À l’Encontre
28 février 2021
Par Christos Stavrakakis
Régler des anciens comptes
Cette nouvelle contre-réforme est un effort pour accélérer la transformation néolibérale de l’enseignement supérieur – un projet poursuivi par la classe dirigeante grecque depuis 20 ans et plus intensément depuis 2006-2007. À l’époque, l’effort visant à modifier l’article 16 de la Constitution – qui protège l’éducation en tant que droit public et gratuit pour tous les citoyens – a été stoppé par un mouvement militant. Les étudiants, inspirés par la victoire de leurs camarades français contre le CPE (Contrat première embauche) en 2006, ont occupé les universités pendant des mois. Les professeurs d’université ont fait grève de même. Des actions de solidarité, organisées par des comités unitaires, ont étendu la lutte « hors du campus ». Depuis cette défaite, les gouvernements successifs ont mis en œuvre une série de « réformes de l’éducation », essayant de subvertir l’essence de l’article 16 (qui est le caractère public de l’enseignement supérieur), « tranche par tranche ».
La plupart des nouvelles lois sur les universités ont provoqué une sérieuse résistance pendant toutes ces années, pas au niveau nécessaire pour obtenir une nouvelle victoire, mais néanmoins les universités sont restées une « épine dans le pied » de chaque gouvernement. Ainsi, cette dernière contre-réforme, en même temps que ses autres dispositions néolibérales, tentent de créer une nouvelle « réalité » autoritaire sur les campus, en créant une police universitaire. Ce nouvel organe sera différent du personnel de sécurité qui est habituellement soumis aux conseils d’administration des universités. C’est une force de police qui va rendre compte directement à la police grecque et au ministère de la « Protection des citoyens » (nom orwellien donné au ministère en charge de la police et de la répression). Jusqu’à l’été dernier, les universités publiques étaient des lieux d’asile. La police n’était pas autorisée à y entrer ou à intervenir. Il s’agissait d’une conquête du mouvement étudiant, ayant un fort impact symbolique. Ce statut des universités découlait des suites de la répression sanglante contre l’occupation de l’Ecole polytechnique, en novembre 1973, contre la junte militaire (installée en 1967). Le 17 novembre, un char a brisé les portes et les forces de police et de l’armée sont entrées dans le bâtiment.
L’été dernier 2020, le gouvernement a abrogé le statut de lieu protégé (« asile »), qui était considéré comme une « relique du passé » puisque nous vivons dans une dite démocratie. Abroger l’asile et permettre à la police d’entrer occasionnellement sur le campus n’était pas suffisant pour le gouvernement, qui montre aujourd’hui ses véritables intentions si peu démocratiques. Considérant que le mouvement étudiant a été un obstacle puissant aux restructurations néolibérales des dernières décennies, le gouvernement grec veut établir une présence permanente de la police dans les universités, afin de terroriser les étudiant·e·s et d’éliminer les possibilités de luttes futures.
La néolibéralisation et l’affirmation des inégalités de classe
L’un des principaux aspects de la nouvelle contre-réforme de l’éducation vise à approfondir le caractère néolibéral de l’enseignement supérieur. Cela signifie que les universités publiques deviennent progressivement plus adaptées aux besoins du « marché libre ». Le fait de pouvoir étudier dans une université publique, voire dans un établissement privé, deviendra un privilège et ne sera plus un droit constitutionnel. Jusqu’à récemment, il n’y avait aucun droit d’inscription dans les universités publiques grecques. Au cours de la dernière décennie, le budget de l’éducation a été de plus en plus réduit. Par conséquent, les universités publiques perdent leur capacité de fournir un enseignement supérieur de qualité, car elles ne disposent ni des infrastructures ni du personnel enseignant nécessaire. Privées de ressources, la majorité des administrations universitaires ont déjà été amenées à introduire des frais d’inscription dans les études de troisième cycle. Il est évident qu’il en sera de même à terme pour les études de premier cycle, tant les financements publics sont faibles.
