Christine Schneider – Dans la zone industrielle de Nusantara Bonded Zone (KBN) Cakung, près de Jakarta, 80 000 travailleurs sont employés dans des dizaines d’usines, spécialement des ouvrières. Quel a été le développement du syndicat FBLP depuis les grèves de 2010 ?
Dian Septi et Zely Ariane – Lors de son congrès de juin 2013, le FBLP s’est rebaptisé Fédération [2]. Il a gagné un large crédit depuis les grèves pour les salaires en 2010 dans la zone de KBN Cakung. Lors de la première grève appelée par une coalition de syndicats de Jakarta, le FBLP était particulièrement à l’avant-garde en avançant fermement et clairement qu’il était possible d’augmenter de manière significative le salaire minimum de la région. Ce qui a été important, c’est que le FBLP est apparu comme un syndicat maintenant la revendication d’un salaire minimum consistant, alors que les autres syndicats avaient abaissé les leurs et évité la grève parce qu’ils avaient un accord avec les patrons et le gouvernement [3]. Grâce à cette cohérence, la FBLP a pu expliquer l’importance pour les ouvrières d’avoir une organisation vouée à leur lutte, le fait que les dirigeants d’une organisation peuvent ne pas être aisément soudoyés par l’entreprise et doivent toujours être sous le contrôle de leurs membres. Depuis, la FBLP est passé d’une organisation de travailleurs non autorisée à une fédération ouvrière enregistrée avec des structures sur plusieurs lieux de travail.
Même si la grève ne s’est pas poursuivie, les activités des travailleurs se sont accrues au local du secrétariat de la FBLP, théâtre de réunions et discussions pendant tout le mois de décembre 2010. Cela a été le socle qui a permis l’implantation de la FBLP sur d’autres lieux de travail. La FBLP est désormais présent dans cinq usines au lieu d’une, avec environ 3 000 membres. En janvier 2013, elle a réussi à obtenir l’accréditation du ministère du travail pour se constituer en fédération, un syndicat multi-entreprises.
Des camarades de Perimpuan Mahardika [4] et du FLPB ont créé une radio de femmes appelée Marsinah FM. Que représente Marsinah dans le mouvement ouvrier indonésien ?
Marsinah est le nom d’une femme qui travaillait comme ouvrière dans une usine de montres à Sidoarjo, dans la Province Est de Java et qui a été assassinée en 1993. Les causes de son décès n’ont pas été révélées par la justice parce qu’il est probable que les auteurs du crime soient des militaires. Marsinah symbolise le courage de revendiquer des droits pour les ouvriers. Son meurtre brutal est une des preuves des atrocités commises par les militaires pendant le régime de l’Ordre Nouveau de Suharto. Bien que le dictateur ait été renversé par la résistance populaire en 1998, les structures politiques de l’Ordre Nouveau dominent le pouvoir encore maintenant.
Marsinah était une travailleuse ordinaire, membre d’un syndicat, mais pas une de ses responsables. En 1993, le propriétaire de l’usine où elle travaillait avait refusé d’augmenter les salaires, en accord avec la décision du gouvernement. Cela a conduit à des manifestations ouvrières. Les revendications n’ont pas été satisfaites et les militants connus ont été arrêtés et détenus par le bureau militaire régional de Sidoarjo. Marsinah a eu l’audace de s’y rendre pour voir ses camarades et protester contre leur arrestation. Il est important de savoir que sous l’Ordre Nouveau tout le monde avait peur des militaires, alors qu’elle est allée seule défendre ses camarades. Mais elle n’en est jamais revenue. Le 8 mai 1993, son corps torturé a été retrouvé dans les bois de Nganjuk, du district de Sidoarjo, à l’Est de Java.
Marsinah est devenue une héroïne pour les travailleurs indonésiens, particulièrement les femmes. Son combat est commémoré chaque année le 8 mai au travers de diverses activités et manifestations. Encore maintenant, l’affaire n’est pas élucidée, justice ne lui a pas été rendue. Le gouvernement a toujours considéré cette affaire comme relevant d’un fait divers.
Que représente cette radio pour les femmes et les travailleurs ? Que leur propose-t-elle ?
Marsinah FM a pour slogan : « des femmes travailleuses pour le bien-être et l’égalité ». Depuis sa fondation, Marsinah FM a créé une variété de programmes comme des débats, des lectures, des émissions interactives, des discussions publiques ainsi que des textes de plaintes accompagnées d’un programme musical.
Les animateurs, les opérateurs et les techniciens qui travaillent à Marsinah FM sont tous des travailleurs de KBN Cakung ; soit 22 personnes de 8 usines différentes, plus un temps complet du syndicat FBLP et de l’association de femmes Perempuan Mahardhika. Un homme seulement est actif dans l’équipe, toutes les autres sont des femmes.
