Tiré de Orient XXI.
« Que le dernier à partir éteigne la lumière ! » « Adieu mon Rif, bienvenue l’Espagne ! » À bord des rafiots qui s’éloignent des côtes du Maroc, les jeunes Marocains, souvent adolescents, s’interpellent, s’embrassent et rient en criant ces mots d’adieu. Parfois les phrases qu’ils prononcent en s’élançant dans la mer sont plus politiques : « Plutôt morts que soumis » ou « Mourir avec dignité plutôt que vivre humiliés », et traduisent la rage de toute une jeunesse. Le début de la traversée de la Méditerranée est souvent une fête qu’on célèbre et qu’on filme avec les téléphones portables pour ensuite diffuser la vidéo sur les réseaux sociaux. C’est la meilleure des publicités pour ceux qui, restés au pays, hésitent encore à prendre le large.
Plus à l’est, à quelques encablures de la mer d’Alboran qu’empruntent surtout les Rifains — mais aussi bon nombre d’autres Marocains et des subsahariens —, d’autres bateaux de fortune, plus petits et moins nombreux, quittent régulièrement cet automne les côtes de l’Algérie vers celles de Murcie ou d’Alicante, voire des Baléares. Là aussi les jeunes se filment et s’époumonent devant la caméra : « L’Algérie, je vous la lègue ! »
La quasi-fermeture de la route migratoire en Méditerranée centrale, entre la Libye et accessoirement la Tunisie et l’Italie, en baisse de 87,6 % par rapport à 2017 (22 000 immigrés irréguliers jusqu’à fin octobre dernier), a eu comme conséquence une augmentation de la pression sur la partie plus occidentale du Mare Nostrum. L’Algérie a tenu le coup et arrive plus ou moins à contrôler encore ses côtes. Au Maroc c’est l’explosion. Bien que ce ne soit pas un État failli, c’est devenu un peu la nouvelle Libye. L’Espagne s’est muée quant à elle en principale porte d’entrée de l’immigration irrégulière en Europe, devançant largement l’Italie et la Grèce.
Depuis le début de l’année 2018 et jusqu’au 31 octobre, 53 382 harraga (sans papiers) sont arrivés en Espagne, d’après le ministère de l’intérieur espagnol. C’est déjà un record historique et l’année n’est pas encore terminée. Le ministère table sur plus de 60 000 fin 2018. Toutes les infrastructures d’accueil sont débordées au point que, faute de place, les migrants subsahariens ne sont plus systématiquement enfermés les deux mois prévus par la loi dans les centres d’internement pour étrangers (CIE) : ils sont directement remis aux ONG, voire même jetés à la rue après avoir été enregistrés, habillés et examinés par un médecin. Seuls les mineurs non accompagnés sont sûrs d’être pris en charge. Ils étaient 11 100 fin octobre en maisons d’accueil, à plus de 80 % Marocains.
Dans leur grande majorité (98 %), les clandestins proviennent du Maroc et ils ont débarqué sur les côtes de l’Andalousie. Leur nombre a augmenté de 200,5 % par rapport à 2017 qui était déjà une bien mauvaise année pour l’Espagne en matière migratoire. Le taux de mortalité des migrants en Méditerranée occidentale a aussi grimpé en 2017, passant de 0,7 % à 0,9 % cette année, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Les subsahariens sont les plus nombreux à faire la traversée, mais si l’on fait le décompte par nationalités les Marocains sont majoritaires. Ils représentaient, en janvier 2018, 17 % des arrivées par mer ; en septembre le pourcentage avait plus que doublé (36 %), selon des sources qui connaissent le dossier. Le ministère de l’intérieur espagnol se refuse, en effet, à préciser la nationalité des migrants pour ne pas froisser les autorités marocaines.
De bonnes chances d’être renvoyés
En réalité, le nombre de Marocains est bien plus élevé que ne le traduisent les statistiques. À la différence des subsahariens, qui se laissent volontiers arrêter par les forces de l’ordre quand ils foulent le sol espagnol sachant qu’ils ne seront probablement pas expulsés, Marocains et Algériens font tout pour ne pas se faire prendre. Eux ont de bonnes chances d’être renvoyés, quoi qu’à un rythme bien trop lent aux yeux de Madrid : pas plus d’une douzaine par jour en moyenne, selon les chiffres dévoilés au quotidien El País par Khalid Zerouali, à la tête de la direction de la migration et de la surveillance des frontières du ministère de l’intérieur marocain. Zerouali reconnaît ainsi que plus de la moitié des Marocains appréhendés par la police espagnole à leur arrivée ne sont pas expulsés.
