Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Mobilisations des femmes contre les agressions sexuelles

Une culture d'agression

avec la gracieuse permission de l’auteur - Voici l’introduction du livre Une culture d’agression, M Éditeur

Introduction

Pourquoi des hommes agressent-ils sexuellement des femmes, des enfants ou d’autres hommes ? Pourquoi des hommes payent-ils pour des relations sexuelles ? Pourquoi consomment-ils de la pornogra­phie ? Pourquoi battent-ils leur compagne ? Pourquoi tuent-ils leur conjointe et leurs enfants, ou exclusivement leurs enfants ? Pourquoi prennent-ils les armes pour massacrer leurs collègues d’étude, de tra­vail ou des gens à l’église, à la mosquée, à la synagogue, ou encore tirent-ils de façon aléatoire sur des cibles qui leur sont inconnues ? Pourquoi sont-ils des meurtriers en série à caractère sexuel ?

Les histoires de crimes dits conjugaux, qui sont en fait des crimes très majoritairement masculins, ponctuent l’actualité de façon récur­rente. Les comptes rendus dans les médias sur les cas de harcè­lement sexuel comme ceux faisant état d’agressions sexuelles en font tout autant.

On s’émeut lorsqu’il est question de crimes haineux, mais les viols et les meurtres de femmes ne sont pas vus comme des crimes de haine, et la pornographie échappe à la caractérisation de propa­gande haineuse à l’égard des femmes. Non, la pornographie relève­rait tout simplement de la liberté d’expression (en fait, au mieux, elle serait du ressort de la liberté de commerce). Pourtant, la pro­pagande haineuse est criminalisée par de nombreux États, ce qui s’avère une entorse à la liberté d’expression. Et la prostitution de millions de femmes n’émeut guère les gens qui défendent la por­nographie en tant que liberté. Pour beaucoup, la prostitution serait une activité comme une autre, un simple travail, relèverait d’un choix individuel rationnel, et rien ne devrait interdire le droit des hommes à user des femmes soumises à leur service sexuel. Toute une industrie mondiale a été développée au profit des prostitueurs, ce qui a engendré le développement de la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution et le tourisme dit sexuel. La pros­titution est devenue banale dans de nombreux pays. Elle est légale dans les bordels, les vitrines ou les zones de tolérance de certains pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse et ailleurs, large­ment tolérée par d’autres pays qui engrangent des devises étrangères sur le sexe des femmes, comme la Thaïlande, la Corée du Sud et ailleurs.

Certes, tous les hommes ne deviennent pas des prostitueurs. Or, lorsque la prostitution est une industrie comme une autre, alors le nombre d’hommes qui payent pour l’accès sexuel au corps d’une femme ou d’un enfant augmente de façon importante. Si, au Canada, environ 11 % des hommes ont eu des relations sexuelles tarifées et, en France, environ 12,5 %, aux Pays-Bas, c’est désormais 60 % des hommes, en Allemagne, c’est 66 %, et au Cambodge, haut lieu de tourisme pédocriminel, c’est 65 %. Déjà en 1995, 75 % des Thaïlandais avaient payé pour du sexe. En Suède, en 1998, soit avant l’adoption d’une loi pénalisant les prostitueurs et crimina­lisant les proxénètes, environ 13 % des hommes étaient des pros­titueurs occasionnels ou réguliers, en 2013, ils n’étaient plus que 8,5 %.

Pénaliser les prostitueurs n’affecte qu’une minorité d’hommes (sauf dans les pays qui ont depuis des dizaines d’années normalisé l’industrie de la prostitution), tandis que légaliser et légitimer cette industrie affecte la société dans sa totalité. Dans ces sociétés, il appa­raît normal que les femmes soient au service sexuel des hommes, que leur destin en soit un de soumission aux besoins et au plaisir du « pre­mier » sexe.

Beaucoup d’hommes dissocient le sexe de l’affectivité. C’est évidemment le cas des prostitueurs. C’est ce que de nombreux hommes apprennent dans la pornographie. C’est ce que certains pratiquent violemment en agressant sexuellement leur partenaire ou une inconnue. Cette dissociation est l’un des traits de la mascu­linité dans une société patriarcale.

