Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Mobilisations des femmes contre les agressions sexuelles

Irène Kaufer : Le silence des loups

Scoop ! Incroyable ! Mais qui aurait pu l’imaginer ! Ces jours-ci, voilà que les médias du monde entier semblent découvrir que le harcèlement et les agressions sexuelles, ça ne se passe pas seulement sur la place Tahrir au Caire, dans le quartier Anneessens à Bruxelles, du côté de La Chapelle à Paris, devant la gare de Cologne, ou… (à compléter selon son lieu de résidence et ses sensibilités particulières), mais aussi, eh oui, à Hollywood, le temple du rêve et du glamour ; et que les agresseurs ne sont ni pauvres, ni réfugiés, ni déformés par une « autre culture », ni victimes de cette « misère sexuelle » brandie par les un.e.s comme un excuse et par d’autres comme une accusation…

Tiré du blogue de Christine Delphy.

Bref, les médias découvrent qu’une agression sexuelle n’est pas le résultat de la « pulsion irrépressible » d’un pauvre gars en manque et sans grandes ressources matérielles et intellectuelles, mais d’un rapport de pouvoir froidement calculé. Enfin bon, tous ne poussent pas l’analyse jusque là, certains en restent à considérer les prédateurs comme des « malades », la preuve c’est qu’ils se soignent (mais pas avant inculpation).

Vous l’avez compris, je fais allusion à l’« affaire Weinstein », ce producteur américain qui, depuis des dizaines d’années, s’est fait les dents (et le reste) sur de jeunes femmes en son pouvoir, et la liste ne fait que s’allonger. Ici les victimes sont des actrices, souvent connues, des femmes brillantes, apparemment fortes, et pourtant au mieux elles ont fui, certaines ont mis d’autres en garde, mais elles n’ont pas parlé, pas dénoncé avec fracas ni cassé la figure à cette crapule. Alors bien sûr, de bonnes âmes font mine de s’en étonner : mais pourquoi ce silence… ? 

Indulgence sociale

Et non, il ne s’agit pas « seulement » de la peur de perdre son emploi, ou de ne pas obtenir un rôle ; les rapports de pouvoir et de sexe vont bien plus loin. Il y a la sidération qu’éprouve souvent une femme agressée sexuellement, il y a la honte – oui, sa honte à elle, d’où la force de ce slogan : « La honte doit changer de camp ! » – il y a le peu de soutien trouvé à l’extérieur, il y a une sorte d’« indulgence sociale » » qui fait qu’en 2013 encore, lors de la cérémonie des Oscars, les comportements de Weinstein, bien connus à Hollywood, ne faisaient l’objet que de plaisanteries (à Cannes, on le surnommait le « porc », mais rien n’était fait pour l’arrêter).

Et quand elles parlent, on ne les écoute pas, comme le dénonce l’actrice Rose Mc Gowan.

Mais pourquoi faudrait-il que seules les femmes parlent, alors qu’elles sont déjà victimes, déjà fragilisées ? Où étaient les hommes, où sont-ils aujourd’hui… ? Certaines de leurs déclarations sont accablantes – pour eux. Allez, citons-en quelques-uns.

Quentin Tarantino, son ami depuis 25 ans : « J’ai besoin d’un peu de temps pour prendre du recul pour me remettre de ma souffrance, de mes émotions et de ma colère. Je parlerai ensuite publiquement » (pauvre chou, on compatit avec sa souffrance).

Oliver Stone, qui ne s’en laisse pas conter : « S’il a enfreint la loi, ça se saura. Pour moi, un homme ne devrait pas être condamné par un système de justiciers ». (c’est vrai, c’est peut-être un complot, y en a une qui dénonce et les autres en profitent pour se faire mousser, quelle gloire de pouvoir se dire victime d’une agression sexuelle !)

Woody Allen, lui-même accusé d’abus contre l’une de ses filles adoptives, met en garde contre le risque d’une « chasse aux sorcières » : « Vous ne voulez pas que tout homme qui fait un clin d’oeil à une femme au travail doive aussitôt appeler un avocat pour se défendre » (entre un viol et un clin d’oeil, c’est sûr que la frontière est mince)

Allez un petit dernier pour la route, Omar Sy, vous savez, celui des « Intouchables » : « Je le connais, bien sûr, car c’est lui qui a distribué Intouchables aux États-Unis et c’est lui qui m’a présenté à mon premier agent. Il est énorme ! » Se déclarant surpris, il n’a pas voulu « le charger encore plus » déclarant simplement que « ça se savait qu’il aimait les femmes… » (voilà : harceler, violer, c’est « aimer les femmes ». Protégez-nous de ceux qui nous « aiment », ceux qui nous détestent, on s’en charge…)

Ceci va au-delà de l’indulgence, on pourrait parler del’insupportable solidarité des mecs entre eux.

