Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Israël-Palestine. « A chaque round de combat à Gaza, plus de “dommages collatéraux” et plus d’inanité »

Des termes tels que « dommages collatéraux » et « proportionnalité » ne tiennent pas compte des civils dont les vies ont été enlevées dans le dernier cycle inutile de douleur et de souffrance.

Tiré d’À l’encontre.

Pour cette femme de 87 ans, malade dans sa maison de Khan Younès [ville située dans le sud de la bande de Gaza], les 75 dernières années se sont réduites à un seul moment remontant à avril ou mai 1948 [Nakba]. C’est à ce moment-là qu’elle et sa famille ont dû fuir leur maison de Jaffa après qu’elle a été bombardée par les forces militaires pré-étatiques de l’Etzel [Irgoun, organisation de la droite sioniste créée en 1931 dirigée par Menahem Begin dès 1943] et de la Haganah [organisation dite d’autodéfense dans la Palestine mandataire britannique dirigée dès les années 1930 par Ben Gourion]. Ils pensaient rentrer chez eux au bout de deux ou trois jours, une semaine ou deux tout au plus.

Mardi 9 mai, elle a surpris sa famille en se réveillant d’un coma de deux jours. Ses enfants ont compris, à travers ses marmonnements, qu’à son réveil, elle pensait être à nouveau la petite fille de 12 ans, une fillette dont le monde avait été alors bouleversé en l’espace de quelques heures.

« Cela n’a rien à voir avec les récents attentats. Je ne pense pas qu’elle sache qu’il y a une nouvelle guerre », m’a dit sa petite-fille. « C’est courant. Même lorsque nos aînés perdent la mémoire, ils se souviennent d’eux-mêmes pendant la Nakba. Alors je me suis dit que peut-être, quand je serai vieille et atteinte d’Alzheimer, je ne me souviendrai de rien d’autre que de cette terrible guerre en 2008, quand j’avais 12 ans. »

Nous avons ici tout ce qu’il faut pour faire une remarque factuelle sur la Nakba en cours. Non pas une remarque comparative, argumentative ou narrative, mais un simple fait : la Nakba, un désastre de dépossession et d’expulsion, n’a pas cessé un seul instant depuis que nous avons transformé le peuple palestinien en une nation de réfugié·e·s. Et les Palestiniens et Palestiniennes – comme c’est « agaçant » – refusent de s’adapter ou de se plier à cette réalité. C’est le point de départ nécessaire pour comprendre les facettes politiques, militaires et sociales de la situation israélo-palestinienne.

Mais les oncles de ma jeune interlocutrice sont préoccupés par un problème plus prosaïque. Leur mère a un rendez-vous pour une dialyse, mais ils ont peur de la conduire à l’hôpital. Et si les FDI (« Forces de défense israéliennes ») captent l’image d’une voiture depuis l’un de leurs drones en vol stationnaire au-dessus de Gaza et que le commandant en charge décide que toute personne conduisant à cette heure-ci doit être un lanceur de roquettes, et donc qu’un missile doit dès lors être tiré sur elle ?

Un agent du Hamas qui n’est pas membre de l’aile militaire de l’organisation m’a dit un jour avec fierté : « Pendant la première Intifada, nous avons jeté des pierres – mais maintenant, nous avons des roquettes. » Pour notre part, nous, Israéliens, avions le mortier artisanal Davidka [utilisé en 1948], et aujourd’hui nous avons le genre de bombes et d’avions militaires que la censure militaire nous interdirait de nommer. Chaque camp se vante du développement et de l’efficacité de ses armes, mais les organisations palestiniennes vivent dans un déni constant alors que l’écart entre leur arsenal et celui d’Israël ne cesse de se creuser.

« Je m’apprêtais à dormir. Soudain, j’ai ressenti des ondes de choc. Comme un tremblement de terre. Ce n’est qu’ensuite que le son a suivi », a déclaré la petite fille – que je connais depuis qu’elle est enfant – à propos des bombardements de mardi matin. « J’ai pensé que, comme toujours, les Juifs bombardaient des zones ouvertes, des bases vides du Djihad ou du Hamas. » Elle a utilisé un terme blessant pour moi, qui est couramment utilisé par les Palestiniens, ne ressentant pas le besoin de remplacer « les Juifs » par « l’armée » par égard pour moi.

