Tiré du site de la revue Contretemps.
Stefanie Prezioso est une historienne spécialiste du fascisme, de la guerre, du mouvement ouvrier et de l’immigration. Elle est notamment l’auteure de Contre la guerre 14-18. Résistances sociales et révolution mondiale (La Dispute), de L’heure des brasiers : Violence et révolution au XXe siècle (Éditions d’en bas, avec D. Chevrolet), et de plusieurs articles pour Contretemps.
Son prochain livre, intitulé L’Italie de Grillo, Salvini, Berlusconi et des néofascistes : la résistible ascension du pire (Demopolis) paraîtra le 27 juin.
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25 avril 2019, le quartier romain Centocelle, cœur de la résistance de la capitale, est le théâtre d’un attentat contre la librairie antifasciste « La Pecora elettrica », qui voulait offrir à ses usagers « la possibilité de rêver ». Les flammes l’ont envahie, précisément au moment où l’Italie s’apprêtait à commémorer les 74 ans de sa libération, le jour anniversaire de l’insurrection de Milan, le 25 avril 1945. La veille, les supporters ultras de l’équipe de football de La Lazio ont déployé une banderole dans une rue adjacente à Piazzale Loreto à Milan : « Honneur à Benito Mussolini » pouvait-on y lire. Proche de l’endroit où en août 1944 avaient été exposés quinze partisans tués par les fascistes de la Légion Ettore Muti et où huit mois plus tard avaient été pendus par les pieds les corps de Benito Mussolini, de Clara Petacci et de quelques autres dignitaires fascistes.
Le Ministre de l’intérieur, Matteo Salvini, quant à lui, a décidé de déserter les commémorations du 25 avril avec l’ensemble des représentants de La Lega en annonçant crânement : « Le derby fascisme-communisme ne m’intéresse pas ». Luigi di Maio, son alter égo au gouvernement, a joué de son côté la carte du « résistant », élections européennes obligent, mais avec peu de crédibilité au vu des positions prises par le Mouvement 5 étoiles sur la question depuis sa fondation en 2009. Le 23 mars 2019, le mouvement néofasciste Forza Nuova a défilé à Prato (Toscane) pour fêter le centenaire de la constitution des faisceaux de combats.
Partout, les symboles et les lieux de mémoires de l’antifascisme militant ont fait l’objet d’attaques dans l’Italie gérée par la Lega et le Mouvement 5 étoiles depuis plus de dix mois. Des actes qui se multiplient mais qui ne constituent que la face grimaçante et de fait paradoxalement la moins inquiétante de la crise politique, culturelle, économique et morale que traverse la Péninsule : « Ce serait tellement confortable pour nous, écrivait Umberto Eco il y a quelques années, si quelqu’un se présentait sur la scène mondiale et disait : “ […] je veux que les chemises noires défilent encore sur les places italiennes”. Mais la vie n’est pas si simple »[1]. L’horizon de légitimité du combat politique et mémoriel anti-antifasciste n’a cessé de s’élargir, à la faveur de ce que l’on pourrait appeler un fascisme atmosphérique qui, empruntant les voies du révisionnisme historiographique et des usages publics et politiques de l’histoire et de la mémoire de l’antifascisme opérés par la droite, a instauré comme une évidence longtemps ignorée la « défascistisation rétroactive » du fascisme[2].
Depuis plus de trente ans maintenant, l’antifascisme et la Résistance sont en effet au centre de débats virulents (historiques, publics et politiques), visant à en « rejeter radicalement le rôle et la signification » dans l’histoire de l’Italie contemporaine. L’assaut de la droite qui cherche à effacer la date du 25 avril du calendrier de l’Italie républicaine en est l’une des nombreuses manifestations. N’a-t-elle pas proposé de la remplacer par le 4 novembre (“victoire” italienne de Vittorio Veneto en 1918), ou le 18 avril (marquant la défaite en 1948 de la coalition de la gauche aux élections nationales), ou de la nier purement et simplement (invitant la population à aller à la mer, jouer aux cartes ou regarder la télévision) ?
