Tiré de À l’encontre.
Le régime Modi avait réussi à démanteler le mouvement anti-NRC/CAA [National Register of Citizens/Citenzenship Amendment Act, loi adoptée par le parlement en décembre 2019 ; elle utilise, pour la première fois, un critère religieux pour déterminer la citoyenneté indienne et discrimine ainsi les musulmans], en mettant en scène les émeutes de Delhi [qui ont fait des dizaines de morts parmi les familles musulmanes en février 2020] et en jetant en prison les militants anti-Hindutva [Hindutva : « culture de la race hindoue » : idéologie d’extrême-droite en faveur d’une homogénéisation de ladite majorité].
La mobilisation des agriculteurs représentait un deuxième défi formidable pour le régime de Narendra Modi. Les membres de Radical Socialist saluent la volonté indomptable et la persévérance de si nombreux agriculteurs, de leurs familles et de leurs partisans qui ont forcé ce régime autoritaire à s’incliner. La leçon positive à tirer est la suivante : seul un mouvement profondément enraciné dans le peuple et de caractère anti-néolibéral peut massivement défier ce gouvernement d’extrême droite Hindutva.
Le moment particulier choisi pour cette annonce [le 19 novembre] faite par Modi est significatif à deux égards. Premièrement, c’est le jour du Gurpurab, fête renvoyant à la naissance du premier Guru des Sikhs – Guru Nanak Dev Ji. Cette tactique est révélatrice d’une perception importante du régime de Modi : il ne veut pas mécontenter la minorité sikhe et souhaite l’inclure dans son acception construite de ce qui constitue la « communauté Hindoue-indigène élargie ». La mobilisation des agriculteurs a allumé une lueur d’espoir chez les musulmans, et cela dans l’actuel environnement communautarisé. Elle les a rassurés en suscitant une prise de conscience qu’ils ne sont pas seuls dans la lutte contre l’extrême droite hindoue. L’opposition des agriculteurs a mis une sorte de frein à la hargne de l’Hindutva.
Deuxièmement, il y a les élections à venir, en particulier celles de l’Uttar Pradesh et du Pendjab. La large assemblée paysanne [Mahapanchayat] de Muzaffarpur [ville de l’Etat du Bihar] et une opinion publique opposée au gouvernement de l’Uttar Pradesh – après l’incident de Lakhimpur Kheri [le 3 octobre, un gros véhicule SUV a heurté des agriculteurs qui manifestaient et en a tué quatre] – sont des indicateurs du mécontentement croissant à l’égard du gouvernement du BJP (Bharatiya Janata Party–Parti indien du peuple).
La Bharatiya Kisan Union [le syndicat des agriculteurs : BKU], dirigé par Rakesh Tikait [qui en est le porte-parole, membre d’une famille de dirigeants quasi héréditaires], a un passé trouble dans l’Etat d’Uttar Pradesh. En effet, en 2013, après la mort de trois hommes hindous, un pogrom s’est déroulé suite à une Mahapanchayat [assemblée paysanne] organisée par la BKU conjointement avec le BJP. Les frères Tikait font l’objet d’une plainte pour avoir attisé cette violence communautaire. Naresh Tikait [le frère aîné et président du BKU] a déclaré qu’ils avaient été trompés par le BJP. Le BKU va-t-il maintenant abjurer ses anciens alliés politiques ? On peut s’attendre à ce que le BJP fasse encore plus d’efforts pour polariser la situation sur le terrain, comme il l’a fait lors des manifestations contre le NRC/CAA.
L’Akali Dal [parti politique sikh] a salué la décision d’abrogation. Seul l’avenir nous dira s’il renouvellera son alliance avec le BJP. L’ancien premier ministre du Penjab, Amarinder Singh [dernier mandat du 16 mars 2017-19 septembre 2021] a déjà formé un nouveau parti [le Punjab Lock Congress-Punjab People’s Congress, créé le 2 novembre 2021]. Il a exprimé sa volonté de travailler avec le BJP lors des prochaines élections au Pendjab.
La gauche indienne
Le moment est venu pour la gauche de faire également une introspection. Si la gauche ML [Communist Party of India-Marxist-Leninist, maoïste] a raison de critiquer la préoccupation constante pour les élections de la gauche traditionnelle plutôt que de donner la priorité au soutien aux mouvements, il est important de souligner que le travail de masse n’implique pas d’ignorer la politique électorale. N’oublions pas que ce sont les élections qui ont porté la droite hindutva aux commandes et que ce sont des préoccupations électorales qui ont aussi poussé le BJP à abroger les trois lois.
La gauche indienne doit proposer une stratégie alternative de lutte aux masses populaires qui soit axée sur l’organisation patiente du monde du travail et sur les mouvements de masse, avec un œil sur la politique électorale, mais qui ne soit pas subordonnée à la logique du parlementarisme.
Le processus de privatisation et la régression de la paysannerie sont des phénomènes qui durent depuis des décennies. Les travailleurs s’efforcent de gagner leur vie grâce à un travail salarié combiné à un travail indépendant, y compris l’agriculture. L’alliance occasionnelle des maoïstes avec les fondamentalistes sikhs dans la lutte des agriculteurs est un produit de leur conception orthodoxe qui laisse présager de dangereuses conséquences à l’avenir. Le rôle de l’agitation et des protestations qui mènent à la construction d’un mouvement est fondamental. Les socialistes ont toujours souligné que l’organisation patiente des travailleurs et travailleuses ainsi que des paysans en dehors du parlement décide du sort de la société, même si nous faisons un usage tactique des mécanismes parlementaires lorsque cela est possible.
Le monstre est toujours vivant et souffle dans notre nuque. La paupérisation des travailleurs se poursuivra comme avant les trois lois agricoles. Les petits agriculteurs seront poussés à la marge et les agriculteurs marginaux seront carrément exclus alors que les agriculteurs dalits [« intouchables »] seront torturés. Le spectre du NRC/CAA plane toujours sur la minorité musulmane. Des militants de gauche et musulmans, des militants dalits et des intellectuels pourrissent toujours dans les prisons. Il y a encore beaucoup de choses à combattre, comme le retrait de la loi d’amendement sur l’électricité [passé en août 2021 et donnant un rôle plus important au secteur privé, centralisant le système de distribution et rendant impossible l’accès à l’électricité pour les secteurs sociaux les plus vulnérables]. A cela s’ajoute l’obtention d’une assurance d’une garantie légale pour le prix minimum de soutien (MSP-Minimum Support Price) pour toutes les cultures.
L’émergence du mouvement des agriculteurs a fait naître l’espoir d’un renouveau de la politique de gauche, mais jusqu’à présent, la gauche n’a pas réussi à sortir de ses cocons idéologiques obsolètes, même si son implication dans cette lutte l’a aidée à se développer, au moins, à coup sûr, au Pendjab.
Il est temps pour la gauche de réexaminer ses élaborations et de se reconstruire. Radical Socialist se joint à la multitude de paysans, de citoyens et citoyennes engagés pour célébrer ce qui a été un net recul du gouvernement autoritaire du BJP. La mort tragique de plus de 700 agriculteurs n’a pas été vaine. Nous espérons que cette victoire sera un tremplin pour permettre la construction d’une alliance entre les travailleurs, les agriculteurs et les groupes opprimés, une alliance qui permettra de s’opposer aux réformes du code du travail et aux attaques contre les libertés civiles et qui conduira à la transformation sociale nécessaire.
Salut aux martyrs ! Non à la privatisation !
Justice pour les victimes de Lakhimpur ! Punissez les coupables !
Retirez toutes les charges contre les agriculteurs !
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