14 août 2023 | tiré de mediapart.fr | Photo : Javier Milei et sa sœur Karina, le 13 août 2023 à Buenos Aires. © ALEJANDRO PAGNI / AFP
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Avec ses favoris et ses cheveux fournis, Javier Milei, le candidat arrivé en tête, à la surprise générale, des primaires argentines, a des allures de chanteur de pop anglaise des années 1960. Ce n’est pas un hasard, car cet économiste de 52 ans aime Winston Churchill, les Rolling Stones et, bien sûr, Margaret Thatcher.
Celui qui, dans sa jeunesse, a joué comme gardien de but professionnel dans l’équipe de Chacarita Juniors a en effet rapidement choisi les études d’économie. Diplômé de l’université de Belgrano, il a rejoint la banque britannique HSBC et le World Economic Forum (le forum de Davos).
Mais, dans les années 2010, il a compris que son terrain de jeu serait médiatique. Sa critique du monde politique argentin et des choix économiques de ses représentants plaît rapidement aux médias locaux autant que sa brutalité dans le débat. Javier Milei devient une figure incontournable de la télévision et de la radio argentine, et bientôt d’Internet.
Javier Milei a adopté une position libertarienne en économie. Il défend les positions de l’école autrichienne, notamment celles de Friedrich von Hayek, ce qui lui permet d’attaquer de front l’étatisme du péronisme façon Cristina Kirchner, mais aussi les pusillanimités de la droite façon Mauricio Macri, président de 2016 à 2020.
En 2021, alors que l’Argentine se remet à peine de la crise sanitaire, Javier Milei se lance en politique, avec le même leitmotiv. Soutenu par l’influenceur argentin le plus connu, Emmanuel Danann, connu pour son anti-communisme viscéral, il parvient à se faire élire à la Chambre des députés.
Jouant sur sa notoriété, son image de « disrupteur » et de « provocateur » et sa présence sur Internet, il devient rapidement une figure incontournable de la politique argentine. Son principal argument est simple : depuis toujours, il est « hors système ». Il n’est pas issu d’un des deux grands blocs de la politique argentine et il les a toujours rejetés. Il les a même réduit à un terme, la « caste » contre laquelle il veut lutter. De quoi se forger l’image d’une vraie alternative dans un pays où l’inflation élevée est endémique.
Cette inflation est une bénédiction pour Javier Milei. C’est dans la lutte contre l’inflation que les économistes libertariens croient disposer d’un avantage considérable. Pour eux, l’inflation est nécessairement le fruit d’une perturbation externe à l’échange, c’est le produit de l’immixtion du politique dans l’économique.
Or, en Argentine, les deux blocs ont échoué à maîtriser le phénomène. Javier Milei y voit la preuve que le rejet du système politique argentin passe nécessairement par la refonte de son système économique, précisément parce que les hommes politiques ont toujours refusé cette refonte.
Un programme libertarien extrême
Javier Milei a donc fait campagne en grande partie sur la question économique en proposant un « big bang libéral au carré ». Son programme est des plus radicaux, même si c’est le bréviaire habituel de l’école autrichienne. D’abord, couper à vif dans les dépenses publiques. Alors que le FMI et le gouvernement s’écharpent sur l’ampleur des baisses de budget, Javier Milei se moque des demandes du Fonds de Washington. « Ce que demande le FMI est minuscule au regard du plan d’austérité que je propose »,proclame-t-il au Financial Times.
La baisse des dépenses publiques s’accompagnera de privatisations massives, mais aussi de la fin de la gratuité dans la santé et l’éducation. Dans la santé, les prestations gratuites deviendront payantes et dans l’éducation, un système de « bons » remplacera le système obligatoire et gratuit actuel.
Cette proposition mérite qu’on s’y arrête, tant elle traduit la volonté de marchandisation à l’extrême que propose le candidat argentin. Pour lui, le système d’école obligatoire est un échec. Il propose donc de donner des « chèques éducation » (« vouchers ») aux parents pour pouvoir payer ensuite des écoles qui devront entrer en compétition entre elles pour attirer le plus d’élèves et être rentables. Au lieu de financer l’offre éducative, il propose donc de financer la demande pour rendre les écoles les plus compétitives possible.
Pour le reste, le programme de Milei est classique : flexibilisation maximale du marché du travail, baisse massive des impôts, politique monétaire ultra restrictive. Sur ce point, Javier Milei va jusqu’à proposer la « dollarisation » de l’Argentine, autrement dit le remplacement du peso par le dollar des États-Unis. Cette perspective est très audacieuse, mais aussi très dangereuse.
Jusqu’à présent, la dollarisation est le fruit d’économies très dépendantes du flux de capitaux étasuniens ou d’exportations en dollar. Ce sont souvent de petites économies, comme le Panama ou le Salvador. La plus grosse économie dollarisée est aujourd’hui l’Équateur dont le PIB est cinq fois inférieur à celui de l’Argentine et qui, depuis dix ans, va de crise en crise.