En février 2012, Dominique Strauss-Kahn, l’ancien directeur du Fonds monétaire international (FMI), est interrogé par la police française dans le cadre d’une investigation sur un réseau de prosti­tution dans l’affaire dite du Carleton de Lille. Il est mis en examen pour « proxénétisme aggravé en bande organisée ». L’ancien patron du FMI était accusé d’être la tête pensante d’un petit réseau de prostitution dédié à ses besoins. Il est finalement relaxé. N’était-il pas, selon ses avocats, qu’un client « de la prostitution dans une fête “gauloise” » avec « une bande de potes qui ont fait la fête » et qui se sont adonnés à « une balade un peu virile et canaille » ? Quoi de mal à cela ?

En 2011, Nafissatou Diallo, une femme de chambre travaillant à l’hôtel Sofitel de New York, porte plainte pour agression sexuelle, tentative de viol et séquestration contre Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du FMI. La plainte n’est pas retenue au criminel, la victime manquant de crédibilité aux yeux du procureur de la poursuite. En 2015, Marcel Aubut se voit obligé de démissionner de son poste de président du Comité olympique canadien à la suite d’allégations de harcèlement sexuel portées par des employées dudit comité. En 2114, neuf femmes ont accusé Jian Ghomeshi, un ani­mateur vedette de CBC/Radio-Canada, de violence et d’agression sexuelle. Il a finalement été acquitté. En 1997, le tueur en série Robert Pickton est arrêté pour tentative de meurtre, puis rapide­ment relâché, car sa victime n’était qu’une jeune femme prostituée toxicomane, donc une personne non crédible aux yeux des forces de l’ordre et de la justice. Par la suite, des dizaines de femmes ont payé de leur vie cette indifférence. En 2014, deux députés du Parti libéral du Canada, Massimo Pacetti et Scott Andrews, sont suspendus à cause d’allégations de harcèlement sexuel. En 2016, c’est au tour de Gerry Sklavounos, député du Parti libéral du Québec, d’être la cible d’allégations d’agression sexuelle. Bertrand Charest, l’ancien entraî­neur de l’équipe féminine nationale junior de ski alpin, a été accusé d’avoir agressé sexuellement 12 athlètes d’âge mineur ; sa fédération spor­tive aurait détourné les yeux et peut-être même étouffé l’affaire. Il a été reconnu coupable de 37 des 57 chefs d’accusation.

Les exemples pourraient être multipliés. Des hommes en situation de pouvoir abusent de leur pouvoir. Ces hommes ont l’habitude de se faire obéir et de profiter d’autrui. Ils ne sont pas les seuls à le faire, tant s’en faut, car beaucoup d’hommes har­cèlent et agressent sexuellement les femmes, mais leur impunité est grande, même si le mouvement des femmes a commencé à la fissurer. Soulignons qu’au Québec, une femme sur trois a été vic­time d’au moins une agression sexuelle depuis l’âge de 16 ans1. En conséquence, le nombre d’agres­seurs sexuels est très important, trop important pour que leurs gestes soient considérés comme des cas isolés résultant d’actes posés par des individus méprisables, sans empathie pour autrui, et profiteurs. Car cela relève d’un système, d’une culture d’agression.
En riposte aux nombreux actes de harcèlement et d’agression non dénoncés – ce qu’a mis en lumière l’affaire Gomeshi – voit le jour le mouvement #AgressionNonDenoncee, lancé par la Fédération des femmes du Québec sur Twitter. C’est le pendant francophone de #BeenRapedNeverReported. Selon l’Enquête sociale générale sur la victimisation de 2014, on estime que le taux de dénonciation des agressions sexuelles est seulement de 5 %.