À ceux qui s’introduisent en Espagne subrepticement, il faut ajouter aussi les saisonnières marocaines, embauchées régulièrement pour la cueillette des fraises dans la province de Huelva (sud-ouest). Malgré les précautions prises lors du processus de sélection au Maroc, environ 2 500 (16,5 %) des 15 134 travailleuses ne sont pas rentrées cette année au pays, une fois leur contrat expiré, renonçant ainsi à toucher une partie de leur salaire qui ne leur est versé qu’à leur retour. C’est un pourcentage record.
La police espagnole se refuse à donner une estimation du nombre de Maghrébins qui passent entre les mailles du filet sécuritaire. Une enquête de l’agence de presse espagnole EFE, publiée en juin dernier, révélait cependant qu’environ 250 000 Marocains étaient en situation irrégulière en Espagne. Près de 750 000 sont, en revanche, régularisés et plus de 200 000 ont obtenu la nationalité espagnole ces dernières années.
Une volonté massive d’émigrer
De ces chiffres il ne faut pas forcément conclure que les Marocains sont aujourd’hui bien plus nombreux à émigrer qu’il y a quelque trois ou quatre ans. Ils rejoignaient alors l’Europe via la Libye ou la Turquie, et certains s’efforçaient pendant l’attente d’apprendre à parler l’arabe avec l’accent syrien. Aujourd’hui ils prennent le chemin le plus court, celui qui les amène en Espagne que seulement 14 kilomètres séparent du Maroc dans le détroit de Gibraltar.
Ce qui est en revanche perceptible c’est que les Marocains manifestent massivement leur souhait d’émigrer et pas seulement dans les sondages d’opinion ou sur les réseaux. Les deux derniers weekends de septembre, de milliers de jeunes se sont concentrés sur les plages du nord du Maroc, entre Al-Hoceima et M’diq. Ameutés par de fausses rumeurs sur l’arrivée de barques qui les transporteraient gratuitement en Espagne, ils se sont mis à crier leur droit d’émigrer. Certains applaudissaient même l’Espagne. Ils venaient parfois de loin, d’Oujda ou de Taza. Certaines petites villes côtières étaient tellement saturées que la police en a interdit l’accès aux jeunes non résidents.
L’ancienne puissance coloniale du nord du Maroc est tout d’un coup devenue non seulement la terre promise, mais aussi un leitmotiv dans les revendications de la jeunesse marocaine. Deux jours après que la Marine royale marocaine eut tué, le 26 septembre, une étudiante de Tétouan, Hayat Balkacem, en partance pour l’Espagne, l’hymne national marocain a été hué au stade Saniat Ramel de la ville. Les fans de l’équipe locale ont aussi brandi le drapeau espagnol. Ils l’ont ensuite promené dans les rues en criant « Viva España ! », promettant de venger l’étudiante mitraillée et cassant du mobilier urbain. Quatorze d’entre eux viennent d’être condamnés le 25 octobre, pour, entre autres, « outrages aux symboles nationaux », à des peines de prison ferme allant de un à dix mois. Soufiane Al-Nguad qui avait convoqué la manifestation à travers Facebook a lui écopé de deux ans.
Face à l’augmentation de la pression migratoire, le Maroc a joué assez habilement sur deux tableaux. D’une part il n’a pas accru ses moyens de lutte contre l’émigration clandestine, laissant ainsi filer les harraga pour faire efficacement pression sur l’Espagne et l’Europe. La France a ressenti cette poussée. Au cours des dix premiers mois de l’année, la police des airs et des frontières a renvoyé en Espagne 9 038 immigrés, en majorité subsahariens, surtout à travers le poste-frontière d’Hendaye où les expulsions ont augmenté de 59 % par rapport à 2017.