Dans le même temps, le gouvernement a voté une loi, selon laquelle les diplômes des universités publiques et des « universités » privées sont équivalents. Les universités publiques relèvent du ministère de l’Education alors que les « universités » (au sens d’institut d’éducation supérieure) privées sont des entreprises. Les étudiants des structures privées sont simplement des « clients » qui ont la possibilité d’acheter un certain diplôme ou une certaine expertise.
Si nous prenons en considération le fait que la nouvelle loi met en œuvre de sérieuses limitations à l’accès aux universités publiques – ayant trait aux résultats des étudiants durant leur dernière année de lycée, résultats qui déterminent l’accès à l’université et à quelle université, géographiquement –, alors nous pouvons envisager le processus suivant. Le système d’éducation publique va être réduit au profit des entreprises d’éducation privées qui verront, par la suite, augmenter leur clientèle potentielle. Cela aura à son tour un impact majeur sur les étudiants issus des classes populaires puisque leur droit constitutionnel à l’enseignement public est compromis – bien que cela ne se fasse pas par le biais d’une réforme constitutionnelle.
L’autoritarisme et la police universitaire
Le deuxième aspect principal de la contre-réforme de l’enseignement est celui d’un nouveau cadre autoritaire. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de limite de temps pour obtenir un diplôme, quelle que soit la durée indiquée des études. Pour les universités publiques, cette durée des études est officiellement de quatre ou cinq ans. Mais après quatre ou cinq ans, une personne peut toujours poursuivre ses études aussi longtemps que nécessaire pour obtenir le diplôme, ce qui est en lien direct avec la nécessité ou non de travailler pour se « payer » des études.
Selon la nouvelle loi, les étudiants seront désormais expulsés définitivement s’ils n’obtiennent pas leur diplôme après n+2 ans (n : la durée officielle des études, qui est de quatre ou cinq ans). Le dénigrement des « éternels étudiants » qui sont une « charge » pour le budget public, ne tient pas. Après la fin de la durée officielle des études, les étudiants qui ont poursuivi leurs études ont déjà perdu tout « privilège » d’étudiant (comme les réductions sur les frais de transport public ou le droit d’avoir une chambre dans les dortoirs). Un nouveau cadre étouffant est mis en place, puisque près de la moitié de la population étudiante doit, en même temps, avoir un (au moins) emploi à temps partiel (précaire et très peu rémunérateur,) afin de subvenir économiquement à ses besoins (une raison sérieuse pour prolonger les études, en contraste avec le stéréotype de « l’éternel étudiant », paresseux ou gâté).
Désormais, vous ne pouvez terminer vos études et obtenir votre diplôme que si vous en avez les moyens et que vous n’avez pas l’obligation d’avoir un emploi à temps partiel afin de joindre les deux bouts. Et pour ce faire, vous devez être très concentré sur vos études et ne pas avoir de temps libre ni de temps pour socialiser ou être engagé dans une activité politique.
Le point le plus explosif de la nouvelle loi est la création d’une police universitaire. Comme mentionné, depuis la chute de la dictature en 1974, aucun gouvernement ne s’est engagé à installer des forces de police dans les universités. Il s’agissait d’un droit démocratique conquis que personne n’osait toucher. L’argument avancé par le gouvernement de Kyriákos Mitsotákis et les grands médias fut le suivant : la nécessité de prendre des mesures contre la violence et la criminalité à l’intérieur des universités. Ce qu’ils entendent réellement par « violence » et « criminalité », ce sont les assemblées d’étudiants, les universités occupées, le mouvement étudiant qui est devenu – plus d’une fois – un vrai cauchemar pour les gouvernements grecs successifs, au cours des dernières décennies. Cette attaque sans précédent est maintenant organisée, car le gouvernement a profité sans vergogne et lâchement du fait que les universités sont fermées depuis un an maintenant (en raison des mesures de confinement liées au Covid-19), ce qui permet d’éviter un affrontement direct avec les étudiants et les réactions sociales.