A côté de la musique et des émissions générales, la radio a un programme hebdomadaire, Miroir, traitant des débats, expériences, réflexions sur le corps et la sexualité féminine. Des droits et des lois porte sur les droits et la législation du travail pour les femmes, au niveau national et international. Syndicalisme parle des activités de la communauté (de Cakung), des organisations de travailleurs et du peuple. Des Femmes Célèbres offre des lectures sur des personnalités féminines à l’échelle locale, nationale et internationale. Mon histoire relate des expériences personnelles à partager, tout en utilisant l’interactivité du téléphone. Ecran est consacré à de la littérature syndicale et à des œuvres de grands auteurs. A la maison est une émission interactive sur des familles, des enfants, des communautés et leurs dynamiques internes. Dans le Monde, une émission donnant des informations variées sur les travailleurs du monde, sur le développement de la civilisation humaine, parce que les travailleurs doivent connaître le monde. Une activité est également organisée tous les deux mois sur les débats féministes à explorer par les travailleuses.
Les programmes diffusés sont utiles aux travailleurs et aux femmes membres de la FBLP, comme aux membres de l’équipe de la radio elle-même. Marsinah FM motive les travailleurs pour s’informer sur les questions concernant le travail et les femmes et pour exprimer leur potentiel.
Des plaintes sur des problèmes dans le travail, de violence domestique et d’agressions sexuelles arrivent également à la radio. Dès le début, nous avons reçu des appels de travailleurs et de femmes. Nous avons donc créé des programmes qui discutent, une fois par semaine, de témoignages ou de plaintes envoyées par SMS par des auditrices. Mais le plus souvent, des plaignants se présentent personnellement au secrétariat de la radio. Des cas de viol, de violences domestiques et plus généralement de violations de droit du travail ont été traités en direct. Dans un cas de violence domestique, l’équipe de la radio s’est déplacée en groupe pour défendre la victime et conduire l’agresseur au poste de police.
Comment apprenez-vous aux femmes ouvrières à se défendre, en particulier quand elles rentrent tard à la maison après une journée de travail ?
KBN est la seule zone industrielle appartenant au gouvernement et elle est bien connue pour ses nombreuses violations du droit du travail. Cela veut dire de longues journées de travail, avec des heures supplémentaires non payées. Plus de 90 % des travailleurs étant des femmes, cela implique inévitablement une vulnérabilité aux violences sexuelles.
Pour encourager les ouvrières à se protéger elles-mêmes, en tant que travailleuses et en tant que femmes, la FBLP leur fournit des informations sur leurs droits. Il diffuse des tracts régulièrement après les heures de travail, organise de petites discussions sur le temps de pause, appelle les travailleurs à ne pas se taire et à se plaindre quand il y a violation des droits. Outre les droits du travail, la FBLP prend en compte les différentes formes de harcèlement sexuel, massivement présent sur les lieux de travail, que ce soit de la part d’autres employés, de chefs, de superviseurs, alors que des femmes ont toujours peur de témoigner.
Nous organisons aussi des actions de protestation. D’après notre expérience, les actions de protestation collective sont des moyens de résistance plus sûrs que de rapporter un cas d’abus sexuel à la police ou aux agences gouvernementales. Les rapports ne protègent pas les femmes et aggravent même la pression qui s’exerce sur elles. En juillet 2013, la FBLP a rapporté un cas de harcèlement sexuel concernant une de ses membres, mais l’affaire est au point mort.
Pour nous défendre, particulièrement des agressions sexuelles, nous avons déclaré le 21 avril, jour du premier anniversaire de la radio, la formation d’une association de femmes appelée Bambou. Les femmes de Bambou sont armées de petits bâtons de bambou, plus pour exprimer leur confiance en elles que pour s’en servir de manière offensive. Nous avons invité les travailleuses et les femmes en général qui ne se sentent pas en sécurité à s’équiper d’un bâton dans leur sac.
Nous avons vu augmenter le nombre de cas d’agression contre les femmes dans les transports publics au retour du travail. Pour les femmes de Bambou, les auteurs de violence doivent être combattus et les femmes ont le droit d’être en sécurité dans la rue, sans s’enfermer à la maison. D’autant que la maison n’est pas nécessairement synonyme de sécurité, au vu des plaintes de violences domestiques.
Quinze ans après la chute de Suharto, les violations des droits de l’homme existent toujours, comme par exemple l’utilisation excessive de la force lors de manifestations en Papouasie en 2011. En juillet 2013, la loi « Ormas » sur les organisations a été adoptée. Cette réforme donnera au gouvernement plus de contrôle sur les activités publiques, comme le droit de dissoudre une organisation considérée com-me une menace pour l’Etat.
Quelles ont été les réactions des syndicats, des ONG et des organisations d’extrême gauche ?
La menace pour les associations populaires est que maintenant, la classe dominante a un fondement légal pour criminaliser l’expression politique publique. La loi Ormas a été largement rejetée parce que sa principale motivation est de contrôler et rendre difficile l’expression politique des forces populaires. Un de ses articles les plus anti-démocratiques est de statuer qu’une organisation de masse doit être purement sociale et qu’aucune expression politique n’est autorisée. Seul un parti politique peut faire « de la politique ».
