Le 18 janvier 2011
Monsieur Clément Gignac
Ministre du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation,
Député de Marguerite-Bourgeois
Gouvernement du Québec
710, place d’Youville, 6e étage
Québec (Québec) G1R 4Y4
Objet : Impact sur la santé des Québécois de la présence et de l’usage accrus de l’amiante chrysotile
Monsieur le Ministre,
Votre ministère procède actuellement à l’étude d’une demande de garantie de prêt de 58 millions de dollars pour la réouverture d’une mine souterraine d’amiante chrysotile. Le projet permettrait d’augmenter la production québécoise d’amiante chrysotile pour les 20 prochaines années. Cette augmentation de production, de même que l’application de la politique d’utilisation accrue et sécuritaire de l’amiante chrysotile au Québec mise de l’avant par le gouvernement en juin 2002, font entrevoir pour l’avenir la présence accrue d’amiante chrysotile dans les milieux de travail et les milieux de vie des Québécois.
Les directeurs de santé publique des 18 régions sociosanitaires du Québec vous expriment par la présente leur préoccupation devant la perspective des conséquences à la santé de la présence et de l’usage accrus de l’amiante chrysotile au Québec.
Mandaté légalement par l’article 373 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, chaque directeur de santé publique est responsable pour sa région d’identifier les situations susceptibles de mettre en danger la santé de la population et de voir à la mise en place des mesures nécessaires à sa protection. Comme l’impact se fera sentir partout au Québec, c’est l’ensemble des directeurs qui s’adresse à vous aujourd’hui.
L’amiante chrysotile est un produit présentant des propriétés fibrogènes et cancérogènes (sans seuil sécuritaire connu). Un lien causal scientifiquement reconnu est prouvé chez l’humain pour l’amiantose, le mésothéliome et le cancer du poumon. Les caractéristiques cancérogènes de l’amiante chrysotile dictent les mesures de prévention prônées par les autorités de santé publique visant l’exposition la plus faible possible à cette fibre.
L’Organisation mondiale de la santé pousse cette logique jusqu’à recommander le bannissement de l’amiante1.
Le cycle de vie utile de l’amiante chrysotile comporte l’extraction, la transformation, l’utilisation, le démantèlement et la mise au rebut. Plusieurs étapes ont fait l’objet d’études ou de surveillance des effets sur la santé tel que recommandé dès l’instauration de la politique québécoise sur l’utilisation accrue en 2002. L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), mandaté par le ministère de la Santé et des Services sociaux pour ce faire, a publié une quinzaine de rapports sur le sujet2.
Les données de l’INSPQ disponibles à ce jour révèlent notamment :
• une augmentation des mésothéliomes de la plèvre dans la population générale du Québec entre 1982 et 2003 qui est de l’ordre de 3,6 % chez les hommes (taux annuel ajusté pour l’âge statistiquement significatif) ;
• des taux d’incidence moyens (ajustés pour l’âge) du mésothéliome de la plèvre dans la population du Québec entre 1993 et 1997 de 3,14 par million chez les femmes et de 15,3 par million pour les hommes ce qui représente des rapports d’incidence de 1,92 et 1,32 par rapport au Canada sans le Québec (taux significativement plus élevés pour le Québec) ;
• une répartition des diagnostics de 1 348 travailleurs reconnus atteints d’une ou plusieurs maladies pulmonaires professionnelles reliées à l’amiante par la Commission sur la santé et la sécurité du travail (CSST) entre 1988 et 2003 comme suit : 772 amiantoses, 364 cancers du poumon et 376 mésothéliomes.
L’exposition professionnelle de ces travailleurs est associée à 29 % au secteur des mines, à 21 % au secteur de la construction et à 28 % au secteur de la réparation et entretien de produits et structures contenant de l’amiante ; ainsi on retrouve plus de mésothéliomes chez les travailleurs des secteurs de construction, entretien et réparation réunis que dans le secteur des mines ;
• un nombre de maladies professionnelles reliées à l’usage de l’amiante sousestimé puisqu’une étude québécoise estime que seulement 21 % des travailleurs souffrant de mésothéliome et 0,3 % de ceux souffrant de cancer du poumon ont fait une demande d’indemnisation à la CSST ;
• une norme d’exposition pour les travailleurs fixée à 1 fibre par cc pour l’amiante chrysotile ce qui est élevé par rapport aux normes d’exposition en application ailleurs, notamment celle des autres provinces canadiennes et des États-Unis qui est dix fois moindre à 0,1 fibre par cc et celle de certains pays d’Europe avec des normes de 0,01 fibre par cc ;
• un constat que malgré les programmes de santé spécifiques aux établissements mis en oeuvre dans les milieux de travail visés par la CSST, les inspections, l’amélioration des technologies et l’accès au matériel de protection, des dépassements de norme sont observés dans les mines d’amiante, les usines de transformation de ce matériau, les chantiers de construction et les milieux communautaires ;
• une traçabilité marginale des produits de l’amiante qui est actuellement assurée seulement pour les revêtements du réseau routier interurbain qui relève du ministère des Transports.
À la lumière de ces observations, les directeurs de santé publique constatent la difficulté et questionnent la faisabilité de l’usage dit « sécuritaire » de l’amiante qui est mis de l’avant au Québec.
