28 avril 2023 | alencontre.org
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Le premier pesticide synthétique produit en masse, le dichlorodiphényltrichloroéthane, mieux connu sous le nom de DDT, a commencé sa carrière commerciale en tant qu’arme de guerre : une innovation magique qui protégeait les troupes états-uniennes en Asie et en Afrique du paludisme, du typhus et d’autres maladies. Le magazine Time, propagandiste acharné de l’effort de guerre des Etats-Unis, l’a qualifié de « l’une des grandes découvertes scientifiques de la Seconde Guerre mondiale » [2]. Il était bon marché et facile à fabriquer et, comme l’a écrit Rachel Carson dans Le printemps silencieux, [Wildproject Editions, 4e éd. juin 2020], il était, avec d’autres insecticides synthétiques, beaucoup plus mortel que tout autre produit antérieur.
« Ils ont l’immense pouvoir non seulement d’empoisonner, mais aussi de pénétrer dans les processus les plus vitaux de l’organisme et de les modifier de manière funeste et souvent mortelle. Ainsi, comme nous le verrons, ils détruisent les enzymes mêmes dont la fonction est de protéger le corps contre les dommages, ils bloquent les processus d’oxydation dont le corps tire son énergie, ils empêchent le fonctionnement normal de divers organes et ils peuvent déclencher dans certaines cellules le changement lent et irréversible qui conduit des tumeurs. » [3]
Utilisé à des fins civiles à partir de 1945, le DDT est indissociable de l’essor de la monoculture à grande échelle. Un agriculteur qui ne plante qu’un seul type de plante crée un repas attrayant pour les quelques espèces qui se nourrissent de cette culture, tout en privant leurs prédateurs de gîtes et de couverts. Le DDT a renforcé les monocultures en tuant les insectes qu’elles attiraient. Des publicités de ce type expliquaient aux agriculteurs et aux consommateurs qu’il s’agissait d’un « bienfaiteur pour l’humanité tout entière ».
Mais l’expérience a rapidement prouvé qu’il ne s’agissait pas d’un bienfait absolu.
Comme l’a écrit Rachel Carson, « les insecticides ne sont pas des poisons sélectifs : ils n’éliminent pas que l’espèce dont nous voulons nous débarrasser. » [4] Les oiseaux qui ont mangé des insectes aspergés de DDT sont morts, tout comme les poissons des cours d’eau situés à proximité des champs pulvérisés. Les apiculteurs ont perdu des centaines de ruches entières lorsque les vergers voisins ont été pulvérisés. Le poison s’est répandu dans les chaînes alimentaires : les oiseaux qui mangeaient les petits animaux qui se nourrissaient d’insectes exposés au DDT pondaient des œufs à la coquille mince qui se brisaient avant que leurs petits ne puissent se développer. Les travailleurs agricoles mouraient d’empoisonnement aux pesticides et, à la fin des années 1950, il était prouvé que le DDT et d’autres pesticides largement utilisés étaient cancérigènes.
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A l’instar des climatologues de notre époque, Rachel Carson a dû faire face à une campagne agressive des firmes visant à la discréditer personnellement et à déconsidérer la science écologique en général, mais finalement – malheureusement, après sa mort – le DDT a été interdit pour la plupart de ses utilisations en aux Etats-Unis, au Canada et en Europe dans les années 1970. Neuf pesticides organochlorés, dont le DDT, ont été interdits au niveau mondial par un traité international entré en vigueur en 2004.
Mais les réglementations et les traités sont restés bien en deçà de la réalité agrochimique. Les firmes de la chimie ont dépensé des fortunes pour remplacer le DDT par d’autres agents tueurs. La production et l’utilisation de pesticides sont aujourd’hui bien plus importantes qu’à l’époque de Rachel Carson. Et les produits les plus utilisés sont plus mortels qu’elle n’aurait pu l’imaginer. La guerre chimique que l’agriculture capitaliste mène depuis des décennies contre les insectes est devenue l’un des principaux facteurs du déclin et de l’extinction des insectes. Une immense industrie agrochimique a profité de ces massacres. Comme l’a récemment écrit l’écologiste canadien Nick Gottlieb, le mouvement écologiste a tiré la mauvaise leçon du Printemps silencieux.
« Le mouvement s’est emparé de l’idée que la sensibilisation du public était tout ce qui manquait, mais il n’a pas compris la partie la plus radicale de son analyse, à savoir que la dévastation était principalement causée par la création de marchés pour une industrie chimique surpuissante, et non par une sorte de demande innée de poison de la part des consommateurs…
« Rachel Carson nous a donné une description vivante et convaincante du monde stérile créé par l’industrie agrochimique. Mais cette description cachait une analyse claire des raisons de cette situation : la volonté d’accumulation inhérente au capitalisme et la volonté des entreprises et des capitalistes d’utiliser tous les outils à leur disposition, y compris l’Etat lui-même, pour créer des marchés et accroître leurs profits. » [5]
L’une des mises en garde les plus prémonitoires de Rachel Carson était que les agriculteurs seraient contraints d’utiliser des quantités toujours plus importantes de pesticides, car les organismes ciblés développeraient une résistance – « le contrôle chimique se perpétue de lui-même, nécessitant des répétitions fréquentes et coûteuses. » [6] Des décennies plus tard, le tapis roulant des insecticides avance plus vite que jamais, comme le montre l’entomologiste britannique Dave Goulson.