Le plus souvent identifié à sa version kominternienne, l’antifascisme des années 1920, 1930 et 1940 est notamment accusé d’être « antidémocratique », car « aveugle » aux autres « ennemis de la démocratie », selon la formule du révisionniste italien Renzo de Felice. « L’antifascisme, en somme voilà l’infâme de l’histoire italienne de la seconde moitié du 20e siècle », écrivait Pier Giorgio Zunino en 1997. Ernesto Galli della Loggia, éditorialiste du quotidien Corriere della Sera, qui commence bien souvent ses éditoriaux par « ceux qui ont lu quelques livres », censé lui donner une légitimité incontestable, résumait cette option politique d’une phrase juste avant les élections de mars 2018 : « Si le fascisme est violence, illégalité et suspension de la liberté, son antithèse n’est pas l’antifascisme, mais la démocratie »[3]. Après tout le fascisme n’est-il pas mort et enterré [4] ? Une idée répétée juste avant les élections de mars 2018 par la coalition de droite, suite à l’attentat contre des immigrés d’Afrique sub-saharienne dans la ville de Macerata perpétré par Luca Traini, ex-candidat de la Lega et membre du service d’ordre de Matteo Salvini. Silvio Berlusconi et Matteo Salvini pointaient alors du doigt les mobilisations antifascistes comme étant selon eux les « véritables dangers pour la démocratie italienne », tandis que le Parti démocrate au mieux se murait dans le silence, au pire appelait à l’interdiction des manifestations.
Bien sûr, on pourrait faire valoir le fait que plus de 70 ans ont passé, qu’il ne subsiste plus de témoins ou presque, ou que le saut générationnel a accentué ce que l’historien Alberto de Bernardi avait appelé en son temps la « fragilité de l’enracinement social » de l’antifascisme[5]. Mais cela n’explique pas pourquoi le révisionnisme a atteint son « stade suprême » et s’est mué en inversisme [inversion radicale des valeurs][6]. L’indifférence face aux usages publics et politiques du fascisme, précisément dans le pays qui l’a vu naître, n’est-elle pas plutôt le signe le plus palpable aujourd’hui de ce que l’historien Angelo d’Orsi a appelé récemment « l’ignorance », lui attribuant deux « significations différentes » : « Une signification “faible”, élémentaire : ne pas avoir de connaissance du passé […]. Et une signification “forte”, c’est-à-dire savoir et ne pas en tenir compte […]. » [7] ?
Cet inversisme n’aurait pas pu imposer sa marque s’il n’avait fait aussi des émules à gauche[8]. Une gauche qui s’est montrée perméable à une relecture du passé, en particulier de la période de la résistance et de l’antifascisme, appelant à créer une « mémoire partagée » au fondement de la légitimité de l’alternance gouvernementale des deux pôles politiques qui se sont disputés le pouvoir depuis 1994. Moment phare de ce ralliement, le discours de Luciano Violante le 10 mai 1996 à la Chambre des Députés. Élu de gauche après la victoire électorale du rassemblement dit de L’Olivier [Ulivo] mené par l’ancien démocrate-chrétien Romano Prodi, il devenait alors Président de la Chambre.
Un discours ambigu mêlant compréhension pour les « enfants de Salò » — ceux qui avaient combattu, entre septembre 1943 et avril 1945, dans les rangs fascistes de la République créée par Benito Mussolini — à la nécessité de fonder une narration « nationale » de l’histoire de la Résistance italienne ; un discours en phase avec la mue du Parti communiste en Parti démocrate de la Gauche lors de son 20e Congrès en 1991[9]. Le PCI devenu PDS se détache résolument de cette idée bien simple rappelée par l’intellectuelle marxiste Rossana Rossanda, d’une « gauche pensée en termes d’égalité » et d’émancipation, pour rejoindre le parti de gouvernement social-démocrate, puis démocrate tout court rêvé alors par son secrétaire Achille Occhetto[10].
