Tiré de À l’encontre.
A la suite de la réunion, Donald Trump et les porte-parole de son administration tentent de donner une tournure positive aux pourparlers qui ont échoué, tout en blâmant la Chine pour cette rupture. Le prétexte invoqué était que la Chine avait renié un accord antérieur et en avait modifié les conditions lors de son arrivée à Washington. Donc, ce serait la Chine qui a causé l’effondrement, et pas les Etats-Unis. Comme les marchés boursiers se sont effondrés, Trump s’est rapidement rattrapé en affirmant avait reçu une belle lettre du président chinois, Xi, et que ce n’était pas si mal.
Mais ne vous y trompez pas, un « rubicon » des négociations commerciales a été traversé. La véritable guerre commerciale commence peut-être. Ou encore, tout cela peut être du théâtre afin de donner l’impression que les deux parties agissent durement et qu’une entente sera conclue cet été. Mais ce scénario est peut-être en train de s’estomper. Les guerres commerciales – comme les guerres « chaudes » – ont leur propre dynamique. Une fois lancées, elles poussent leurs adversaires dans des directions qu’ils n’ont peut-être pas recherchées au départ.
Alors, qui est responsable de la rupture commerciale de la semaine dernière ?
A écouter Trump et ses néoconservateurs, ce serait les Chinois qui seraient maintenant à l’initiative du changement de la politique étrangère (et commerciale) des Etats-Unis. Ils ont modifié l’accord à la dernière minute. Mais qui a vraiment fait les changements ? Qui a déclenché le processus ? Et comment ?
Si les Chinois sont revenus sur certaines conditions de l’accord, c’est clairement en réponse à l’équipe commerciale de Trump-neocon qui a commencé à faire marche arrière. Voici ce que l’équipe de Trump a fait.
– Les États-Unis ont déclaré publiquement la semaine précédente qu’ils maintiendraient leurs droits de douane même après la conclusion d’un accord. Cela violait l’accord selon lequel les deux parties supprimeraient les nouveaux tarifs douaniers une fois qu’un accord aurait été conclu (100 milliards de dollars US pour les Etats-Unis et 250 milliards de dollars US pour la Chine).
– Trump a menacé d’imposer des droits de douane sur les 300 milliards de dollars d’importations chinoises restants.
– Les Etats-Unis ont signalé que la Chine devrait non seulement arrêter le transfert de technologie des entreprises américaines actives en Chine, mais qu’elle devrait partager son développement technologique avec les Etats-Unis si elle voulait un accord. Cela comprenait les technologies de prochaine génération sensibles sur le plan militaire comme la 5G, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.
– Les Etats-Unis ont exigé que la Chine cesse de subventionner ses entreprises d’Etat au moyen de prêts à faible taux d’intérêt qui mettent les multinationales américaines dans une position non concurrentielle en Chine (même si les Etats-Unis ont continué à subventionner leurs firmes par des réductions d’impôts, des crédits commerciaux, etc.).
– Les Etats-Unis ont indiqué qu’ils poursuivraient leurs efforts à l’échelle mondiale pour empêcher leurs alliés de conclure des affaires avec des entreprises technologiques chinoises comme Huawai, ZTE, China Mobile, etc. même après la conclusion d’un accord.
Si l’on voulait faire échouer les négociations à la dernière minute, c’était certainement la bonne façon de le faire. Et comme je le dis depuis un an, le sabordage est exactement ce que les tenants de la ligne dure néoconservatrice face à la Chine, qui dirigent les négociations états-uniennes, ont toujours voulu. Ils ne veulent pas d’un accord pour réduire le déficit commercial des marchandises américaines avec la Chine, et ils sont prêts à renoncer aux concessions importantes que la Chine a déjà faites aux Etats-Unis dans les négociations sur l’accès des entreprises américaines aux marchés chinois, s’ils ne peuvent pas aussi arrêter le développement technologique de la Chine – en particulier dans les technologies clés de la prochaine génération d’IA, la cybersécurité et la 5G.
Il ne s’agit pas seulement des nouvelles industries de la prochaine décennie, ce sont aussi les nouvelles technologies ayant des implications militaires majeures. Si la Chine parvient à la parité ou fait un bond en avant par rapport aux Etats-Unis dans ces domaines, cela pourrait bouleverser la domination militaire de l’empire américain.
Dès le tout début des négociations avec la Chine, en mars 2018, la question technique était au cœur des préoccupations. En août 2017, Robert Lighthizer, chef de l’équipe de négociation américaine, a publié un rapport alarmant selon lequel le plan de la Chine pour 2025 visait à dépasser les Etats-Unis dans ces trois domaines technologiques. Ce rapport assurait que la Chine volait en fait la technologie américaine aux entreprises états-uniennes dans ces secteurs. Le rapport suivant de mars 2018 de Lighthizer l’a prétendument prouvé. La guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine a ensuite été lancée ce mois-là.
