Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

« Il y a l’esprit de 2011 dans les manifestations syriennes actuelles »

Tiré de A l’Encontre
5 septembre 2023

Soueïda, le 1er septembre 2023.

Par Sadiq Abdoul Rahman

Rédaction A l’Encontre : note introductive d’actualité.
[Le 15 août, le ministère du Commerce du gouvernement dictatorial de Bachar al-Assad a annoncé la levée totale des subventions sur l’essence et une levée partielle des subventions sur le diesel. Cette décision intervient conjointement à une dévaluation massive de la livre syrienne : officiellement, le taux de change se situait à 8542 livres pour 1 dollar. En fait, sur le marché dit parallèle, le taux se situait à 14’300. Cette dégringolade a entraîné une flambée des prix – des biens de consommation aux médicaments en passant par les transports et les services de base – car les commerçants fixent le prix de leurs marchandises en fonction de la valeur de la livre sur le marché parallèle. Cela se combine avec des coupures permanentes d’électricité, avec leurs répercussions multiples sur la vie quotidienne.

Le gouvernement tente de se défausser en pointant le rôle des sanctions internationales. En fait, comme le souligne Joseph Daher : « Il y a d’abord le déficit commercial de plusieurs milliards de dollars par année : c’est une pression énorme sur la livre. Ensuite, vous avez l’incapacité d’attirer des investissements étrangers mais qui n’est pas simplement due aux sanctions mais à l’environnement syrien de guerre, marqué par un régime prédateur au niveau des ressources financières et qui n’est pas un gage de confiance pour les investisseurs étrangers. » (RFI, 26 juillet 2023) Le pari de la dictature, suite à sa réintégration dans la Ligue arabe en mai 2023, ne se concrétise donc pas par l’arrivée d’investissements, entre autres issus des pays du Golfe.

D’après l’ONU, 90% de la population syrienne vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Plus de 15 millions de Syriens et Syriennes ont besoin d’assistance humanitaire, une tendance qui se poursuit depuis plusieurs années, alertait en juin 2023 le Comité international de la Croix-Rouge. Cette insécurité alimentaire systémique ne peut être séparée des modalités de la guerre menée par le pouvoir contre les rébellions [1]. Une dimension supplémentaire de la « crise humanitaire » réside dans le déplacement contraint de 6,7 millions de Syriens à l’intérieur du pays et de 5,6 millions qui, souvent, s’affrontent à une situation de survie en tant que réfugié·e·s dans les pays voisins.

C’est dans ce contexte socio-économique de détérioration extrême des conditions de vie que, dès mi-août 2023, des manifestations ont pris leur essor contre le pouvoir d’Assad dans les régions de Soueïda et Deraa, puis dans des villes telles qu’Alep, Deir Ezzor et Jablé. Dans une localité près de Damas, Zakia, des slogans hostiles à Bachar al-Assad tapissaient les murs. Selon divers observateurs, ces manifestations expriment des revendications multiples, renvoyant à la fois aux traits forts qui ont marqué la Syrie depuis 2011 et à l’histoire plus locale et régionale. Ainsi, pour faire exemple, Shadi al-Dubaisi, 25 ans, manifestant à Soueïda – la population druze y est dominante – indique à Middle East Eye (1er septembre 2023) : « Il s’agit de demander des comptes à Bachar al-Assad et à tous ceux qui ont commis des crimes et de demander la libération des prisonniers et des personnes disparues. » Selon la même source, une vidéo « partagée sur internet montre des manifestants incendier un panneau représentant Assad ». A Deraa, ville qui a été le point de départ du mouvement de 2011, Abu Ali, sexagénaire, indique qu’il veut vivre « dignement et libre » et sous un système démocratique : « Notre première exigence est d’appeler à la libération des prisonniers et de connaître le sort des personnes qui ont disparu de force. Après cela, nous voulons voir une amélioration des services publics tels que l’approvisionnement en eau et en électricité et que les prix des carburants soient cohérents avec les revenus d’un Syrien lambda. » (MEE)

Cette relance ouverte de mise en cause de la dictature de Bachar al-Assad suscite concrètement et par nécessité des interrogations parmi l’opposition progressiste au régime. L’article que nous publions ci-dessous, traduit de l’arabe, reflète les réflexions de forces militantes qui saisissent la profondeur de la crise socio-économique et politique et cherchent à saisir les éléments de continuité et de discontinuité de la lutte populaire pour la difficile conquête des droits sociaux et démocratiques, une volonté de conquête qui se déroule à l’ombre d’une révolution assiégée et contrebattue.]