Quelques mois avant le discours de Luciano Violante, Francesco Rutelli, maire de « gauche » de la ville de Rome décidait de mettre lui aussi sa pierre au monument de la « réconciliation nationale » en voulant intitulé une rue à Giuseppe Bottai (Ministre de l’éducation sous le fascisme qui dès août 1938 avait mené la persécution des juifs dans les écoles et les universités). Mais la gauche dite radicale a aussi, pour part du moins, emboîté le pas à ces interprétations. Fausto Bertinotti, leader de Rifondazione comunista (Refondation communiste), disposant d’une audience nationale au début des années 2000, cédait à sa manière à cette idéologie « post-antifasciste », en valorisant dans une lettre au directeur du Corriere della Sera, la « non-violence » comme « condition essentielle pour faire vivre jusqu’au bout toute la radicalité de ce processus de transformation sociale que nous appelons communisme. »[11] La Résistance tout comme la révolution est ainsi rendue à une « expérience utile pour ne pas répéter les erreurs passées »[12].
Dans un pays où la « mémoire négative » de cette période se confond avec l’usage politique qui en est fait, c’est en particulier le caractère périodisant et central pour l’histoire des dominés qui est remis en cause « décennies après décennies ». Ainsi les attaques à l’antifascisme ont pour but de délégitimer des mouvements qui non seulement ont pu traduire leur pensée en action mais aussi fournir en tant que culture politique un « plus » à la démocratie, pour reprendre la belle formule de Marco Revelli[13]. Dans cette perspective « le vrai pêché mortel de l’antifascisme » a été sa « lutte contre les racines, les traditions italiennes, contre son pouvoir de dissolution des formes basiques d’agrégation du pays et de la famille »[14].
Car entre le 8 septembre 1943, date de la signature de l’armistice par le gouvernement Badoglio, et le 25 avril 1945, date de la libération du territoire, il ne s’est pas agi uniquement d’une guerre de libération nationale, mais aussi d’une guerre civile et d’une guerre de classe ; une guerre sociale qui a impliqué la population[15]. Bien sûr tout le « peuple » n’était pas « dans le maquis », quoi qu’en ait dit le leader communiste Luigi Longo. Mais la fin du fascisme devait correspondre pour une large partie de la population italienne à une remise en cause non seulement du régime mais aussi de l’État italien tel qu’il s’était constitué après le Risorgimento, et plus généralement de la société bourgeoise dans son ensemble.
« Nous sommes en guerre »
Dans ce cadre de contestation radicale de l’ordre existant, le Parti d’action (Pd’a) joue un rôle tout à fait particulier durant sa brève existence. Créé en 1942 et dissous en 1947, le Pd’a est porteur, durant les vingt mois de guerre civile, d’un discours de transformations radicales de la société italienne ; un discours qui se traduit en pratique, puisque ce parti offre en termes relatifs le plus grand nombre de combattants à la guerre de résistance qui fait rage principalement au Nord de la Péninsule à partir de septembre 1943. C’est ce que Giovanni de Luna rend notamment par l’idée de « parti des fusils »[16]. Et le Pd’a donnera une contribution majeure à l’insurrection d’avril 1945 en particulier à Turin.
L’actionnisme, incarnation vivante d’un « vent du Nord » révolutionnaire, saura aussi imprimer durablement un système de valeur fondé sur l’antifascisme. Un antifascisme pensé non dans sa fonction conjoncturelle, la lutte contre le régime mis en place par Mussolini, mais comme un devenir perpétuel, une « lutte pour l’éternité », selon les termes employés en avril 1934 par Carlo Rosselli, fondateur en France du mouvement laïc et non communiste Giustizia e Libertà (GL), et figure tutélaire du Pd’a. L’actionnisme plonge ses racines dans l’antifascisme du révolutionnaire libéral Piero Gobetti, mort en 1926 suite aux coups des escouades fascistes, et dans son actualisation politique au début des années 1930 par GL, le mouvement du socialiste révolutionnaire Carlo Rosselli et, entre autres, d’Emilio Lussu, membre du Parti sarde d’action, tous deux évadés de l’île de Lipari.