On assiste aussi à une mobilisation dans les universités d’étu­diantes dénonçant la « culture du viol » au sein des doctes insti­tutions. Il s’ensuit un certain nombre de manifestations et une sensibilisation de la population. Grâce à ces actions et à la suite de scandales à répétition, les choses ont commencé à bouger. Le silence complice des autorités a été ébranlé. En effet, les crimi­nels sexuels bénéficient d’une relative impunité. En 2014, selon Statistique Canada, sur 633 000 agressions sexuelles déclarées par sondage, il n’y a eu que 12 663 agressions déclarées par la police, malgré 20 735 plaintes. Il y a eu 9 088 inculpations, 3 752 pour­suites et seulement 1 814 condamnations, ce qui est très peu eu égard aux agressions subies. Le scandale est tel que plusieurs gou­vernements au Canada ont décidé qu’il fallait réévaluer l’ensemble des plaintes dites non fondées qui ont été laissées de côté par les forces de l’ordre. Ainsi, la Police provinciale de l’Ontario a annoncé que 4 000 rapports d’enquête reliés à des cas allégués d’agressions sexuelles seront révisés. Au Canada, 19 % des dossiers ouverts, entre 2010 et 2014, par les forces policières étaient jugés sans fondement. Au Nouveau-Brunswick, ce nombre atteint 32 %. Au Québec, 21 % des plaintes pour agressions sexuelles portées à l’attention de la Sûreté du Québec, de 2009 à 2014, ont été rejetées.

Pourquoi l’immense majorité des viols ne terminent-ils jamais par une sanction ? Le viol serait-il un crime presque ordinaire ?

Certes, tous les hommes ne violent pas. Toutefois, lorsque les agresseurs sexuels bénéficient d’une impunité, lorsque leurs victimes sont responsabilisées des crimes subis ou qu’elles sont décrédibili­sées par un système inique, les vannes sont alors grandes ouvertes…

Le harcèlement sexuel et le viol en tant que dispositif de subor­dination et d’intimidation d’un sexe au profit de l’autre sont un moyen utilisé consciemment ou non, en temps de guerre comme en temps de paix, par les hommes pour se sentir supérieurs, pour mettre à leur place les femmes, pour montrer qui règne et qui doit se soumettre.

De 40 à 50 % des femmes des pays de l’Union européenne auraient subi des avances sexuelles non désirées, des contacts phy­siques ou d’autres formes de harcèlement sexuel au travail. Aux États-Unis, 83 % des filles âgées de 12 à 16 ans auraient subi une forme ou une autre de harcèlement sexuel dans les écoles publiques.
Des estimations prudentes suggèrent que 20 000 à 50 000 fem­mes auraient été violées pendant la guerre de 1992-1995 en Bosnie-Herzégovine, alors qu’approximativement 250 000 à 500 000 fem­mes et filles ont subi le même sort lors du génocide rwandais de 1994. En Sierra Leone, de 50 000 à 64 000 femmes vivant dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays auraient été sexuellement agressées par les combattants entre 1991 et 2001. Dans l’est de la République démocratique du Congo, au moins 200 000 cas de violences sexuelles, la plupart commises contre des femmes et des filles, ont été enregistrés depuis 1996 : les chiffres réels sont certainement plus élevés encore.

Le viol est une redoutable arme de terreur. Et c’est une véritable arme de guerre.

Violences dites domestiques ou conjugales, agressions sexuelles, meurtres2, féminicide (comme celui de Ciudad Juárez par exemple), les femmes sont les principales cibles des violences masculines. Une étude menée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à partir d’interviews de 24 000 personnes dans dix pays différents, montre une prévalence de violence « conju­gale » masculine. Elle affecterait de 15 à 70 % des femmes inter­rogées selon le pays. Ce n’est donc pas sans raison que le mou­vement autonome des femmes a mis beaucoup de ses énergies à combattre la violence masculine.

On a assisté au cours des deux dernières décennies au retour en force de la femme-objet. Outre la marchandisation de la sexua­lité (ainsi que de la maternité), le diktat des apparences (beauté associée à l’obligation du toujours-jeune), la sexualité performative, les transformations corporelles (chirurgie plastique, entre autres), etc., posent des questions non seulement sur les rapports sociaux de sexe, mais également sur le rapport au corps. Sans compter les phénomènes d’hypersexualisation et de sexualisation précoce qui font des jeunes filles des objets sexuels à convoiter dans une société où, paradoxalement, la pédophilie reste l’un des derniers tabous. De ce point de vue, quel est le bilan de la « libéra­lisation » sexuelle ?

N’assistons-nous pas à une contre-révolution sexuelle ?

Pornographie, prostitution, traite à des fins d’exploitation sexuelle, tourisme de prostitution ont d’ailleurs connu une crois­sance sans précédent à l’échelle mondiale depuis la décennie 1990. Les jeunes femmes et les filles, qui constituent 98 % des cas de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, sont les proies et les hommes prostitueurs et proxénètes. Tous les hommes ? D’une certaine façon oui, comme groupe dominant ; d’une autre non, certains s’iden­tifiant à la lutte pour l’égalité des femmes remettent en cause des facettes de la masculinité. Cependant, tous, d’une façon ou d’une autre, ont des privilèges liés à la domination patriarcale et à la per­pétuation de la division sexuelle du travail.

