique grandissant à l’échelle du monde.
Du populisme et de l’hégémonie
Quoi qu’il en soit, c’est justement cette combinaison étroite et féconde entre l’analyse de l’infrastructure et celle de la superstructure que certains lecteurs contemporains latino-américains et européens de Gramsci, comme le sociologue argentin Ernesto Laclau (1935-2014) et la politicologue belge Chantal Mouffe (1943- ?) [2], ne parviendront pas à assumer jusqu’au bout.
L’une et l’autre vont avoir tendance en effet à mettre entre parenthèse l’existence de rapports de classes tels qu’ils se constituent en mode de production capitaliste, en sous-estimant les conflits de fond qu’ils font naître comme les inéluctables contraintes qu’ils appellent de par leur existence même. Et cela est particulièrement questionnant pour la réflexion de la gauche en général et celle du Québec en particulier. Notamment parce que ces 2 auteurs ont été amenés à actualiser les thèses de Gramsci en fonction du contexte latino-américain contemporain, et entre autres choses à interpréter à leur manière les expériences si stimulantes des révolutions bolivarienne du Venezuela ((1998-2012), citoyenne de l’Équateur (2006-2016) et indigène de la Bolivie (2006-2016), à l’aune de ce biais réducteur.
Ce qui fait que bien des analyses qu’on a pu mener au Québec à leur propos ont été teintées par leurs approches particulières. D’autant plus que par de curieux chassés croisés dont l’histoire est férue, leurs analyses ont fini par nourrir les théoriciens et dirigeants espagnols de Podemos et par conséquent à influencer les intenses débats qui traversent, tant cette formation politique que tous ceux et celles qui à gauche en Europe tentent de s’en inspirer pour, en pleine ère néolibérale, travailler à des changements sociaux et politiques structurels.
Leur approche mérite donc qu’on s’y arrête quelques instants, car si ce n’était de ce biais réducteur qu’elle emporte avec elle, elle pourrait être extrêmement stimulante puisqu’elle s’intéresse aux conditions rendant possible une « rupture sociale et politique » de l’ordre institutionnel. Pour avoir eu la chance d’observer de près ce qui s’est passé en Amérique latine ces dernières années et pour avoir en quelque sorte testé l’interprétation de Laclau et Mouffe à l’aune de la réalité concrète latino-américaine, il m’est sans doute plus facile d’en faire ressortir les points forts, mais aussi les indéniables limites.
Car si Laclau et Mouffe sont ainsi amenés à prendre fait et cause pour le populisme –tant par ailleurs honni par la pensée conservatrice (pensez aux premières politiques de Chavez ou même de Correa !)— c’est parce qu’il semble possible à travers lui de réunir ce qui est dispersé, et par conséquent de parvenir à rassembler un vaste arc-en-ciel de forces sociales capable de faire échec aux projets politiques des élites oligarchiques.
Laclau et Mouffe voient ainsi le projet populiste (avec son leader charismatique, ses slogans rassembleurs, ses symboles communs, sa mystique mobilisante, etc.) comme un passage obligé pour rompre avec la domination, et pour au sein d’une situation de « crise hégémonique », faciliter « un processus d’interpellation démocratique et populaire » permettant « la mobilisation équivalencielle des masses » (c’est-à-dire le regroupement de vastes secteurs populaires autour de revendications communes ou équivalentes), et partant de favoriser la constitution d’une « nouvelle hégémonie ». Sauf que cette nouvelle hégémonie n’est plus pensée à la manière de Gramsci. Elle est décontextualisée, débarrassée de tout soubassement économique, et se réduit finalement à « l’articulation de divers mouvements sociaux » qui, à la faveur d’un regroupement de volontés collectives, réorganise dans la société « un nouveau type d’antagonismes et de conflits ».
Aussi si ces 2 auteurs sont ainsi capables de penser les conditions possibles de démarrage d’un processus de transformation sociale dans l’Amérique latine des années 2 000, ils font cependant l’impasse complète sur les conditions d’approfondissement de cette rupture initiale, certes nécessaire, mais insuffisante. Car les conceptions du populisme comme de l’hégémonie défendus par Laclau et Mouffe, impliquent que ces derniers n’ont pas véritablement de contenu. Ils se définissent comme une simple forme politique permettant l’articulation abstraite de demandes sociales, mais sans que soit défini précisément leur contenu, c’est-à-dire l’orientation politique de fond (de gauche, de droite ?) qu’ils prendront ou non au fil du temps [3]. Résultats : les thèses de Laclau et Mouffe ne nous permettent pas, comme telles, de penser le continuum d’un processus de mobilisation sociale et politique, son approfondissement dans la durée, et donc sa capacité à questionner en profondeur l’ordre capitaliste néolibéralisé.
Elles ne nous permettent donc pas de comprendre pourquoi ces 3 révolutions latino-américaines dont nous avons parlé plus haut, une fois passée l’euphorie des premiers moments, se sont vus incapables –c’est ce qu’on peut observer aujourd’hui avec le recul du temps- de pousser plus loin les transformations sociales qu’elles avaient initiées dans l’enthousiasme. Ni non plus pourquoi –après plus de dix ans de gouvernements de gauche ou de centre gauche dans plusieurs pays d’Amérique latine— la droite se trouve aujourd’hui si puissante et arrogante qu’elle peut sans ambages ni grands obstacles –comme en Argentine, au Brésil et même au Venezuela— mettre à bas la moindre des mesures progressistes mises en place précédemment.
Ne serait-ce pas justement parce qu’une bonne partie de la gauche et de ses théoriciens de l’heure n’ont pas su rester attentifs à la prégnance des rapports de production capitaliste et aux inéluctables obstacles qu’ils représentent sur le chemin de l’émancipation ?