Pour Piero Gobetti, le fascisme était « l’autobiographie de la nation » : « une nation, poursuivait-il, qui croit à la collaboration de classes et qui renonce par paresse à la lutte politique, est une nation qui ne vaut pas grand-chose »[17]. Cette interprétation mettait l’accent sur les éléments de continuités entre l’Italie libérale et l’Italie fasciste et sur l’idée d’un Risorgimento raté, c’est-à-dire d’un processus d’unification politique et de modernisation économique non abouti. Dans cette optique, le fascisme était le résultat d’une révolution libérale/bourgeoise manquée, et l’expression d’un pays arriéré et « inculte » qui avait pour seule expérience politique des systèmes de gouvernement qui avaient combiné clientélisme, paternalisme, transformisme et autoritarisme.
Le fascisme était donc l’expression d’un « mal ancien, enraciné dans la longue durée de l’histoire italienne ». A cette interprétation s’associait l’idée qu’il fallait combattre non seulement le fascisme mais ce qui l’avait rendu possible. L’accent était ainsi mis sur le rôle de la classe dirigeante dans l’affirmation et la stabilisation du régime. Ce filon d’interprétation s’est ensuite développé au cours des années 1930 dans le cadre d’une lutte antifasciste menée dans la clandestinité et en exil face à un régime cette fois clairement installé et à un pays embrigadé ; des années que l’historien révisionniste Renzo de Felice a rendu par le vocable de « consentement » (consenso).
C’est à partir entre autres des réflexions de Piero Gobetti, que le socialiste révolutionnaire Carlo Rosselli développera son analyse du fascisme, affinera ses répertoires d’action et discutera du devenir de ce qu’il nomme dès le début des années 1930 la « révolution antifasciste ». En janvier 1932, le premier numéro des Quaderni di Giustizia e Libertà affirme la nécessité de passer de la « phase d’un antifascisme négatif et indistinct » à celle de l’affirmation d’un « antifascisme constructif qui entend dépasser l’expérience fasciste et les expériences de l’après-guerre »[18]. Fondé sur les deux impératifs conjoints mazziniens de « pensée et action », GL se présente dans une circulaire destinée « Aux ouvriers » en mars 1931 comme un « mouvement révolutionnaire » qui vise à renverser le fascisme par voir insurrectionnelle[19].
Carlo Rosselli et les membres de GL conçoivent leur engagement politique en rupture radicale avec le fascisme, mais aussi avec l’Italie préfasciste. C’est « la révolte contre les hommes, la mentalité, les méthodes du monde politique préfasciste » qui unit les militants de GL[20]. En point de mire, le socialisme italien qui s’est réduit lui-même à l’impuissance. On se souvient en particulier de l’analyse peu amène d’Emilio Lussu, de la débâcle socialiste face au fascisme dans son article « Orientamenti » publié en février 1934 : « Les masses furent brillamment conduites — écrivait Lussu dans la revue du mouvement gielliste — à la catastrophe. C’était du roi que notre parti socialiste attendait la république et de la bourgeoisie le socialisme […]. [Les socialistes] étaient de doux agneaux qui paissaient et hurlaient au loup. Le loup prit le jeu au sérieux : il accourut et …. mangea les agneaux.
Quelques brigands mercenaires, rassemblés en peu de temps, ont suffi pour mettre en déroute le résultat de quarante ans d’organisation prolétaire. Il a suffi du seul bruit d’une charrette de laitier, et non de la rafale d’une mitrailleuse, pour disperser ce qui devait être l’armée révolutionnaire. »[21] Renouvellement du socialisme et lutte antifasciste sont ainsi envisagés comme deux phases interdépendantes et indissolublement liées. Aussi, GL préconise le dépassement des configurations politiques préfascistes, en se présentant comme une « unité d’action » socialiste, républicaine et libérale, visant à relancer la bataille sur le territoire italien en utilisant la lutte illégale et violente s’il le faut.