Les croisières de Mohammed VI
Rabat renforce parfois la surveillance maritime quand l’enjeu en vaut vraiment la chandelle. En août 2018, par exemple, le roi Mohamed VI a emprunté le yacht Al-Luisial de l’émir du Qatar pour naviguer pendant deux semaines entre Tanger et Al-Hoceima. Alors que l’émigration vers l’Espagne suivait jusqu’au début de l’été une courbe ascendante, elle a baissé ce mois-là malgré le beau temps, pour reprendre de plus belle en septembre, selon les statistiques du ministère de l’intérieur espagnol. Sans doute cherchait-on à éviter que le luxueux bateau royal ne croise les radeaux pleins de harraga.
« Notre dispositif [de vigilance en mer] commence à être dépassé », se plaignait Khalid Zerouali début octobre, lors d’une interview avec l’agence EFE. Treize-mille hommes y participent et son budget se monte à 200 millions d’euros par an, selon lui. « La collaboration avec les voisins du nord est positive, mais elle doit se réadapter à l’urgence de la situation », ajoutait-il. « Nous avons besoin de matériaux, d’équipement et de ressources budgétaires. » Le dispositif dont parle le directeur de la migration et de la surveillance des frontières est peut-être débordé, mais il est aussi corrompu malgré les rotations de personnel imposées par Rabat. Un rapport du Bundesnachrichtendienst (BND, service secret fédéral allemand), dévoilé le 24 octobre par le quotidien Bild signalait que les passeurs d’hommes avaient de « bons contacts » avec les autorités locales et qu’ils réussissaient à savoir à l’avance les itinéraires et heures de passage des patrouilles côtières.
Quoi qu’il en soit, les vœux de Khalid Zerouali ont été exaucés. La diplomatie espagnole s’est démenée à Bruxelles, avec l’appui de Paris, pour que la Commission européenne débloque 140 millions d’euros que Rabat recevra en partie à travers des aides directes budgétaires, mais aussi dans le cadre de programmes de coopération. Pedro Sánchez, le président du gouvernement socialiste espagnol, l’a lui-même annoncé le 24 octobre au Congrès des députés. Le Maroc était pourtant déjà le pays d’Afrique du Nord le plus choyé par l’Union européenne.
Critiquer en priorité... l’Algérie
La générosité européenne a été payée de retour par le Maroc. À partir du 1er novembre les citoyens de trois pays africains : Guinée-Conakry, Mali et Congo-Brazzaville se sont vu imposer l’obtention d’une autorisation électronique consulaire, que la presse africaine décrit comme un « visa déguisé », pour pouvoir prendre l’avion jusqu’à Casablanca. Tous les candidats à l’émigration ne rentrent pas, tant s’en faut, par les frontières terrestres. Le but est de freiner les arrivées légales au Maroc de Subsahariens qui vont ensuite tenter de repartir illégalement sur l’Europe. Après les Marocains, les Guinéens et les Maliens sont les plus nombreux parmi les harraga qui débarquent en Espagne. Vu les liens privilégiés que Rabat cherche à établir avec l’Afrique subsaharienne, la décision n’a pas dû être facile à prendre.
L’exécutif socialiste espagnol fournit un soutien presque inconditionnel à son voisin du sud, car il est tétanisé par le Maroc. À ses yeux le royaume est indispensable pour contenir l’immigration irrégulière et lutter efficacement contre le terrorisme. Non seulement le gouvernement espagnol ne se plaint pas du déferlement des migrants, surtout depuis juin 2018, juste après l’investiture de Sánchez, mais il n’a pas non plus élevé la voix quand Rabat a fermé le 1er août, sans prévenir Madrid, la douane commerciale de l’enclave de Melilla. La décision unilatérale a fait suffoquer cette ville de 85 000 habitants. Prévue par le traité hispano-marocain de Fez de 1866, la douane a été ouverte peu après.