Dans certains pays, les femmes sont juridiquement inférieures. Elles sont soumises, violées, achetées et vendues, répudiées, exci­sées, lapidées, tuées pour l’honneur… Victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle – des millions de victimes par année – et de la traite à des fins de mariage forcé, notamment dans les pays comme l’Inde et la Chine où les pratiques patriarcales ont créé un déficit de femmes à marier. Bref, elles sont victimes d’une « économie vaginale » industrialisée et mondialisée. Le trafic des femmes à des fins d’exploitation domestique et de travail forcé, y compris au Canada – ce qui est bien documenté dans le cas des Philippines –, permet aux États d’origine ou « émetteurs » d’engranger des devises fortes servant à payer leur dette. La mon­dialisation capitaliste actuelle se caractérise par une féminisation des migrations (48 %), due en partie à la traite des femmes et au trafic des migrantes. L’effondre­ment des sociétés bureaucratiques de l’Est a généré une véritable paupérisation des femmes de ces pays qui, désormais, constituent un cheptel pour les industries mondialisées du sexe.

L’idée de la domination masculine s’impose toujours dans nos sociétés et la sexualité n’échappe pas à cette règle. Les violences, qu’elles soient sexuelles ou non, commises par les hommes puisent en grande partie leur origine dans certains clichés sur les droits des hommes dans le domaine des rapports sociaux de sexe.

Il y a aussi ce qui a été nommé la « culture du viol ». Sous cette expression se cache la banalisation des viols. Que ce soit dans l’art, dans la publicité ou encore dans la fiction (les mythes, la porno­graphie, les romans, le cinéma, etc.), les scènes de viol sont très répandues. La culture du viol est alimentée par les différentes idées reçues en matière de viol et de violences sexuelles. « Une femme qui dit non veut en fait dire oui ou finira par dire oui » puisqu’elle découvrira ce qu’est une bonne relation sexuelle avec un vrai mec !

Comment les membres d’un jury pourraient-ils croire qu’un père qui assassine ses enfants âgés de trois et cinq ans, à l’arme blanche, en les frappant à 46 reprises, est criminellement respon­sable ? Largement présent dans notre société, le sens commun veut que, tacitement, un tel homme ne puisse agir que sous le coup de la folie et, en toute justice, il faut le faire soigner plutôt que de l’enfermer en prison3.

Le jury a déclaré Guy Turcotte non criminellement responsable de ses crimes. Il a pu recouvrer sa liberté d’un établissement psy­chiatrique, après un séjour de 46 mois, ce qui a scandalisé beau­coup de gens.

La Couronne a fait appel du jugement. Elle considère que Guy Turcotte a tué ses enfants de sang-froid pour se venger de sa femme qui l’avait quitté pour un autre homme. Cette allégation doit être prise au sérieux et explorée plus à fond4.

La folie est souvent retenue pour expliquer les meurtres qui se produisent dans le cadre familial. Pourtant, cette violence s’ins­crit dans un contexte social et culturel spécifique. Aussi, l’affaire Turcotte n’est-elle pas un cas isolé ou unique.

Aux États-Unis, 74 % des femmes assassinées par leur partenaire le sont après une séparation ou un divorce. Ces hommes estiment que leur partenaire est leur propriété. Des hommes, qui craignent de ne pouvoir obtenir la garde de leurs enfants, prennent des mesures létales pour que personne ne l’obtienne. En 1997, à L’Ancienne-Lorette, Serge Vachon a poignardé sa femme et abattu par balle leurs deux enfants âgés d’un et de huit ans, après avoir pris connaissance que sa femme envisageait de divorcer. En 2003, Jacques Picard a assassiné sa femme et leurs deux enfants. Encore une fois, il s’agit d’une situation où la femme voulait quitter son mari.