Dès 1930, des cellules giellistes vont se constituer principalement dans les villes du Nord de l’Italie et dans les milieux intellectuels. C’est le seul mouvement non communiste à constituer un véritable réseau sur lequel le Pd’a va pouvoir compter pour se construire, autour de Riccardo Bauer, Ernesto Rossi, Francesco Fancello, Nello Traquandi, Umberto Ceva, Vincenzo Calace, Dino Roberti, Giuliano Viezzoli, Ferruccio Parri et beaucoup d’autres. Une base sociale et militante principalement intellectuelle mais qui va devenir une petite troupe aguerrie prête à prendre les armes.
GL, le Pd’a et la révolution
Le fascisme place de fait les jeunes intellectuels (libéraux et/ou socialistes) dont sont issus GL puis le Pd’a dans une situation paradoxale. En effet, le régime mis en place par Mussolini semble remettre au goût du jour le combat « d’arrière-garde » de la défense des libertés démocratiques. Nul doute en effet que l’engagement antifasciste de libéraux comme Ernesto Rossi ou Riccardo Bauer, se construit précisément sur cette première révolte plus morale que politique.
Et pourtant, la bataille pour la liberté s’émancipe précisément à ce moment-là des cadres historiques et théoriques de son émergence (les révolutions des 18e et 19e siècles) pour recouvrir des notions plus complexes s’ancrant résolument dans le 20e siècle d’Octobre 1917. Piero Gobetti est à nouveau au cœur de cette manière de concevoir l’antifascisme, combinant instances révolutionnaires et libéralisme. Au cours de sa courte existence, il n’aura de cesse d’affirmer que son libéralisme prend racine dans l’expérience concrète des luttes de ceux d’en bas, dont les Conseils d’usine à Turin et les soviets en Russie sont selon lui l’expression la plus achevée. Le mouvement ouvrier est donc envisagé par Gobetti comme « la liberté en train de s’instaurer » et la révolution d’Octobre comme « une affirmation de libéralisme », parce qu’elle a brisé « un esclavage séculier » en créant une « démocratie agricole », un État dans lequel « le peuple a foi ». Autonomie, exigences antibureaucratiques, volontarisme, « libre initiative d’en bas », rôle de l’individu, et non de la « masse », dans l’histoire forment les arcanes de ce libéralisme révolutionnaire et libertaire, lié à la révolution sociale et intégralement ancrée dans le 20e siècle. C’est à ce filon que va puiser GL dans les années 1930..
Si le fascisme est le reflet d’une immaturité morale, politique et culturelle des Italiens, en bref d’un « manque de caractère », la construction d’une nouvelle donne politique doit inévitablement passer par une lutte révolutionnaire ; une lutte qui offre l’exemple de minorités agissantes et se « diffuse ensuite dans de vastes strates de la population ». L’une des gageures est d’envisager un processus révolutionnaire dans une nation qui n’a connu aucun phénomène révolutionnaire d’envergure ; le « Risorgimento populaire et révolutionnaire » ayant été balayé par la monarchie, le clergé, le féodalisme agraire et la finance.
La révolution antifasciste pourrait être dans cette optique un second Risorgimento « social et moral » devant aboutir à l’émancipation des travailleurs. Au cours des années 1930, la révolution antifasciste devient, notamment pour Carlo Rosselli au sein de GL, toujours plus nettement prolétaire et l’antifascisme synonyme d’anticapitalisme, un anticapitalisme non abstrait, mais « concret et historique », fondé sur l’observation et la conviction que la démocratie libérale a épuisé sa fonction historique ; crise de la démocratie d’après-guerre et crise du capitalisme se potentialise ainsi dans une interprétation à donner à la lutte.