Pas au sérieux 

Mais il ne faut pas que Weinstein soit le pénis qui cache la forêt de couilles. Forêt de ces hommes plus ou moins célèbres, les Polanski, les Baupin, les DSK – leurs victimes, elles aussi, se sont longtemps tues, jusqu’à ce que d’autres scandales éclatent – ou encore, tiens, Julian Assange, ce héros des altermondialistes. Mais aussi forêt de tous ces « gagne petit » du pouvoir, les rédac’chefs, responsables de rayon, professeurs, propriétaires, et puis ces policiers qui n’écoutent pas, ou si mal, ou qui prennent les femmes si peu au sérieux. Un exemple ? En ce début octobre, à Liège, une étudiante a été tuée par un voisin, violeur multirécidiviste. On apprend qu’elle s’était déjà rendue à la police (sans porter explicitement plainte) après avoir trouvé l’homme tout nu sur son palier. Et ce signalement n’est jamais arrivé jusqu’à la justice. Il est toujours risqué d’interpréter sans connaître tout le dossier, mais quand même : il est probable que le policier qui a reçu la jeune femme n’a pas considéré que le fait de se présenter tout nu à la porte de sa voisine était assez grave pour vérifier les antécédents du monsieur. Alors qu’elle était assez effrayée pour ne plus vouloir dormir seule.

Ben oui, quoi, c’est connu, les femmes ont peur de tout, des souris, des petites gifles de rien du tout, des monsieurs tout nus sur leur palier… Où irait-on si on les prenait au sérieux ? 

Et si j’ai l’air en colère, eh bien, c’est parce que je le suis. Et je le suis parce qu’il y a trop de copines autour de moi qui ont vécu ce type de situation, du harcèlement de rue à l’agression en famille, parfois jusqu’à ce que la loi définit comme « viol », et qui n’ont jamais parlé, ou longtemps après, et qui n’ont pas été entendues, ou alors « mal entendues », moquées, ignorées, sommées de se taire, pour ne pas gâcher la vie ou la carrière d’un bon copain, d’un grand artiste, d’un type bien qui a juste « dérapé » un soir de beuverie…

Et que oui, moi aussi j’ai vécu quelque chose de ce genre.

Et que non, moi non plus je n’ai rien dit.

Cette histoire accablante est aussi exemplaire de ce que représente le harcèlement sexuel dans la vie des femmes. Et aussi de ce qui réunit toutes les femmes, au-delà des différences d’origine ou de classe sociale.

Aujourd’hui le scandale éclate. Enfin. Si au moins cela pourrait changer quelque chose, y compris pour les caissières de supermarché, les infirmières et les femmes de ménage…
 
Post-scriptum sans aucun rapport, quoique : 

Dans le Monde du 12 octobre, on peut lire un article instructif sur le sexisme dans le milieu des économistes, où la sous-représentation, voire l’invisibilité des femmes est particulièrement flagrante. Et où les hommes entre eux s’en donnent à coeur joie.
Extraits :

« Alice H. Wu, étudiante à Berkeley (Californie), a jeté un pavé dans la mare : son mémoire de master, publié en août, passe en revue les milliers de conversations tenues sur un forum professionnel célèbre parmi les économistes américains, Econjobrumors.com. Elle a ainsi isolé les trente mots les plus utilisés pour évoquer les femmes du secteur. Le résultat est glaçant : « chaude », « salope », « vagin », « anal », « sexy », « seins », « prostituée »… »

Ou encore ceci : à la sortie d’une conférence qu’elle a donnée, une économiste qui préfère garder l’anonymat surprend cette conversation entre deux participants : « Elle a un cul trop bandant pour qu’on l’écoute »…

Alors les gars, plutôt que de pleurnicher avec vos deux grands arguments : « pas-tous-les-hommes » et « les-hommes-aussi »1, demandez-vous ce que vous pouvez faire, ce que vous faites, pour que les choses changent vraiment ! Car on a beau gloser sur le « silence des agneaux », celui des loups est bien plus assourdissant.

Irène Kaufer
http://www.irenekaufer.be/index.php?option=com_content&view=article&id=311:le-silence-des-loups&catid=1:articles-blog&Itemid=4

C’est vrai, cela peut aussi arriver à des hommes, comme ici. Mais ne pas oublier ce détail : l’agresseur est aussi un homme.

Irène Kaufer

Née en Pologne, Irène Kaufer est arrivée en Belgique avec l’Exposition Universelle de 1958. Militante féministe et syndicale, elle a participé dans les années 1970 à l’aventure de l’hebdomadaire POUR, auquel elle a consacré un premier roman sous forme de polar (Fausses pistes, Luc Pire, 1995). Après de longues années dans une grande entreprise de commerce culturel, elle a terminé sa carrière à l’asbl Garance, association de prévention des violences basées sur le genre. Elle est membre de la rédaction de la revue Politique et collabore régulièrement au magazine Axelle, ainsi qu’occasionnellement à d’autres publications. En 2005, elle a publié un livre d’entretiens avec la philosophe Françoise Collin, "Parcours féministe" (chez Labor, réédition chez iXe en 2014).

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