D’un théâtre l’autre. A trois kilomètres à peine. Un immense bâtiment moderne de briques et de verre. Le tribunal pénal de Turin. Lundi 13 février, la grande salle d’audience sera bondée. 2 000 personnes sont attendues pour l’énoncé du verdict à l’encontre du milliardaire suisse Stephan Schmidheiny, 65 ans, et du baron belge Jean-Louis Marie Ghislain de Cartier de Marchienne, 89 ans, accusés d’avoir omis volontairement de protéger la santé de leurs employés et "de désastre environnemental permanent".
Le premier est l’ex-propriétaire du groupe suisse Eternit ; le second, l’ancien actionnaire belge de la branche italienne de l’entreprise. Commencé il y a deux ans, ce procès passe, avec ses 6 337 parties civiles, pour le plus grand procès contre l’amiante jamais organisé. Le 4 juillet 2011, le procureur, Raffaelle Guariniello, a requis vingt ans de prison ferme contre les deux inculpés à la suite de la mort d’environ 3 000 personnes dans les quatre usines transalpines du groupe. C’est la première fois dans une affaire de ce genre que les responsables les plus hauts placés risquent une aussi lourde condamnation.
Entre le théâtre et le tribunal, il y a le reste, le réel et la mort, la vraie. Pas celle de papier d’une pièce de théâtre (Malapolvere, d’après le livre de Silvana Mossano, édition Sonda, 2010) ou d’un dossier d’instruction. Mais celle d’une femme, d’un mari, d’un frère, d’une soeur, d’une nièce, d’un petit-fils. Leur faute ? Avoir travaillé à l’usine Eternit du quartier de Ronzone, au bord du Pô, ou d’avoir respiré ne serait-ce qu’une seule fois une particule d’amiante, 1 000 fois plus fine qu’un cheveu, il y a dix, vingt, trente ou quarante ans.
D’avoir secoué le bleu de travail d’un mari, le tablier d’une femme avant de le laver. D’avoir habité Via Roma, Via XX Settembre ou Piazza de l’Independenza, où passaient les camions débâchés qui transportaient l’amiante entre la gare et l’usine. D’avoir fréquenté l’école primaire, dont la cour était pavée de dalles d’amiante, d’avoir joué au football sur le terrain du patronage, dont les trous étaient rebouchés à l’amiante, d’avoir vendu des sandwiches aux ouvriers, d’avoir récupéré de l’ondulé d’amiante pour recouvrir un toit d’appentis ou des dalles pour faire une belle allée de jardin. L’entreprise payait bien ; elle offrait les éléments défectueux.
Eternit. Un nom fait pour durer, un nom pour dire la solidité de ce matériau qui résiste au feu et au temps. A Casale Monferrato, depuis des décennies, on fabriquait du ciment grâce aux nombreuses carrières de marne de la région. Quand, en 1906, la première usine Eternit voit le jour, c’est une manne. Mélangé au ciment, l’amiante, breveté cinq ans auparavant, va représenter pour la ville un nouvel axe de développement. On embauche. Bien sûr, on tousse. La poussière est partout. Nicola Pondrano se souvient. "J’ai traversé Casale une nuit, à 20 ans. Je n’ai pas oublié les traces que laissaient les pneus des vélos des ouvriers qui se rendaient à l’usine sur les routes recouvertes de poussière." En 1974, il est embauché. "Toi aussi tu es venu mourir ici ?", lui demande un vieil ouvrier.
On tousse et déjà on meurt. Dès 1938, l’Allemagne nazie identifie le lien entre l’amiante et le cancer de la plèvre. En 1943, elle l’interdit. Mais à Casale, il faut vivre, travailler. "On savait qu’on pouvait tomber malade en travaillant à l’Eternit. Mais on ne pensait pas qu’on pouvait en mourir", raconte Elisabetta Dorato, dont la mère est morte en 1992. Au début des années 1970, l’entreprise passe aux mains d’un actionnaire belge, qui la cède, en 1974, à la famille Schmidheiny, un géant de l’amiante. Dans le même temps, des dizaines de recherches et de colloques attestent de la dangerosité de l’amiante. Pourquoi avoir poursuivi cette activité en connaissant les risques ? Pour l’avocat de Stephan Schmidheiny, son client "a investi dans la sécurité 72 milliards de lires. Dans les années 1970, c’était une somme énorme".
Pietro Condello a des yeux incroyablement bleus, bleus comme le bleu de travail, frappé du logo Eternit qu’il a revêtu à chacune des dizaines d’audiences. Atteint d’asbestose, il dort avec trois oreillers sous la nuque et une bouteille d’oxygène à côté de lui. Embauché en 1966, il raconte : "On ne nous a rien dit. Je travaillais à la réception des matières premières. On traitait l’amiante à mains nues.