C’est autour des questions liées aux origines du fascisme et à la révolution antifasciste, ouvertes notamment par Carlo Rosselli au sein de Giustizia e Libertà, que le Pd’a va se structurer. Si la guerre va briser les réseaux antifascistes en exil, notamment en France, elle va cependant aussi constituer le banc d’épreuves de nouvelles orientations politiques[22]. Car la « guerre fasciste » (celle de 1940-1943) va jouer un rôle fondamental dans une prise de conscience sociale et politique proprement antifasciste toujours plus large, comme en témoignent les grèves de mars 1943 ou les explosions de joie à l’annonce de la destitution de Mussolini le 25 juillet de la même année.
De plus, durant la guerre civile de 1943 à 1945, l’antifascisme, celui accumulé durant les vingt années de fascisme s’inscrivant dans le corps d’un pays « martyrisé », va se transformer en mouvement réel, incarné par des hommes et des femmes, et par leurs espoirs et leurs horizons d’attente. La guerre est donc certes l’élément déclencheur de la constitution du Parti d’action, mais le Pd’a naît aussi de l’urgence ressentie, par et à travers l’expérience du conflit, d’une lutte sans concessions contre ce qui dans le processus de construction de l’Italie moderne avait conduit au désastre.
Le Pd’a se présente dès sa création en juin 1942 comme le lieu de rassemblement de diverses composantes de l’antifascisme non communiste d’orientation socialiste et libérale. Le Pd’a est d’abord composé des membres du mouvement libéral-socialiste fondé par Guido Calogero et Aldo Capitini en 1937 dans les milieux de jeunes intellectuels du centre de l’Italie, dont le programme en 1940 appelle à la formation d’« un front commun de la liberté » Ce courant est rejoint en juillet 1943 par les militants de Giustizia e Libertà, devenu mouvement d’unification socialiste sous la direction de Emilio Lussu, après l’assassinat en 1937 de Carlo Rosselli par la Cagoule. Le 3 mars 1943, GL, le parti socialiste et le parti communiste signent un pacte d’unité d’action prônant l’« insurrection nationale pour briser la politique de guerre du fascisme ».
Ces diverses âmes de l’actionnisme sont néanmoins unies, comme le souligne Giovanni de Luna, par l’idée que les militants du Pd’a se font de la politique, une politique pensée comme indissolublement liée à la morale, et par la recherche constante d’un instrument d’action qui réponde aux besoins concrets de l’Italie et en particulier de ses franges paysannes, ouvrières et intellectuels, afin de modifier radicalement la donne politique et sociale. Ainsi en est-il de la « demande préalable d’instaurer la République » et des instances visant à la modification des structures de l’État italien et de son économie.
Parmi les sept points qui figurent, dès juin 1942, dans son programme politique mentionnons : la nationalisation des monopoles, la réforme agraire, la liberté syndicale, la séparation de l’État et de l’Église. L’historien italien Claudio Pavone se souviendra ainsi que le « Parti d’action disait dans son programme vouloir fonder un socialisme des temps nouveaux » et qu’il était l’expression d’une « utopie comprise comme une aspiration au maximum »[23]. A son congrès national des 5-7 septembre 1943, soit avant la déclaration de l’armistice et alors que de juillet à septembre les troupes allemandes s’étaient répandues sur le territoire italien, la question des moyens de lutte est au centre des débats et l’idée d’une guerre de libération nationale se traduit par la nécessité perçue de mener une guerre à large échelle.
