Édition du 12 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Haïti-Mathew : Domination étrangère et fragilité structurelle

Non, le peuple haïtien n’est pas responsable de la situation du pays !

Nous nous inclinons devant l’immense perte en vies humaines et la dévastation causée par le cyclone Mathew. Devant de telles souffrances, les mots manquent pour exprimer notre compassion et notre sympathie envers les victimes et les laissés-pour-compte de cette terrible tempête.

Comme d’habitude, c’est le peuple qui fait les frais de cette catastrophe, c’est lui qui attend, seul, abandonné, l’aide d’un État incapable et impuissant. C’est lui encore, comble d’ironie !, qu’une certaine presse internationale, en mal de sensations, accuse d’être à l’origine de son malheur et de celui du pays. Une « journaliste » d’une chaine de télévision nord-américaine n’a-t-elle pas expliqué la déforestation en disant que ce sont des enfants affamés qui ont bouffé les arbres !

Ainsi le peuple est victime et en même temps responsable de sa propre situation, de sa propre désolation. Les clichés pleuvent de partout : « Haïti : pays le plus pauvre de l’hémisphère », « Haïti : pays dirigé par des corrompus », « Haïtien veut dire haïr les siens », etc. Que n’a-t-on pas dit pour illustrer notre incapacité « génétique » à nous prendre en main ? C’est pourquoi, la déréliction, le sentiment d’abandon du peuple est perçu avec un certain sadisme qui ne dit pas son nom.

Dans une lettre qu’il fait parvenir à son épouse peu de temps avant de mourir, Patrice Lumumba écrit : « C’est le Congo, c’est notre pauvre peuple dont on a transformé l’indépendance en une cage d’où l’on nous regarde du dehors, tantôt avec cette compassion bénévole, tantôt avec joie et plaisir. »

La métaphore de la cage nous sied parfaitement en ce début du 21e siècle, après plus de 210 ans d’indépendance. On nous regarde du dehors, les yeux embués par des larmes de crocodile et le regard obstrué par une épaisse brume qu’entretient la grande presse, et on se demande pourquoi ce petit pays dirigé par des Noirs ne peut effectuer aucun progrès. Un petit pays qui a été secouru tellement de fois par l’international ! Qui a reçu des millions de dollars d’aide ! Pourquoi cette destinée ? Cette malédiction ?

Il fut un temps où l’Occident, imprégné de l’idéologie de la suprématie blanche, clamait haut et fort qu’un pays composé de Noirs ne pouvait réussir sans l’aide du Blanc. C’était l’époque du colonialisme. Aujourd’hui cette idéologie est bel et bien vivante ; on la voit à l’œuvre de façon insidieuse, subtile, dans les entrelignes d’un article consacré à l’aide, dans les poignées de main, le regard de ces coopérants qui veulent enseigner aux Haïtiens les multiples façons dont fonctionnent les « pays civilisés », etc.

Pourtant l’histoire est là, et elle nous enseigne que cette fragilité structurelle est le résultat d’un long processus de saccage et de pillage, que ce processus est lié à l’occupation et la domination étrangère. Du système esclavagiste, en passant par l’occupation américaine, à l’imposition des politiques néolibérale, la destruction de notre environnement se poursuit d’une échelle à l’autre.

On oublie souvent que « La perle des Antilles » ne fournissait pas seulement du sucre, du café à l’Europe, elle produisait aussi des centaines de milliers de tonnes métriques de bois pour meubler le vieux continent. Entre 1770 et 1804, plus 60 000 tonnes métriques sont envoyés en Europe1. À partir de 1820 jusqu’au début du 20e siècle, le paiement de la dette de l’indépendance allait constituer la raison principale pour continuer à exploiter à outrance nos terres et nos paysans.

Tout au long du 20e siècle, le pillage se poursuit sous l’occupation et la domination américaine. L’un des éléments les plus emblématiques de cette destruction est la mise à sac de la forêt des pins. Cette destruction effectuée par la Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole (SHADA) a été justifié par l’Oncle Sam au moyen d’arguments liés à ses besoins en matière de production de caoutchouc (2).

Au cours des années 1980 et 1990, l’imposition des mesures d’ajustement structurel a renforcé la fragilité de notre environnement. À l’instar des entreprises locales, l’économie paysanne a été systématiquement détruite. Sa survie est plus que jamais compromise malgré les efforts héroïques des paysans et de plusieurs compatriotes pour la sauvegarder.

Il faut donc remonter à l’histoire pour comprendre les causes de cette fragilité, de ces dévastations causées par la moindre tempête, alors que près de nous Cuba, seul, résiste, surmonte, ouragans, cyclones, tempêtes et…embargo.

Notre histoire est celle d’une domination étrangère continue ! Qu’elle prenne la forme du colonialisme, de l’occupation ou du néocolonialisme avec une classe dirigeante totalement antinationale, aliénée ou d’un État assujetti, elle est fondamentalement la même, par ses objectifs et par son contenu.

Seule la prise en charge de nos ressources, de notre agriculture, de nos terres, de notre culture, de notre territoire, de notre environnement, de notre mémoire de peuple martyr mais résistant peut nous aider à construire une nouvelle Haïti !

Notes

1 « De Kiskeya à Haïti, mais où sont passés les arbres », documentaire réalisé par Mario Delatour

2 Cf. Myrtha Gilbert, SHADA. Chronique d’une extravagante escroquerie, Port-au-Prince, 2011.

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