Parfois un mouchoir sur la bouche pour se protéger. La seule mise en garde a été pour nous dire d’arrêter de fumer, car cela pouvait provoquer des maladies graves. On nous recommandait aussi de boire beaucoup de lait. Ceux qui se plaignaient étaient envoyés dans des postes plus durs encore. Entre nous, on appelait l’un d’eux le Kremlin. Dans mon atelier, on travaillait à trente. Aujourd’hui, nous sommes deux à être encore vivants." Il n’a jamais été voir ses amis mourants à l’hôpital : "Ça me fait peur."
Des histoires comme ça, pour les entendre, il suffit de se rendre entre l’église et le château de Casale Monferrato. Quelques pièces, quatre ordinateurs, c’est ici que siège l’Association des familles de victimes de l’amiante, fondée en 1995. Ici que se prépare la dernière manche du combat contre le "Belge" et le "Suisse" comme on appelle Jean-Louis Marie Ghislain de Cartier de Marchienne et Stephan Schmidheiny. Jeudi 9 février, dans la petite pièce du rez-de-chaussée, on remplit les cars. Dix-huit partiront lundi pour le tribunal de Turin.
La présidente de l’association, Romana Blasotti, sera du voyage malgré ses 83 ans. Pour elle, l’amiante a tourné au carnage. Son mari, sa soeur, sa fille, un neveu, un cousin sont morts en quelques années. "Si je pouvais avoir le Belge et le Suisse en face de moi, dit-elle, je leur dirais : mais jamais, ne serait-ce qu’une seule fois, il ne vous est venu à l’esprit que vous faisiez mourir des gens juste pour arrondir votre compte en banque ?
J’aimerais qu’une fois dans leur vie, ils puissent suivre l’agonie d’un malade du mésothéliome du début à la fin. Il n’y a que comme ça qu’ils pourraient comprendre." Ni Jean-Louis Marie Ghislain de Cartier de Marchienne ni Stephan Schmidheiny n’entendront cette question : ils ne se sont jamais rendus au tribunal. Le premier évoque son grand âge ; le second, classé dans le top 400 des fortunes mondiales, vit sous le soleil du Costa Rica.
Mais, une fois le verdict prononcé, on continuera à mourir d’amiante à Casale Monferrato. 58 personnes sont mortes de mésothéliome en 2011. Parmi elles, quarante n’avaient jamais travaillé à l’Eternit. Autant sont à prévoir chaque année jusqu’en 2020 quand le pic de la contamination sera atteint. C’est la loterie de la mort. La plus petite toux, la moindre douleur au dos, un essoufflement sont une angoisse immédiate. Certains se précipitent chaque semaine à l’hôpital pour se faire examiner, d’autres préfèrent nier le danger. Fuir ? Trop tard. Le temps d’incubation de cette forme de cancer est si long (parfois quarante ans) que cela ne servirait à rien.
Antonella Granieri, psychanalyste et professeur de psychologie clinique à l’université de Turin, se consacre aux survivants. Pendant toute l’année 2009, elle a suivi une fois par semaine des groupes plurifamiliaux pour les aider à affronter la menace, leur deuil et leur culpabilité d’avoir accepté qu’un proche aille travailler à l’Eternit. "Le stress des survivants est énorme, dit-elle. Il se manifeste par des troubles du sommeil, des crises d’angoisse et une perte de confiance en soi.
On se reproche de ne pas avoir été assez vigilant. La lutte menée par les membres de l’association a provoqué la formation d’une résilience collective. Mais lundi, chacun devra se retrouver face à sa douleur, face à son destin de survivant à durée déterminée." Conçu pour durer deux ans, ce programme de psychothérapie a coûté 40 000 euros. Il s’est arrêté au bout d’une année après que la région du Piémont eut retiré son financement.
Aujourd’hui, il ne reste presque rien d’Eternit à Casale Monferrato. L’usine, fermée en 1986, a été détruite. La ville a dû racheter elle-même le site pour le bonifier, une opération pour laquelle les anciens propriétaires n’ont pas donné un sou. En 1987, le maire a interdit l’amiante sur tout le territoire de la commune. En 1992, l’Italie l’a banni à son tour. Cette tragédie a changé le destin des hommes et de la ville. La cité-martyre est redevenue une bourgade moyenne.
Endettée, elle était prête à accepter une offre de 18 millions d’euros de la part de Stephan Schmidheiny pour se retirer du procès. Une façon de tourner la page. Sur son site Internet, l’industriel se présente aujourd’hui comme un "businessman" philanthrope et amateur d’art, paladin de l’environnement. Il vante son rôle de conseiller auprès de Bill Clinton et ses missions pour l’ONU. Lui aussi voudrait tourner la page. Mais comment oublier Eternit quand la mort s’acharne à Casale Monferrato, insaisissable comme une poussière d’amiante ?
Article tiré du quotidien Le Monde du 13 février 2012