De façon caractéristique, les hommes qui tuent leurs proches sont persuadés que les membres de leur famille leur appartiennent, qu’ils ne peuvent pas avoir une vie indépendante d’eux. L’anecdote suivante est révélatrice de cet état de fait. Après avoir enduré pen­dant des années les violences physiques et psychologiques de son mari, une femme décide de demander le divorce. Lorsque le mari reçoit les formulaires officiels du divorce, il se rend au lieu où sa femme travaille et la tue de plusieurs coups de feu. Il se suicide ensuite. Plus tard, les policiers retrouvent les formulaires du divorce sur le tableau de bord de son véhicule. Il est écrit en grosses lettres sur la première page : « Il n’y a pas eu de divorce. »

La violence brutale et meurtrière frappe des milieux comme la famille, le travail ou l’école. Pourtant, ces milieux évoquent d’abord et avant tout la sécurité, le réconfort ou l’épanouissement personnel et intellectuel. Pas la violence. Or, depuis une trentaine d’années, ils ont été le théâtre d’un nombre croissant de tueries sanglantes. À partir des années 1980, mais surtout des années 1990, on a assisté à une hausse très importante du nombre de meurtres de masse (trois victimes et plus), ce qui fait régulièrement les manchettes.

Les hommes constituent la très grande majorité des tueurs et la majorité des tueries se produisent dans le milieu familial.

Contrairement à la croyance populaire, le tueur (conjoint et père) pense, organise et mène à son terme l’action destructrice. Ce n’est pas un acte impulsif, bien que, fréquemment, il y ait un événement déclencheur comme une séparation ou un divorce. Cependant, il peut s’écouler plusieurs jours, semaines ou mois avant que l’indi­vidu passe à l’acte.

L’action meurtrière se manifeste brutalement, comme dans un excès de rage. Elle apparaît pour ceux qui la subissent ou ceux qui y sont extérieurs comme un excès incompréhensible, une déflagra­tion inattendue et maladive. Cette violence est pourtant chargée de sens. L’appropriation patriarcale de l’autre constitue un élément fondamental de cette dynamique. « Tu m’appartiens, donc tu n’ap­partiendras à aucun autre », « Mes enfants m’appartiennent, aucune autre personne ne les aura, surtout pas toi, ma femme », s’écrient ces hommes qui tuent leur partenaire ou leurs enfants. La violence du meurtrier constitue une mise en valeur de soi-même, une manifestation de sa puissance égotique, de sa domi­nation et de son appropriation de l’autre, lesquelles, soudaine­ment, sont minées par un acte d’indépendance de la part de la conjointe, qu’il faut impérativement punir en la tuant ou en tuant ses enfants.

Alors, les discours qui installent la violence du côté de la seule psychologie des tueurs (« rien ne laissait présager un tel acte de folie ») ne s’intéressent guère aux significations sociales sexistes desdites violences. Ils refusent de nommer cette violence, qui est masculine, et, de ce fait, ils l’occultent. Aussi, ces meurtres appa­raissent-ils incompréhensibles ; dès lors, ils ne peuvent être que des actes de folie.

La banalité de la violence masculine, qui est multiple et trop souvent létale, est mondiale et frappe les femmes et les filles des sociétés du centre du capitalisme comme des sociétés de la périphé­rie, les États démocratiques comme les dictatures. La pratique mas­sive des viols pendant les guerres n’est pas l’apanage d’un peuple, d’une nation, d’une ethnie ou d’une religion en particulier, mais bien de l’ensemble des armées et des milices. Les viols sont une arme de guerre visant à terroriser et à soumettre les populations tout en montrant qui domine et qui doit s’incliner. En outre, la mise en fonction de lieux de « repos » au profit des guerriers qui occupent un territoire, y compris au profit des soldats censés faire régner la paix comme les Casques bleus, exige la soumission de dizaines de milliers ou plus de femmes et de filles qui sont enfermées dans des bordels mis à la disposition des hommes de troupe. Ce qui exige l’organisation d’une traite des femmes et des filles à des fins de prostitution puis permet le développement ultérieur du tourisme de prostitution comme le montre l’histoire récente de la Corée du Sud, de la Thaïlande, des Philippines, de la Bosnie-Herzégovine, etc. Ce n’est pas une culture nationale, ethnique ou religieuse en particulier qui est la cause de cette violence, de cette soumission des femmes au plaisir masculin, mais bien une culture patriarcale, qui leur est commune, une culture d’agression.