S’il s’agit de protester publiquement, c’est uniquement auprès de l’Algérie que l’Espagne le fait. En novembre 2017, Juan Ignacio Zoido, qui était à l’époque ministre de l’intérieur a annoncé à cor et à cri sa réunion avec l’ambassadrice algérienne à Madrid, Taous Feroukhi, pour la sermonner après l’arrivée d’une flottille de rafiots sur les côtes de Valence et de Murcie en rien comparable au flux en provenance du Maroc. Son successeur Fernando Grande-Marlaska a demandé en juillet à son homologue algérien Noreddine Bedoui de mieux surveiller sa frontière terrestre avec le Maroc pour empêcher les immigrés de la traverser.
Le départ discret de la bourgeoisie
L’autre tableau sur lequel jouent les autorités marocaines c’est celui d’entrouvrir la vanne de l’émigration pour faire baisser la pression sociale. Moins il y aura d’activistes ou même de jeunes mécontents à l’intérieur du pays, plus la paix sociale régnera. Quand au printemps 2017 la rébellion battait son plein dans le Rif, Rabat a quelque peu délaissé le contrôle de sa côte septentrionale pour se consacrer à la répression. Les arrestations, pratiquées surtout dans le Rif, ont dépassé le millier en 2017 selon le rapport de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) rendu public le 1er novembre, et plus de 800 Rifains ont été traduits en justice. Un an après la révolte était matée, mais bon nombre de jeunes Rifains — parfois des familles entières — ont continué à quitter le royaume par la mer, à partir des côtes de cette région, sans être inquiétés.
« Non, il n’y avait aucune surveillance sur la côte pendant toute la journée », est une phrase qui se répète dans la bouche de jeunes Rifains interrogés à leur arrivée par la police espagnole. Rabat résout ainsi un problème sur le court terme, mais peut-être pas sur le long. Depuis un peu plus d’un an l’exil rifain en Europe s’organise et se mobilise, surtout aux Pays-Bas, en France, en Belgique et en Espagne, où plusieurs partis politiques, nationalistes catalans et basques, mais aussi les membres et sympathisants du parti de gauche Podemos soutiennent les exilés. En Espagne, mais aussi en France et surtout aux Pays-Bas où les Rifains sont les plus nombreux parmi l’immigration marocaine, de petites fondations ont été récemment créées pour canaliser les dons et leur venir en aide. Cette immigration rifaine en Europe compte maintenant de nouvelles têtes pensantes et risque à l’avenir de donner du fil à retordre aux autorités marocaines.
De ce manque de vigilance sporadique qu’évoquent les rapports de police, non seulement les Rifains, mais également d’autres jeunes Marocains et des Algériens ont profité pour partir. Les subsahariens, eux, prennent généralement le large vers l’Espagne à partir des côtes méditerranéennes du Maroc situées plus à l’ouest quand ils n’essayent pas de sauter le grillage de Ceuta et Melilla. Presque 5 700 ont réussi cet exploit jusqu’à fin octobre.
À côté des harraga, une autre émigration plus discrète tourne aussi à plein régime : celle de la bourgeoisie marocaine qui, « comme les autres couches et classes de la population [vit] des moments de doute, de défiance », reconnaît Fahd Yata, directeur de l’hebdomadaire La Nouvelle Tribune, pourtant une publication thuriféraire de la monarchie alaouite. « On assiste depuis plusieurs mois à des mouvements migratoires vers des cieux estimés plus cléments », constate-t-il. « L’Espagne, et tout particulièrement l’Andalousie, sont donc des refuges pour le gratin de la société marocaine ». Il évalue à plus de 350 000 les propriétés appartenant à des Marocains dans le sud de l’Espagne. Son estimation est invérifiable, mais il est vrai que les agences immobilières espagnoles reconnaissent que les acheteurs marocains ont contribué à atténuer la crise du secteur.
En bon apôtre du système politique marocain, Yata trouve que cette bourgeoise est pour le moins déloyale envers le Maroc. « Ce phénomène de sauve-qui-peut n’étonne guère de la part d’une classe sociale qui, partout dans le monde, ne s’est vraiment pas illustrée par son patriotisme ! », conclut-il.
Ignacio Cembrero : Journaliste espagnol, il a couvert le Maghreb pour le journal El País pendant quatorze ans. Il travaille à présent pour le quotidien concurrent El Mundo. Il est l’auteur de Vecinos alejados (Galaxia Gutenberg, 2006), un essai sur les relations entre le Maroc et l’Espagne.
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