Au début, la délégation américaine était dirigée par le secrétaire au Trésor, Steve Mnuchin. Il a mené une équipe à Pékin et est revenu en indiquant qu’un accord avait été conclu avec la Chine. Dans le cadre de cet accord, il a par la suite été révélé publiquement que la Chine avait accepté d’accorder aux banques et aux entreprises américaines une participation de 51% ou plus dans des coentreprises en Chine. C’était la principale demande des banquiers américains. La Chine a également indiqué, comme elle l’a révélé plus tard, qu’elle achèterait pour 1000 milliards de dollars de plus de nouveaux produits agricoles, de gaz naturel et de biens manufacturés aux Etats-Unis au cours des cinq prochaines années. Voilà pour le déséquilibre et la question du déficit commercial des marchandises. Ces deux concessions ont été des victoires majeures pour Mnuchin et les Etats-Unis. Mais la Chine a apparemment refusé de bouger sur la question majeure de la technologie de nouvelle génération. Elle a suggéré des concessions, mais, en l’absence d’un accord final, elle n’accepterait pas les demandes américaines avant un accord complet.
Au cours de l’été 2018, la faction néoconservatrice a réaffirmé son contrôle sur l’équipe de négociation commerciale américaine. L’attaque de Mnuchin contre Peter Navarro, un néoconservateur anti-Chine, a été contrée et Lighthizer l’a réintégré dans l’équipe. Au cours de l’été, les néoconservateurs ont renforcé leur influence et leur contrôle sur la politique étrangère de Trump, lorsque Mike Pompeo a pris en charge le Département d’Etat, et que John Bolton, néoconservateur notoire, est devenu conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis. Ses copains (Elliott Abrams, Miller, etc.) se voient également confier des rôles plus importants dans l’administration. Ce sont eux qui ont déclaré la guerre en Irak en 2003 et après. Et ils sont de nouveau sur le même chemin.
Dans le domaine du commerce, ils ont clairement convaincu Trump qu’une position plus agressive sur les négociations commerciales finira par produire une plus grande « victoire » pour les Etats-Unis. Ils sont à l’origine d’invoquer « la sécurité nationale » comme excuse pour imposer des sanctions et utiliser les tarifs douaniers et les sanctions afin d’intimider et de forcer les opposants (y compris les alliés) à faire de grandes concessions.
Nous constatons cette attitude agressive et à haut risque non seulement dans les négociations commerciales avec la Chine, mais aussi face à d’autres pays. Elle est à l’origine de l’échec des négociations avec la Corée du Nord sur les missiles et les armes nucléaires. (Les Nord-Coréens ont proposé de démanteler un certain nombre de sites si les Etats-Unis levaient un nombre égal de sanctions. Mais les néocons ont refusé, affirmant que tous les sites devaient être démantelés avant même que les Etats-Unis n’envisagent de lever toute sanction. Ce n’est pas un bon point de départ dans des négociations avec qui que ce soit. Car cela signifie : capitulez et puis nous allons penser à la levée des sanctions.) […] C’est général dans la politique étrangère de l’administration Trump. Et c’est ce qui s’est passé récemment dans le cadre de l’éclatement des négociations commerciales avec la Chine.
Les partisans de la ligne dure anti-Chine – Lighthizer, Navarro et Bolton – ne veulent pas d’accord avec la Chine. Ils veulent une capitulation sur la question des technologies. Ils sont alignés sur le Pentagone américain, le complexe militaro-industriel et la faction de droite du Congrès concernant les échanges commerciaux.
Il y a eu des combats au sein de l’équipe commerciale depuis le début. La faction néoconservatrice a été en concurrence avec les banquiers américains – un secteur économique d’importance qui veut les 51% dans les coentreprises vise un contrôle plus profond en Chine. La Chine l’a déjà accepté et a même commencé à le mettre en œuvre. Le secteur lié aux exportations de gaz naturel et à l’agriculture veut plus d’achats de ses produits. La Chine a déjà exprimé son accord sur ce point également. Mais depuis la mi-2018, la faction néoconservatrice qui a l’oreille de Trump mène la politique.
C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis ont « déplacé les poteaux des buts » la semaine précédant la visite de la délégation chinoise à Washington les 9 et 10 mai pour finaliser un accord. Ils ont annoncé ou rendu publiques toutes les conditions américaines de retrait bien avant que l’équipe chinoise n’arrive : le maintien des tarifs américains malgré un accord, le partage nécessaire de la technologie sans tenir compte des limites au transfert de technologie en Chine, la demande que la Chine cesse de subventionner ses entreprises d’Etat (même si les Etats-Unis continueraient à subventionner les entreprises américaines par des réductions fiscales massives, par des subventions à l’exportation et à l’importation, et par des paiements directs du gouvernement américain), etc.