Les brigades « Giustizia e Libertà » constituent dès lors le bras armé du Pd’a, sous le commandement de Ferruccio Parri. Les brigades sont conçues comme des lieux de consolidation et/ou de surgissement d’une conscience politique et sociale même si le recrutement au sein des brigades du Pd’a est beaucoup plus sélectif que celui qui prend place au sein des brigades Garibaldi menées par le PC. Ainsi Dante Livio Bianco écrit : « Le vrai travail politique n’a pas tellement consisté dans le fait de donner des “leçons” ou de contraindre les partisans à lire la presse politique, mais dans le fait de toucher (oui c’est ça : même simplement toucher), des lieux forts, de les découvrir et de les faire sortir du générique, de la confusion, de l’indistinct pour les proposer, même sous la forme la plus élémentaire, à la conscience des individus et en tirer des raisons d’action ». [24]
Mais la discussion porte aussi sur la définition de la lutte : lutte de libération nationale et/ou révolution « démocratique » ? Pour les militants du Pd’a l’une n’allait pas sans l’autre même si les contenus de la révolution démocratique divergeaient au sein de ses propres rangs, plus radicale pour les anciens de GL, plus libérale pour les autres. Dès septembre 1943, tous s’accordaient quoiqu’il en soit sur une opposition intransigeante à Badoglio, à la monarchie, et à la recherche sans relâche d’une unité d’action entre les partis de la gauche. Les actionnistes, tout au long de la guerre de Résistance, pensaient que la situation concrète de l’Italie pouvait déboucher sur des processus de type révolutionnaires. « L’on est soit pour la révolution, soit pour les réformes écrivait Leo Valiani, secrétaire du Pd’a dans le Nord de la Péninsule ; nous sommes pour la révolution ». La « révolution » devenait même une « révolution permanente « dont les objectifs n’étaient pas donnés une fois pour toute et qui devaient être redéfinis continuellement »[25].
Et pourtant le retour du leader communiste Palmiro Togliatti en Italie, fin mars 1944, et la recomposition internationale des forces alliées cette fois projetées clairement vers l’avenir de la reconstruction de l’Europe occidentale, marquent la fin des espoirs « révolutionnaires » de l’actionnisme et de la révolution antifasciste. Le discours que Palmiro Togliatti tient à Salerno en est le chant du cygne. Dans cette ville du Sud, il annonce la nécessité de l’unité antifasciste, quelles que soient les orientations politiques ou religieuses de ses composantes, et propose de renvoyer la question institutionnelle (Monarchie ou République) à l’après-guerre.
L’antifascisme révolutionnaire et jacobin de l’actionnisme qui était pourtant entré en résonnance réelle avec les aspirations des milieux populaires, paysans et ouvriers au nord de la péninsule, allait être dès lors défait par la nouvelle donne de l’antifascisme « diplomatique » des puissances alliées (arrivées à Rome en juin 1944), auquel le parti communiste de Togliatti allait apporter un élan décisif. Commence alors à surgir l’image d’une « résistance trahie » ou du moins « inachevée », « si l’on considère, comme l’écrivait Norberto Bobbio, que l’inachèvement est propre à un idéal qui ne se réalise jamais entièrement, mais qui continue cependant à alimenter les espoirs et à susciter des volontés et des énergies de renouvellement »[26].
Certes le Pd’a est une expérience de courte durée sans doute liée à ses diverses âmes politiques et à l’incapacité de fournir des contenus convergents à la révolution antifasciste pourtant pensée comme nécessaire. Mais l’actionnisme demeure comme un caillou dans la chaussure de ceux qui espèrent année après année voir s’éteindre le potentiel subversif de l’expérience résistante. Le « pêché mortel » de l’actionnisme était non seulement d’en avoir gardé bien vivante la mémoire mais d’avoir su, au fil du temps, transmettre cette expérience et les questions qu’elle posait à l’Italie du passé, la faisant voyager du présent vers l’avenir. C’est sans aucun doute dans ce sens que l’actionnisme et sa « révolution antifasciste » demeurent le point de ralliement de la gauche contestataire italienne aujourd’hui, renouvelant le potentiel subversif de l’actionnisme militant et la force vive de sa « révolution permanente ».
Notes
[1] Umberto Eco, Il fascismo eterno, Milan, La nave di Teseo, 2017, p. 24.
[2] Angelo d’Orsi, « Le mani sul 25 Aprile, tra pseudostoria e fascismo molecolare », Il Manifesto, 24 avril 2019 ; Emilio Gentile, Fascismo. Storia e interpretazione, Rome, Laterza, 2002.
[3] Ernesto Galli della Loggia, « I violenti e le parole ambigue », Corriere della Sera, 24 février 2018.