Les risques d’affaiblir les capacités de fonctionnement des organisations de la société civile seront toujours là. Bien que le niveau de répression ne soit pas le même dans chaque ville. Par exemple, dans l’une des villes du Centre de Java, Surakarta, la surveillance des organisations de masse a commencé juste après que la loi a été adoptée, alors qu’à Jakarta, la capitale, elle n’est pas (encore) significative. Je pense que l’application de cette loi dépendra du rapport de forces du mouvement social. C’est comme pour la loi indonésienne anti-pornographie, adoptée en 2008, appliquée de façon aléatoire dans les différentes villes et principalement utilisée comme un filet juridique pour les autorités ou les forces réactionnaires qui se plaignent. Mais la loi est là et permettra de poursuivre les organisations populaires quand ce sera nécessaire.
Elle fait partie d’un lot de lois anti-démocratiques passées depuis 2003. La loi anti-terrorisme (2003) et son ajustement (2012), la loi sur l’espionnage (2011), les projets de loi sur les conflits sociaux (2011) et sur la sécurité nationale sont parmi les plus draconiennes. Le nombre croissant de cas de criminalisation de militants pour leur activité, essentiellement des syndicalistes et des dirigeants paysans qui se battent pour leur terre, fait que l’avenir de la démocratie apparaît sombre, dans un pays où la transition démocratique est présentée comme la « meilleure ».
Les réponses des ONG et des organisations d’extrême gauche ont été une réussite en termes de mobilisation, même s’il n’y a pas eu de victoire. Les actions de protestation contre cette loi anti-démocratique sont plus nombreuses que celles sur des questions sociales. Un comité contre la loi Ormas et tous les projets de loi de sécurité nationale prépare en outre une action législative contre cette nouvelle loi au niveau de l’Assemblée constitutionnelle.
L’augmentation du prix de l’essence sans subvention pour ceux qui ont un petit salaire va avoir des répercussions sur les travailleurs. Quelle est la situation sociale et économique en Indonésie ?
L’économie indonésienne est sur le chemin de la crise, suivant la baisse de la croissance dans la région. Même les magazines économiques le confirment. Baisse de la croissance et des exportations, fondements fragiles d’une économie dépendant de la consommation domestique, augmentation constante du chômage et de la précarité, accroissement de la pauvreté, sans hausse du pouvoir d’achat même pour la soi-disant classe moyenne indonésienne.
Le gouvernement vient juste de publier sa version du filet de sécurité économique : augmenter les investissements et les exportations, geler les salaires des travailleurs. C’est une solution pour les riches. La hausse du prix du pétrole a déjà impacté l’ensemble de la production et de la consommation. Même le long congé de la fête religieuse de l’Aïd n’a pas réussi à accroître la consommation, parce qu’il y avait de toute façon peu à dépenser.
La situation met la classe ouvrière devant un nouveau défi, en particulier avec les attaques prévisibles dans les négociations salariales à venir pour fin 2013 et 2014 [5]. Cette année, l’augmentation moyenne des salaires a atteint le pic de 40 %. Cela a été une claque pour tous les patrons. Depuis, ils intensifient les efforts contre la relance des salaires et ont réussi à amener le gouvernement à exempter les sociétés qui se déclarent incapables de faire face à cette obligation, particulièrement dans le textile et la confection.
Les contre-attaques patronales sont cons-tantes, soutenues par le gouvernement et la police à travers les exemptions d’obligations légales, la criminalisation des militants, la répression permanente de la solidarité. La grève a été très populaire et utile pour faire respecter les droits des travailleurs et renforcer la résistance ouvrière lorsqu’elle rencontrait un nouvel obstacle.
Propos recueillis par Christine Schneider
Ariane Zely, Christine Schneider, Dian Septi
Notes
[1] Dian Septi est secrétaire du syndicat FBLP, directeur de la Radio Marsinah FM et membre de la direction collective de Politik Rakyat (« Politique populaire »). Zely Ariane est membre de la direction collective de Politik Rakyat.
[2] En indonésien, Forum Buruh Lintas Pabrik est devenu Federasi Buruh Lintas Pabrik (Fédération du travail inter-entreprises), mais reste FBLP.
[3] La première journée de grève générale de la zone de KBN Cakung a eu lieu le 25 novembre 2010 à l’appel du Jakarta Labor Forum, une alliance de 16 syndicats. La deuxième journée de grève générale, le 3 décembre 2010, a été organisée par le FBLP et un syndicat des transports, le SBTP.
[4] Perimpuan Mahardika, association Femmes Libres.
[5] Sur les salaires minimaux par régions, lire sur ESSF (article 28915), Zely Ariane, Indonésie : mobilisation ouvrière et réaction patronale.
* Publié dans : Revue L’Anticapitaliste n°47 (octobre 2013). http://npa2009.org/
Mis en ligne le 30 octobre 2013