Le plus scandaleux est le fait qu’un millier de policiers vont être engagés pour cette nouvelle force de police, alors que le gouvernement insiste sur le fait qu’il n’y a pas d’argent pour engager des médecins et des infirmières pour le secteur de la santé qui subit une énorme pression. Il en va de même pour l’engagement d’enseignants afin d’organiser des classes plus nombreuses et plus petites (et donc plus sûres face au Covid-19). Ces nouveaux flics coûteront autant que le budget annuel des trois plus grandes universités grecques cumulé !
Sans mentionner le plus de dix milliards d’euros qui seront dépensés en armement militaire, à commencer par les 2,5 milliards d’euros alloués au gouvernement d’Emmanuel Macron pour l’achat d’avions de guerre Rafale. Il convient de mentionner que le coût de chaque Rafale est égal au coût de 1300 nouvelles unités de soins intensifs (la Grèce en compte environ 1000 au total).
Une résistance massive contre la « réforme » du système éducatif
Même si le gouvernement a essayé de contourner les réactions sociales, il n’a pas réussi. Malgré les contraintes imposées par la pandémie aux rassemblements publics, bien que les universités soient fermées depuis un an, empêchant ainsi les rassemblements de masse ou la mobilisation sur le campus, nous avons connu ces dernières semaines des manifestations étudiantes les plus massives dans toute la Grèce. Au cours des derniers mois, il y a eu un certain niveau de résistance sociale sur différents fronts : l’anniversaire du soulèvement de l’Ecole polytechnique le 17 novembre ; la commémoration du meurtre d’Alexis Grigoropoulos, âgé de 15 ans, par la police le 6 décembre 2008 ; une mobilisation féministe lors de la Journée pour mettre fin aux violences contre les femmes le 25 novembre 2020 ; une grève du secteur public et des mobilisations dans des secteurs, principalement dans les hôpitaux.
Toutefois, en raison de la pandémie et de la répression étatique, il s’agissait surtout d’actions symboliques de minorités militantes qui bénéficiaient d’un certain soutien populaire qui ne se traduisait toutefois pas par une présence physique : c’était une sorte de « résistance déléguée ». L’attaque des universités publiques a donné lieu aux plus grandes manifestations de masse, réelles, ces derniers mois. Pendant plus d’un mois, chaque semaine, une manifestation massive a eu lieu dans toutes les grandes villes et certaines d’entre elles ont été attaquées avec violence par la police. En plus de ces manifestations, diverses activités ont eu lieu à l’intérieur et à l’extérieur des universités, principalement à l’initiative de la gauche. Des recteurs des universités (qui ne pouvaient pas être qualifiés de radicaux) ainsi que des centaines d’universitaires avaient publiquement exprimé leur désaccord avec la nouvelle réforme. C’était un mouvement dynamique qui a insufflé un peu d’air frais dans les rues d’Athènes et d’autres villes. Certaines protestations et activités, même les jours suivant le vote de la loi (vote qui eut lieu le 11 février 2021), ont attiré un soutien et une importante participation.
Ce qui manquait, c’était un soutien plus actif du mouvement syndical, des enseignants, des lycéens, des parents, etc., un front social uni comme celui qui nous avait assuré la victoire en 2007. Les étudiant·e·s universitaires ont bénéficié d’un soutien social d’une partie importante de la société, mais nous n’avons pas vu le soutien actif et la solidarité nécessaires pour bloquer une telle réforme.
Ces lacunes ne signifient pas que les protestations des étudiants doivent être sous-estimées : ils donnent l’exemple en descendant dans la rue et nous espérons que ce message atteindra d’autres secteurs qui bouillonnent silencieusement de colère pendant tous ces mois. Il est important de comprendre ce qui est nécessaire pour remporter des victoires. Néanmoins, le mouvement étudiant de ces derniers mois a probablement été la plus importante mobilisation contre le gouvernement depuis le début de la pandémie.
La contre-réforme a déjà le statut d’une loi, certes, mais cela ne signifie pas que la partie est terminée. Lorsque les universités rouvriront, il y aura une lutte acharnée pour bloquer l’application de la loi. Ce qui s’est passé jusqu’à présent est le premier round de cette confrontation. La gauche radicale devrait étudier les leçons de ce cycle et se préparer pour le deuxième round. (Article reçu le 26 février 2021 ; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
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