« Dans les cas passés, nos organisations de résistance tiraient sur Israël et savaient qu’aucun Israélien ne serait tué », a-t-elle poursuivi. « L’armée bombardait et savait qu’aucun Palestinien ne serait tué », a-t-elle ajouté. « Chacun répondait à l’autre et nous pouvions revenir à la normale. »

C’est pourquoi le choc a été si grand cette fois-ci. « Quinze minutes seulement après le bombardement, nous avons commencé à entendre des informations selon lesquelles des femmes et des enfants avaient été tués. Mon amie et sa famille vivent dans le même immeuble que la famille du commandant du Djihad islamique, Tareq Izzeldeen. Ils se trouvaient dans l’appartement lorsque la maison a été bombardée, mais ils n’ont heureusement pas été blessés. Par contre, tout leur appartement est en ruine. Il est complètement détruit. Mon ami a quitté l’appartement et a vu des cadavres dans les escaliers. »

Ses propos rappellent l’inimaginable résilience des Palestiniens. « Nous sommes des héros malgré nous », m’ont dit mes amis de Gaza en 2008, 2012, 2014, 2021 et à de nombreuses occasions entre-temps, lors d’invasions militaires et d’attaques qui n’ont pas reçu le titre de « guerre ». Pourtant, à chaque guerre, cet « héroïsme réfractaire » devient plus difficile.

Je discutais avec cette jeune amie mercredi 10 mai en début d’après-midi, alors que les lance-roquettes du Djihad islamique étaient encore silencieux et que les alarmes de missiles n’avaient pas encore interrompu les émissions de la radio israélienne. « Tout le monde s’attend à ce que le Djihad réagisse », dit-elle. « La vue des enfants assassinés par Israël a choqué tout le monde. »

Je lui ai demandé, comme si elle était une experte du Djihad islamique ou une stratège militaire, pourquoi elle pensait qu’ils ne réagissaient pas. « Maintenir les Israéliens dans la peur est aussi une arme », a-t-elle expliqué. « Le problème, c’est que nous avons également peur. L’attente est parfois plus difficile que le moment même de la frappe. Je pense aussi que le Djihad islamique doit réagir. Mais je ne souhaite pas une nouvelle guerre. »

C’est un témoignage de première main des contradictions internes dans le cœur de chacun. Je n’ai pas remarqué si elle a dit que le Hamas devait également réagir. En tant que parti au pouvoir, le Hamas a des considérations différentes de celles de la petite organisation militaire. Le Hamas n’aime pas la comparaison, mais il est passé par des étapes similaires à celles que son rival, le mouvement Fatah, a traversées au cours de la deuxième Intifada. Le Hamas ressent également la contradiction et la tension entre un mouvement de libération et un gouvernement au pouvoir avec des fonctionnaires et la responsabilité de payer les salaires et d’entretenir les écoles.

Une autre amie de la jeune femme à qui je parlais a survécu au cancer, après de nombreux traitements et un amour inébranlable pour la vie. Un rendez-vous a été fixé pour elle mercredi 10 mai, dans un hôpital de Jérusalem. Il a été coordonné après de nombreux efforts et après que l’Autorité palestinienne a garanti la prise en charge des coûts du traitement. Mais les points d’entrée en Israël étaient fermés. « Combien d’autres patients qui devaient se déplacer pour recevoir un traitement vital n’ont pas pu le faire ? » se demande mon amie.

Le procureur général d’Israël, Gali Baharav-Miara, qui a approuvé l’assassinat des hauts responsables du Djihad islamique et de leurs familles, a dû penser en des termes tels que « dommages collatéraux » et « proportionnalité ». Mais ces « dommages collatéraux » et « proportionnels » sont les civils dont les vies ont été enlevées, et de nombreux autres épisodes de douleur et de souffrance. Tous ceux qui ont été blessés et traumatisés à vie ; tous ceux qui auront besoin de traitements contre le stress et l’anxiété et contre le diabète qui pourrait se développer en raison de leur inquiétude et de leur peur ; tous ceux qui souffriront de dépression, d’apathie, d’une perte de jours d’école et même de mois sans éducation ; tous les traitements médicaux qui ont été reportés ou annulés. Et tout cela sans parler de l’immense dévastation matérielle.

L’écriture est un acte humain qui combine la logique et l’apprentissage, l’expérience et la créativité pour transmettre un message clair et éclairant. Mais il est difficile de faire appel à la créativité, encore et encore, pour décrire la destruction. Il est difficile de décrire la logique qui sous-tend chaque série de pilonnages, de bombardements, de tirs et de meurtres.

Que cette logique soit dictée par des considérations politiques et organisationnelles momentanées, des plans militaires à long terme ou des considérations nationales et patriotiques, lorsque la logique est si illogique, les mots manquent.

Article publié dans le quotidien israélien Haaretz, le 11 mai 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre.

Amira Hass

Amira Hass est journaliste pour ce quotidien, elle a longtemps été correspondante à Gaza et dans les territoires occupés. Deux de ses livres ont été traduit en français, aux Editions La Fabrique, retraçant les conditions d’existence et les questions politiques des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie dans les années 1990 et le début des années 2000 : Boire la mer à Gaza (2001) et Correspondante à Ramallah : 1997-2003 (2004).

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