L’idée de réunir certains de mes textes pour composer ce livre et ainsi contribuer à nourrir la réflexion sur la culture de l’agres­sion à l’égard des femmes a pris naissance en Espagne dans le cadre d’une conférence internationale portant sur le thème Hombres trabajando para la erradicación de la prostitución (Hommes œuvrant à l’éradication de la prostitution) organisée, en octobre 2016, par la Comisión para la Investigación de Malos Tratos a Mujeres de Madrid. Interviewé à la veille de la conférence internationale par Irene Hernández Velasco du quotidien El Mundo, qui m’a ques­tionné longuement sur les motivations des hommes qui payent pour l’accès au sexe des femmes, j’ai pris le taureau par les cornes et changé le contenu de ma conférence pour l’axer sur cette question difficile. Au regard du succès de ma conférence, dû au fait que l’assistance cherchait des réponses à cette question, j’ai eu le sentiment qu’il était nécessaire de poursuivre la réflexion.

Les enquêtes sur les prostitueurs montrent que c’est Monsieur tout le monde qui paye pour du sexe. Il est issu de toutes les classes sociales de la société. À l’évidence, la prostitution est organisée en fonction de toutes les bourses, c’est-à-dire en fonction de la capa­cité de payer des prostitueurs. Soldats, miliciens, touristes, hommes d’affaires, politiciens, écrivains, festivaliers, policiers, juges, prêtres, médecins, sportifs professionnels, partisans d’une équipe, immi­grés, nationaux, salariés… les prostitueurs sont aussi bien des ado­lescents que des vieillards, des électriciens que des télé-évangélistes, des courtiers que des membres des forces d’interposition pour la paix. Certains sont à la tête d’États ou dirigent des institutions internationales importantes. D’autres contestent l’ordre établi  : les terroristes du 11 septembre 2001 auraient, la veille de l’atten­tat, voulu se payer des femmes prostituées, selon le Boston Globe. Des organisations politiques de la gauche, y compris de la gauche radicale, s’évertuent à faire de la prostitution une activité banale, un métier comme un autre. Et ses partisans qui prétendent militer pour les droits des femmes vont au bordel se payer du « bon temps » et consomment allégrement de la pornographie.

Partout où des hommes ont des raisons de séjourner en nombre est organisée une offre sexuelle pléthorique : événements sportifs, congrès, festivals, lieux touristiques, conférences internationales, sommets, etc. En fait, plus un milieu est étranger, si ce n’est hostile au féminin, plus il célèbre la prostitution. C’est notamment le cas des armées et des milices, des milieux sportifs et du monde des affaires. En même temps, ce n’est pas Monsieur tout le monde qui paye pour du sexe, car beaucoup d’hommes se refusent à exploiter le sexe d’autrui. Ceux qui payent sont des hommes dissociés, capables de disjoindre sexe et affectivité, de trouver du plaisir à dominer – c’est vraisemblablement ce qui les fait jouir –, à se voir supérieurs à la femme qui accepte, selon la somme payée, de faire ce qu’exige le prostitueur. Ces hommes n’ont rien à faire de l’humanité de la personne qui leur est sexuellement soumise.

Elle est là pour cela. C’est une « pute », une « salope », une « moins que rien » qui a choisi de faire ce qu’elle fait et qui, en conséquence, mérite son sort. En outre, comme le soutient Claudine Legardinier, « c’est dans la circulation des femmes, transformées en objets sexuels tarifés, que se construisent les liens entre hommes et leurs manifestations de fraternité5 ». Quel homme d’affaires québécois n’a pas amené ses clients à un bar de danseuses nues ? Et, en Allemagne, au bordel ou à l’eros center ? Ces lieux dédiés à la suprématie masculine (et donc à la solidarité entre les hommes) sont souvent les endroits où se concluent les contrats en toute confraternité.

Les prostitueurs comme les violeurs retirent aux femmes leur part d’humanité. Ils se grandissent en prouvant qu’ils ne sont pas une femme, c’est-à-dire un être à prendre. Ils se grandissent aussi entre eux, dans une concurrence mêlée de partage et de camaraderie.

Dans les cercles du pouvoir et des affaires, les femmes sont des signes extérieurs de la réussite. Elles sont, en conséquence, utilisées pour valoriser les hommes, qui se croient importants, afin de mettre en valeur leur prestige pitoyable.