La réponse de la Chine a été d’envoyer son vice-président et chef de son équipe de négociation, Liu He, à Washington. Ils ont rétorqué qu’ils riposteraient aux tarifs douaniers américains en augmentant leurs propres tarifs et que la Chine ne capitulerait pas sur les questions de « principe » (lire le développement technologique et son plan « Chine 2025 »).
Alors, qu’est-ce qui va se passer ? S’agit-il d’une véritable rupture ou simplement d’une pause, les deux parties se faisant passer pour des durs ?
Le conseiller de Trump Larry Kudlow a participé à des talk-shows sur les chaînes nationales le dimanche 12 mai et a admis que Trump et le président chinois Xi ne se rencontreraient pas avant juin lors de la prochaine réunion du G20, peut-être. Il ne fait aucun doute que certaines discussions se poursuivront à Pékin dans l’intervalle. Mais il est maintenant beaucoup moins probable qu’un accord soit conclu cette année. Mais c’est ce que les Américains préfèrent, à part la capitulation de la Chine.
Les néoconservateurs ont apparemment convaincu Trump qu’une guerre commerciale plus profonde avec la Chine serait une bonne politique intérieure. L’économie américaine montre des signes de ralentissement dans des secteurs clés de l’investissement des entreprises et de la consommation des ménages. La guerre commerciale avec la Chine a entraîné une forte baisse des importations en provenance de ce pays. Des importations plus faibles se traduisent par des « exportations nettes » plus élevées, ce qui augmente les chiffres du PIB. Moins d’importations étant donné les tarifs douaniers signifie donc un PIB plus élevé. Cela pourrait compenser en partie le ralentissement de l’économie américaine en 2019-2020.
Les néoconservateurs croient que l’économie de la Chine ralentit également et que son marché boursier est fragile. La Chine ne peut pas mener une guerre commerciale plus décidée concernant les tarifs douaniers avec les Etats-Unis. Elle finira par capituler et par accepter les demandes états-uniennes, y compris en matière de technologie, disent-ils, sans avoir de doute. Et Trump achète l’argument.
Mais il y a des effets économiques potentiels aux guerres, y compris les guerres commerciales, que les néoconservateurs et leur obsession pour la puissance impériale américaine ne comprennent pas ou ne veulent pas reconnaître. Ils pensent peut-être qu’ils l’emporteront avant que les problèmes économiques ne se produisent. Les effets négatifs se traduisent également par une forte contraction correspondante de la valeur des actions américaines. Cela semble maintenant apparaître. Parmi les aspects négatifs, on peut citer une forte hausse de l’inflation des biens de consommation aux Etats-Unis, les droits de douane plus élevés sur les importations chinoises se répercutant sur l’économie américaine. Cela réduira les dépenses de consommation et les investissements des entreprises américaines, déjà fragiles, à mesure que les coûts augmenteront pour les deux pays. La confiance des entreprises et des consommateurs est encline à une contraction majeure, et la guerre commerciale pourrait bien suffire à faire pencher la balance. La hausse de l’inflation pourrait forcer un nouveau conflit avec la banque centrale, la Fed, car elle relève à nouveau les taux d’intérêt pour financer un déficit budgétaire américain encore plus important et la dette causée par le ralentissement économique.
Mais si le pire se produit sur le plan économique, les néoconservateurs chuchotent sans aucun doute à l’oreille de Trump qu’il peut alors accuser les Chinois d’avoir provoqué l’effondrement du marché boursier américain et la récession économique – et en plus viser les démocrates. Il peut ressusciter ses appels extrêmes à sa base en utilisant le « nationalisme économique » de 2016, affirmant une fois de plus que ce sont les « étrangers » et les « socialistes » (c’est-à-dire tous ceux qui proposent une diminution des dépenses militaires, qui s’opposent à la réduction des impôts pour les riches, aux coupes dans l’éducation publique et dans les programmes sociaux, etc.).
Nous vivons en effet une période dangereuse pour les États-Unis, tant sur le plan économique que politique. Comme le disent maintenant même les dirigeants du Parti démocrate, une véritable crise constitutionnelle se prépare aux Etats-Unis, alors que Trump insiste pour gouverner en prenant appui sur ses 35% de partisans et en envoyant au diable le reste du pays. Sans parler qu’il gouverne en marge des droits constitutionnels du Congrès.
C’est aussi une période dangereuse pour l’économie américaine et pour l’économie mondiale. Clarté est faite : pour cela nous pouvons remercier l’influence croissante et les politiques désastreuses des néoconservateurs qui contrôlent à nouveau fermement la politique américaine, puisque Trump est maintenant aligné avec eux sur presque tous les fronts politiques.
Article publié sur le site ZNet, en date du 14 mai 2019 ; traduction A l’Encontre.
Jack Rasmus est l’auteur de nombreux ouvrages, dont à paraître The Scourge of Neoliberalism : US Policy from Reagan to Trump’, Clarity Press, September 2019.
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