Si l’Argentine adoptait le dollar, elle réduirait nécessairement rapidement l’inflation, dans la mesure où la masse monétaire serait déterminée par le flux de dollars et non plus par la politique monétaire argentine. Mais cela obligerait le pays à dégager des excédents courants, ce qui est plutôt une exception pour ce pays (il a actuellement un déficit de 0,7 % du PIB), et de se faire payer en dollars (alors que le pays dépend de plus en plus du commerce chinois).
Les échecs du marché, ça n’existe pas.
Globalement, pour attirer les dollars, les banques argentines devraient augmenter leurs taux au-dessus de ceux de la Fed (Banque centrale américaine), et l’économie serait à la merci de la politique monétaire étasunienne. L’économie dépendrait alors des flux d’investissements étrangers et n’aurait plus aucune prise sur sa production. C’est ce type de problèmes qui déchire aujourd’hui l’Équateur. Javier Milei a, il est vrai, pour modèle l’Irlande, ce qui suppose évidemment un changement radical de modèle économique pour l’Argentine et des déséquilibres sociaux majeurs.
Dans un entretien au Financial Times publié le 6 août dernier, Javier Milei est clair et net : « Les échecs du marché, ça n’existe pas. » C’est donc un fondamentaliste du marché. Il est le symptôme d’un mouvement plus large que l’on voit apparaître ailleurs dans le monde, comme par exemple au Japon avec leparti de l’Innovation (Ishin) qui pourrait aussi créer la sensation lors des prochaines élections générales nippones en 2025 ou encore en France avec Éric Zemmour.
Dans la crise actuelle du capitalisme, le vieux consensus néolibéral où pouvaient se retrouver néokeynésiens, néoclassiques et libertariens se fracture. La partie libertarienne prend de plus en plus son autonomie en accusant la partie néokeynésienne d’être à la source des échecs actuels en raison de l’importance qu’elle continue de donner à l’État et aux banques centrales. Le mouvement des cryptos a engagé cette critique qui désormais devient politique. La solution à la crise du néolibéralisme, qui était un régime où l’État restait central, quoique au service du capital, est de tout transformer en marchés.
Cette nouvelle droite libertarienne tend à venir de plus en plus fusionner avec certaines obsessions des ultra-conservateurs dans le domaine de la société. Javier Milei est contre l’avortement et l’éducation sexuelle obligatoire et propose de régler les problèmes de sécurité par la libéralisation du port d’armes, la « militarisation » des prisons ou encore l’expulsion immédiate des étrangers délinquants.
Un personnage trouble, mais très populaire
Javier Milei est un personnage très particulier. Dans un livre publié en juillet et titré El Loco (« le fou »), le journaliste Juan Luis González fait le récit des obsessions ésotériques du candidat. Traumatisé par la mort de son chien Conan en 2018, il s’est lancé dans un clonage qui lui a donné six chiens. Détail amusant, quatre de ses chiens ont des noms des économistes référents de Milei : Murray (pour Murray Rothbard, économiste anarcho-capitaliste disciple de Ludwig von Mises), Milton (pour Milton Friedman, le père du monétarisme), Robert et Lucas (pour Robert Lucas, le fondateur de l’école des nouveaux classiques).
Un des six chiots est mort et ferait, désormais, fonction de « canal de lumière » pour lui permettre de discuter avec des économistes morts ou recevoir les visites du Christ. Sa sœur Karina, adepte des tarots, entre autres, jouerait d’ailleurs un rôle majeur dans la vie du libertarien.
Cet aspect vient se mêler à d’autres, encore plus troublants. Les accusations se sont succédé au cœur de la campagne, de celles de ventes de candidatures à celles d’une jeune militante à qui il aurait proposé un avancement dans le parti moyennant des faveurs sexuelles.
Mais toutes ces accusations n’ont rien changé. Elles semblent même renforcer le caractère « différent » et « provocateur », donc « anti-système » de Javier Milei qui a beaucoup de succès parmi les jeunes. Et c’est sur eux, comme sur les populations oubliées des provinces rurales, qu’il a forgé ses 30 % obtenus ce dimanche 13 août lors des primaires.
Dans certains cas, le rejet du système est si fort que le reste passe au second plan. Javier Milei profite de cette aubaine. Souvent comparé à Jaïr Bolsonaro ou à Donald Trump, l’Argentin est en réalité d’une autre nature. Il fait davantage penser au président salvadorien pro-Bitcoin Nayib Bukele. C’est un authentique extrémiste du marché, là où le Brésilien et l’Étasunien pouvaient critiquer des aspects du néolibéralisme.
Il est en quelque sorte, la phase suivante de la droite extrême dans le contexte de crise néolibérale : la critique économique radicale de l’État au service de l’ordre social et du capital national. Pour l’instant, il est une exception. Mais le voici aux portes de la Maison Rose, le siège de la présidence argentine. Et son succès pourrait faire des émules ailleurs, y compris en Europe.
Romaric Godin
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