« Selon les statistiques officielles du gouvernement, les agriculteurs britanniques ont traité 45 millions d’hectares de terres arables avec des pesticides en 1990. En 2016, ce chiffre est passé à 73 millions d’hectares. La superficie réelle des cultures est restée exactement la même, à savoir 4,5 millions d’hectares. Ainsi, chaque champ a été traité en moyenne dix fois avec des pesticides en 1990, et 16,4 fois en 2016, soit une augmentation de près de 70% en seulement vingt-six ans. » [7]
Lorsque Rachel Carson a écrit Le printemps silencieux, l’industrie des pesticides produisait suffisamment de poison pour en appliquer une demi-livre [0,226 kg ] sur chaque acre de terre cultivée dans le monde. Aujourd’hui, elle en produit trois fois plus. Comme le dit Nick Gottlieb, la résistance aux pesticides n’est pas un problème pour les fabricants de produits chimiques, c’est un véritable business plan. [8]
Ce « plan de développement » consiste non seulement à vendre plus de produits chimiques, mais aussi à inventer et à vendre des produits encore plus mortels. Le déclin de la vie des insectes au XXIe siècle a été accéléré non seulement par l’application de plus grandes doses de poison, mais aussi par la promotion d’une nouvelle génération de super-tueurs.
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Les agriculteurs savent depuis longtemps qu’il est possible de fabriquer un insecticide naturel en trempant du tabac dans de l’eau et en y ajoutant un peu de détergent pour le rendre collant. Pulvérisée sur les fruits et légumes, la solution de nicotine est un poison de contact qui tue les pucerons et autres insectes suceurs. En 1992, Bayer a introduit un produit chimique apparenté – néonicotinoïde signifie nouveau semblable à la nicotine – qui, trois ans plus tard, avait conquis 85% du marché mondial des insecticides. En 2016, les ventes de Bayer et d’une demi-douzaine d’autres fabricants dépassaient les trois milliards de dollars par an, ce qui en fait de loin l’insecticide le plus utilisé et le plus rentable au monde.
Les néonicotinoïdes (néonics en abrégé) offrent trois avantages substantiels aux agriculteurs. Ils sont moins nocifs pour l’homme que les insecticides précédents. Ils sont faciles à utiliser : la forme la plus courante est l’enrobage des semences, de sorte qu’il suffit de la planter pour que la plante soit protégée. Enfin, ils sont extrêmement efficaces pour tuer les insectes : une dose minuscule peut tuer 7000 fois plus d’abeilles que la même quantité de DDT [9]. Une étude réalisée en 2019 sur les terres agricoles américaines a révélé que « la charge toxique des insecticides sur les terres agricoles et les zones environnantes a été multipliée par 50 environ au cours des deux dernières décennies » [10]
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A la différence de la nicotine et à de nombreux autres insecticides, les néonics ne se contentent pas de rester à la surface des plantes : ils se répandent dans leur système vasculaire, rendant toxiques toutes les parties de la plante, de l’extrémité des racines aux feuilles les plus hautes. Seuls cinq pour cent environ du produit chimique pénètrent réellement dans les plantes cibles. Les néonics sont solubles dans l’eau, de sorte qu’ils sont transportés par les eaux souterraines vers d’autres plantes et vers les cours d’eau. Etant donné que les semences des principales cultures dans plus de 100 pays sont vendues enrobées avec l’insecticide, les champs du monde entier, y compris ceux qui n’ont pas été délibérément traités, ont été empoisonnés.
Des enquêtes menées par le ministère étatsunien de l’agriculture ont révélé la présence de résidus de néonicotinoïdes dans un large éventail de produits, et même dans des aliments pour bébés [11] . Lorsque des centaines de personnes dans treize villes chinoises ont été testées en 2017, presque tous les individus avaient l’insecticide dans leur urine [12]
L’utilisation généralisée des néonics joue un rôle majeur dans l’apocalypse des insectes, en particulier dans le déclin des pollinisateurs.
« Ce qui aurait dû être évident, mais qui ne semble avoir inquiété personne lors de l’introduction de ces nouveaux produits chimiques, c’est que tout ce qui se répand dans toutes les parties de la plante se répand également dans le pollen et le nectar. Et bien sûr, les cultures telles que le colza et le tournesol ont besoin d’être pollinisées et sont appréciées par de nombreuses espèces d’abeilles, qui peuvent toutes se droguer à l’insecticide au moment de la floraison. » [13]
Il n’est pas nécessaire d’utiliser des quantités mortelles de néonics pour faire des ravages parmi les pollinisateurs. Il suffit d’une seule part par milliard (ppb) dans leur nourriture pour affaiblir le système immunitaire des abeilles, perturber leur capacité de repérage et réduire la ponte et l’espérance de vie des reines. En conséquence, les insecticides à base de néonicotinoïdes ont été identifiés comme responsables dans des taux de mortalité anormalement élevés dans les ruches commerciales. Aux Etats-Unis, au cours de l’hiver 2020-2021, par exemple, 45% des colonies d’abeilles domestiques ont péri, ce qui représente la deuxième plus grande mortalité jamais enregistrée [14]. Une sous-industrie entière s’est développée, élevant des abeilles ouvrières et des reines pour remplacer ces pertes.
Personne ne sait combien d’insectes de toutes sortes sont tués par la nouvelle génération de « super tueurs », mais, comme le dit Dave Coulson, « il semble désormais probable qu’une majorité de toutes les espèces d’insectes du monde soient exposées de manière chronique à des produits chimiques spécifiquement conçus pour tuer les insectes » [15]
Dans le même temps, le génie génétique a rendu les exploitations agricoles encore plus hostiles à la vie des insectes. (Article publié sur le site Climate&Capitalism, le 15 mars 2023. Suite dans la partie 4)
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