L’idée de publier ce livre tient également au fait que, ces derniers mois, la société québécoise a connu une forte mobilisation dénon­çant la culture du viol. Cette culture pèse d’un poids extrêmement lourd sur les femmes, sur leur autonomie et leur capacité d’agir en toute liberté. Les hommes, y compris ceux qui ne violent pas et ne payent pas pour des relations sexuelles, profitent de la situation en ayant une liberté beaucoup plus importante que celle des femmes. Ils ne sont pas socialement terrorisés. Ils tirent parti d’une situation qui leur est favorable, d’une situation de privilégiés.

Le système social construit les femmes en objets de désir, non en sujets de parole. Ce qui importe aux yeux des prostitueurs c’est que les femmes ne tiennent pas compte de leurs propres désirs, de leurs exigences et de leurs sentiments personnels. Dans les bordels, seul le prostitueur est libre. Il est libre de circuler, de soupeser, de sélec­tionner, d’imposer sa volonté. Il est libre d’exprimer son mépris, ses fantasmes, de réaliser ses perversions ; il est libre de contaminer, de rendre malade. N’est-ce pas là une violence ? Une violence ava­lisée par plusieurs États et par tous les bien-pensantes pour qui la prostitution est une activité comme une autre ! Pour les personnes prostituées, ce sont règlements draconiens, contrôles tous azimuts, cadences, amendes, réprimandes, endettement. Ce sont également les prostitueurs qui leur lèvent le cœur, qui leur font mal, qui les prennent de haut, qui les traitent comme des objets à prendre et à jeter après usage…

Pour décrypter la culture d’agression caractéristique de nos socié­tés, nous avons choisi de mettre en évidence trois domaines qui, à première vue, peuvent sembler marginaux, bien qu’en fait, ils se retrouvent au cœur d’une dynamique explicative de certaines des masculinités sociales.

La première partie du livre est consacrée à la prostitution et à sa mondialisation : traite à des fins d’exploitation sexuelle et tou­risme de prostitution. Entre autres, elle met en évidence le fait que cette industrie a été déployée au profit des hommes et plus elle est banalisée, plus le nombre de clients-prostitueurs augmente et, par conséquent, plus l’« offre » de personnes prostituées doit elle aussi augmenter. Elle est née de la violence – ce que montre la prostitution pour les militaires à différentes époques historiques – et engendre sans cesse différents types de violence. Cette partie du livre tente de donner des éléments de réponse à la question de l’utilisation par des hommes des personnes prostituées. Si dans certaines sociétés, cela concerne de 10 à 13 % des hommes, dans d’autres, cela touche plus de 60 % des hommes.

La deuxième partie concerne l’influence de la pornographie, sa dynamique, la pornographisation du tissu social et des imaginaires sociaux ainsi que l’hypersexualisation. Pourquoi les hommes consomment-ils aussi massivement de la pornographie ? Quels sont les messages et les codes de cette industrie ? En quoi nourrit-elle la culture du viol et de l’agression ?

La dernière partie est consacrée aux meurtres en série et de masse. Pourquoi ces activités létales sont, pour l’essentiel, mascu­lines ? Qu’est-ce que cela révèle sur les rapports sociaux de sexe et sur les masculinités ? En mettant en évidence les aspects sexistes et racistes de ces activités, en axant l’analyse non sur les tueurs, mais sur leurs victimes – elles sont trop souvent ignorées –, cela per­met d’éclairer le fait que ces meurtres constituent la mise en œuvre d’idées racistes et sexistes, motivée par un désir d’appropriation. On s’attaque aux personnes plus faibles que soi et on leur fait payer son envie de pouvoir. Ce pouvoir renvoie à une conception de la masculinité qui s’avère mortifère.

Le silence est imposé aux femmes. Autour d’elles, il existe une véritable conspiration d’oreilles bouchées. Ce silence confère aux hommes une impunité importante pour leurs actes violents de dégradation, d’exploitation et d’agression. Briser le silence com­plice, tel est l’apport exceptionnel du mouvement contre la culture du viol. Aider à briser le silence et à réfléchir sur ces masculinités qui exploitent, agressent, violent et tuent, tel est l’apport de ce livre.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Mobilisations des femmes contre les agressions sexuelles

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...