[1] Cette stratégie répressive du régime a été étudiée, à propos de la région de Damas, dans l’étude historique de Leila Sibai et Mariana Karkoutly « Kneel or Starve. On the use of siege and starvation as a method of warfare in South Damascus ».

*****

Sadiq Abdoul Rahman, Al Jumhurieh

La nouvelle vague de protestations en Syrie a ravivé l’espoir d’un changement politique dans le pays. Elle a également ouvert la porte à de larges discussions sur la révolution de 2011 et ses symboles, ses slogans et ses méthodes, ainsi que sur la voie qui a conduit le pays dans l’impasse actuelle et sa dévastation. Mais avant cela voyons quels sont les scénarios théoriques possibles pour parvenir au changement souhaité en Syrie ?

Le premier scénario est celui de manifestations pacifiques et de grèves dans les grandes villes de Syrie, y compris nécessairement dans la capitale Damas, qui perturberaient complètement le pays et obligeraient le régime à faire des concessions et à changer par lui-même. Cette option a échoué en 2011 et il n’y a pas de signes indiquant sa survenue et son succès dans un avenir proche.

Le deuxième scénario serait que le régime accepte le processus de transition pour mettre un terme à la terrible détérioration de la situation du pays. Nous disposons d’un processus défini dans les résolutions de l’ONU pour cela, avec des engagements internationaux à lever les sanctions et à commencer la reconstruction après la fin du conflit. Mais rien qui provienne du régime ne suggère la possibilité de suivre cette voie de la transition et, au contraire, Bachar al-Assad et ses acolytes semblent préférer les guerres sans fin.

Le troisième scénario serait que la situation régionale et internationale change, conduisant à l’élimination de Bachar al-Assad, par les mains de puissances occidentales ou celles de l’un de ses alliés, dans le cadre de nouveaux arrangements dans la région ou dans le monde. Ce scénario reste toujours possible, sauf qu’il n’existe actuellement aucune information fiable sur la maturité de ces circonstances, et que les Syriens n’ont aucun contrôle sur elles, et qu’ils devront faire face à ses conséquences sans participer à décider comment et quand cela se produirait.

Il semble que certains aient encore à l’esprit qu’il existe un quatrième scénario possible, à savoir l’arrivée d’opposants armés au cœur de Damas et le renversement du régime par la force, mais cela n’est plus une hypothèse aujourd’hui, même d’un point de vue théorique. Car le retour de cette option dans le champ des possibles nécessite un miracle qui consiste dans le retrait des forces étrangères [Iran, Russie], pour laisser les belligérants syriens se battre sans aucun soutien extérieur direct à aucune des parties.

Nous avons donc théoriquement trois scénarios, alors que le mouvement de protestation se renouvelle aujourd’hui en Syrie et atteint un apogée majeur avec les courageuses manifestations de Soueïda qui rappellent les jours de la révolution pacifique et de ses places en 2011.

Il n’y a aucun signe indiquant que l’un de ces scénarios soit imminent, mais ces protestations pourraient ouvrir la porte à la réalisation de l’un d’entre eux, ou qu’elles ouvriront la situation à d’autres possibilités que nous ne connaissons pas encore aujourd’hui.