[4] Il Fatto Quotidiano, 12 février 2018.
[5] Alberto de Bernardi, Una dittatura moderna. Il fascismo come problema storico, Milan, Bruno Mondadori, 2001, p. 1.
[6] Angelo D’Orsi, « Dal revisionismo al rovescismo », in Angelo del Boca (a cura di), La storia negata. Il revisionismo e il suo uso politico, Vicenza, Neri Pozza, 2010 (2009), p.353.
[7] Angelo D’Orsi, « Via Almirante, l’ignoranza della storia genera mostri », Il Manifesto, 16 juin 2018.
[8] Alberto Asor Rosa, Il grande silenzio. Intervista sugli intellettuali, Bari, Laterza, 2010.
[9] « XIII Legislatura della Repubblica italiana. Seduta del 9 maggio, continuata nella giornata del 10 maggio », in https://storia.camera.it/ ; cité également in G. Turi, La cultura delle destre. Alla ricerca dell’egemonia culturale, Turin, Bollati Boringhieri, 2013 p. 22. ; Gianluca Fantoni, « After the Fall : Politics, the Public Use of History and the Historiography of the Italian Communist Party, 1991-2011 », Journal of Contemporary History, n°4, 2014, p. 815-836.
[10] Marco Berlinguer, « Qualcosa rinascerà ma sarà diverso. Intervista a Rossana Rossanda », 18 novembre 2012, http://web.rifondazione.it/ ; Achille Occhetto, « Editoriale. Rispettate Berlinguer e misuratevi con questo PDS », L’Unità, 27 octobre 1991. Adele Sarno, « Stragi, il “papello” e tangentopoli. 1992, l’anno che cambiò l’Italia », la Repubblica, 18 octobre 2011.
[11] Fausto Bertinotti, « Rigettiamo il determinismo, pensiamo ad un processo aperto », Corriere della Sera, 1e décembre 2003.
[12] Sophie Wanhich, « Après 1789, 2009 », Le Monde, 4 avril 2009.
[13] Marco Revelli, « Le idee », in Giovanni De Luna, Marco Revelli 1995, Fascismo, antifascismo. Le idee, le identità, Florence, La Nuova Italia, 1995, p. 30.
[14] Marco Revelli, « La storia d’Italia riscritta dalla destra », Teoria politica, n°1 1997.
[15] Claudio Pavone, Une guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance, Paris, Seuil, 2005.
[16] Giovanni De Luna, Storia del Partito d’azione, UTET, 1997.
[17] Piero Gobetti, « Elogio della ghigliottina », La Rivoluzione liberale, 23 novembre 1922.
[18] [C. RosselliI], « Il programma rivoluzionario di Giustiza e Libertà », Quaderni di Giustizia e Libertà, janvier 1932, p. 3. Souligné dans le texte
[19] « Agli operai », GL, n° 24, mars 1931, maintenant in Carlo Rosselli, Scritti dell’esilio. Giustizia e Libertà e la Concentrazione d’azione antifascista, vol. 1, Turin, Einaudi, 1989.
[20] C. Rosselli, « Per l’unificazione politica del proletariato. V. GL », Giustizia e Libertà [dorénavant GL], mai 1937, maintenant in Id., Scritti dell’esilio. Dallo scioglimento della Concentrazione antifascista alla guerra di Spagna, vol. 2, Turin, Einaudi, 1992.
[21] Tirreno [E. Lussu], « Orientamenti », Quaderni di Giustizia e Libertà, n° 10, février 1934.
[22] Leonardo Paggi, « Il popolo dei morti ». La Repubblica italiana nata dalla guerra (1940-1946), Il Mulino 2009, p. 14
[23] Claudio Pavone, La mia Resistenza, Rome, Donzelli, 2015.
[24] Dante Livio bianco, Una guerra partigiana, Einaudi, 1954.
[25] Giovanni De Luna, Storia del partito d’azione.
[26] N. Bobbio, Resistenza incompiuta, « Resistenza », XX, fasc. 3, mars 1966.
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