On peut dès lors prévoir que la présence et l’usage accrus d’amiante chrysotile au Québec entraîneront une augmentation des cancers reliés à l’amiante dans la population des travailleurs et dans la population en général puisqu’on n’a pas démontré à ce jour qu’il existe un niveau sécuritaire d’exposition qui protège complètement du développement de cancers reliés à l’amiante chrysotile.
L’étude de la rentabilité économique de l’extraction de l’amiante chrysotile doit donc tenir compte des impacts globaux de sa présence et de son usage accrus au Québec. Les coûts en lien avec le volet santé incluent notamment : le déploiement et le maintien d’un système permettant la traçabilité, les programmes de prévention et de dépistage en milieu de travail, la mise en place des mesures de réduction de l’exposition et de protection à toutes les étapes de la vie utile de l’amiante, les coûts médicaux reliés au diagnostic et au traitement des maladies et les programmes de surveillance.
Les directeurs de santé publique reconnaissent que le développement économique et social sont des facteurs de protection de la santé. Lorsqu’on évalue les risques en santé publique, un des éléments à considérer est la balance des avantages et des inconvénients.
Contrairement à des situations de proximité souvent jugées indésirables par la population avoisinante (ex. : exploitation des gaz de schiste, site d’enfouissement sanitaire, porcherie), celle qui voisine le site d’extraction de l’amiante chrysotile juge la balance comme positive.
En effet, la création d’emplois, le développement de la communauté, la
prospérité économique compensent avantageusement les inconvénients perçus par cette communauté. Toutefois, lorsqu’on s’éloigne du site d’extraction, les avantages cèdent le pas aux inconvénients pour un plus grand nombre de personnes : mesures extraordinaires et coûteuses lors de la manipulation du produit, traçabilité réduite empêchant la protection, développement de cancers reliés à l’amiante qui est sans seuil sécuritaire, opinion publique défavorable, avis défavorables des instances de santé publique, interdiction et bannissement du produit par plusieurs pays.
La situation de l’exploitation de l’amiante chrysotile présente plusieurs analogies avec celle du tabac. L’évolution des connaissances, le changement des normes sociales et l’adoption de la Loi anti-tabac ont forcé les régions productrices de tabac à cesser la production de ce produit cancérogène et à diversifier leurs sources d’activité économique.
En conclusion, Monsieur le Ministre, compte tenu :
• que l’amiante chrysotile est un cancérogène prouvé chez l’humain ;
• qu’on a observé son usage non sécuritaire dans des milieux où sa présence est connue et malgré l’application des normes et lois en vigueur ;
que les mesures de protection ne peuvent être prises lors de tout contact à risque puisque la traçabilité du produit n’est pas actualisée ;
Les directeurs de santé publique sont d’avis que l’augmentation de l’exploitation et de l’usage de l’amiante chrysotile au Québec se soldera par une augmentation significative des maladies reliées à l’amiante chez les travailleurs et dans la population en général entraînant des coûts sociaux et financiers. Nous vous invitons à tenir compte de cet avis dans le dossier de la mine Jeffrey.
Veuillez accepter, Monsieur le Ministre, nos salutations distinguées.
Les directeurs de santé publique du Québec,
Robert Maguire, M.D.
Directeur de santé publique et des soins de santé
primaires du Bas-Saint-Laurent (01)
Donald Aubin, M.D.
Directeur de santé publique du Saguenay-Lac-
Saint-Jean (02)
François Desbiens, M.D.
Directeur de santé publique de la Capitale-
Nationale (03)
Gilles W. Grenier, M.D.
Directeur de santé publique de la Mauricie et du
Centre-du-Québec (04)
Louise Soulière, M.D.
Directrice de santé publique et de l’évaluation de
l’Estrie (05)
Richard Lessard, M.D.
Directeur de la prévention et de santé publique de
Montréal (06 et Conseil cri de la Baie-James (18)
Hélène Dupont, M.D.
Directrice de santé publique de l’Outaouais (07)
Réal Lacombe, M.D.
Directeur de santé publique de l’Abitibi-
Témiscamingue (08)
Raynald Cloutier, M.D.
Directeur de santé publique de la Côte-Nord (09)
Christian Bernier, M.D.
Directeur de santé publique de la Gaspésie-Ilesde-
la-Madeleine (11)
Philippe Lessard, M.D.
Directeur de santé publique et de l’évaluation de
Chaudière-Appalaches (12)
Nicole Damestoy, M.D.
Directrice de santé publique de Laval (13)
Jean-Pierre Trépanier, M.D.
Directeur de santé publique et d’évaluation de
Lanaudière (14)
Blandine Piquet-Gauthier, M.D.
Directrice de santé publique des Laurentides (15)
et Centre régional de santé de services sociaux de
la Baie-James (10)
Jocelyne Sauvé, M.D.
Directrice de santé publique de la Montérégie (16)
Serge Déry, M.D.
Directeur de santé publique du Nunavik (17)
1) http://whqlibdoc.who.int/hq/2006/WHO_SDE_OEH_06.03_fre.pdf
2) www.inspq.qc.ca/dossiers/amiante