Il y a un élément qui peut intervenir dans l’équation et qui changerait le cours des événements, il s’agirait d’un basculement généralisé parmi les partisans du régime, en particulier ceux de la communauté alaouite, qui conduirait la majorité d’entre eux à abandonner son soutien au régime et certains d’entre eux à s’engager dans la lutte contre lui, et ainsi ouvrir la voie au démarrage du processus de changement par une fissure intervenant au sein du noyau dur du régime ou alors son complet isolement face à la société.

Ceci nécessite un processus long et patient, mais sans cela il n’y a pas de place pour un changement politique en Syrie, sauf avec une intervention internationale qui pourrait ne jamais avoir lieu.

Ce basculement nécessite de nombreuses conditions objectives, dont l’appel brusque des gens à affronter la mort dans les rues ne fait pas partie, ni même cette espérance d’un départ rapide du régime en un éclair.

Certaines de ces conditions sont assurées par le régime lui-même : sa brutalité, sa corruption et son incapacité à garantir un niveau minimum de dignité et de pain à la population. D’autres nécessitent une action nationale organisée et des conditions internationales et régionales favorables, mais également des efforts de la part des opposants au régime actuel et des masses de la révolution de 2011 à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie.

Au sommet de ces efforts se trouve l’abandon du discours « Où étiez-vous quand nous y étions ? » et le renoncement de faire honte aux manifestants pour leur « révolution de la faim » [actuelle] en comparaison à la « révolution de la dignité » censée être plus respectable. Mais il s’agit aussi d’accepter que la mise en cause des criminels de toutes les parties viendra après la transition politique et dans le contexte d’un programme de justice transitionnelle ; et d’accepter de même que le récit des révolutionnaires sur leur révolution ne peut à aucun moment atteindre un consensus national, et aussi que leurs drapeaux et slogans ne peuvent pas représenter tout le monde, et pas même tous les Syriens qui souhaitent se libérer du régime.

Mais surtout abandonner complètement le discours du djihadisme islamique et le pari sur ses factions, ses batailles et ses armes.

Il y a des partisans du régime qui changent de position, et il y a de nouvelles générations de jeunes filles et de jeunes hommes qui étaient enfants en 2011 ainsi que de larges secteurs qui étaient restés neutres qui pourraient être intéressés aujourd’hui par s’engager dans une lutte pour le changement, mais la plupart d’entre eux ne s’engageront pas dans la lutte contre le régime sous le drapeau vert syrien. Dans ce cas, les révolutionnaires de 2011 doivent se considérer comme faisant partie du mouvement de changement en Syrie, et non comme ses représentants ni comme ses pères spirituels.

Cela ne signifie pas que nous abandonnons notre histoire, nos symboles et notre héritage révolutionnaire. Cela signifie plutôt que nous sommes humbles et reconnaissons les défaites, les évaluations erronées, le passage du temps et les transformations de la réalité. Cela signifie que nous nous rappelons que le but n’est pas la victoire de notre propre version, mais plutôt qu’elle consiste à nous débarrasser des Assadistes et de clore de leur longue page sanglante. Puis la marche sur la voie d’une vie décente et de la justice en poursuivant les criminels de guerre et en construisant un pays vivable.

L’esprit de 2011 et ses slogans sont clairement présents dans la vague de protestation actuelle, mais ce qui ne devrait en aucun cas être présent, c’est l’échec de ses méthodes, de sa rhétorique et de ses paris, et bien entendu la division permanente des Syriens en fonction de leurs positions à ces sujets. Aujourd’hui, nous devons prendre des mesures pour parvenir à un changement dans notre pays. Nous aurons alors suffisamment de temps pour défendre notre histoire et ses symboles, et pour raconter notre histoire en Syrie, même aux oreilles des Syriens qui ne la connaissent pas, mais aussi à celles des autres Syriens qui la savent et la nient sans parvenir à nous faire taire avec leurs armes et leurs services de sécurité. (Article paru le 29 août 2023 dans Al Jumhurieh – La République –, site web d’études et de débats créé en mars 2012 à Istanbul par un groupe d’intellectuels syriens exilés ; traduction française de l’arabe pour A l’Encontre par Suzanne Az)

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