Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

Gaza. Pathologies de la vengeance

Comment penser ce qui s’est passé le 7 octobre 2023 et ses suites ? Comment mesurer le poids de l’histoire coloniale ? Comment sortir de l’impasse ? S’appuyant en particulier sur les écrits de Frantz Fanon, l’intellectuel Adam Shatz répond à ces questions dans une longue analyse.

Tiré d’Orient XXI.

Le 16 octobre, Sabrina Tavernise, animatrice d’un podcast du New York Times, The Daily, s’est entretenue avec deux Palestiniens dans la bande de Gaza. Elle a d’abord interrogé Abdallah Hasaneen, un habitant de Rafah, près de la frontière égyptienne, qui ne pouvait capter le signal que depuis son balcon :

  • Alors, dites-moi, Abdallah, nous parlions des frappes aériennes qui ont eu lieu depuis samedi dernier et puis, bien entendu, de l’attaque meurtrière du Hamas contre Israël. Comment interprétez-vous cette attaque ? Quelle est votre opinion ?

Abdallah Hasaneen lui répond :

  • On ne peut pas mettre des gens en prison, les priver de leurs droits fondamentaux et s’attendre à ce qu’ils ne réagissent pas. On ne peut pas déshumaniser les gens impunément... Je ne suis pas membre du Hamas et je n’ai jamais été un grand fan du Hamas... Mais ce qui se passe ici n’a rien à voir avec le Hamas.

Tavernise (un peu embarrassée) : « Mais alors ça a à voir avec quoi ? » Il lui explique :

  • C’est un nettoyage ethnique du peuple palestinien, ça concerne 2,3 millions de Palestiniens. C’est pour ça que la première chose qu’a faite Israël a été de couper l’eau, l’électricité et la nourriture. Le problème ce n’est pas le Hamas. Le problème c’est que nous avons commis l’erreur d’être nés Palestiniens.

Une tombe à ciel ouvert

La deuxième personne interviewée par Tavernise était une femme, Wafa Elsaka, récemment retournée à Gaza après avoir travaillé comme enseignante en Floride pendant 35 ans. Ce week-end-là, Elsaka avait abandonné son domicile familial après qu’Israël eut ordonné au 1,1 million d’habitants du nord de Gaza de quitter leurs domiciles et de se diriger vers le sud en prévision d’une invasion terrestre imminente. Des dizaines de Palestiniens périrent sous les bombes alors qu’ils empruntaient des itinéraires dont l’armée israélienne leur avait garanti qu’ils étaient sans danger. Elle déclare à la journaliste américaine :

  • Nous avons vécu 1948, et tout ce que nous demandons, c’est de pouvoir élever nos enfants en paix. Pourquoi faut-il que l’histoire se répète ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? Ils veulent Gaza ? Que vont-ils faire de nous ? Qu’est-ce qu’ils vont faire de la population ? Je veux des réponses à ces questions, je veux en avoir le cœur net. Est-ce qu’ils veulent nous jeter à la mer ? Eh bien allez-y, faites-le, ne prolongez pas nous souffrances ! N’hésitez plus, faites-le... Avant, je disais que Gaza était une prison à ciel ouvert. Maintenant, je dis que c’est une tombe à ciel ouvert... Vous croyez que les gens ici sont vivants ? Ce sont tous des zombies.

Lorsque Tavernise a de nouveau interrogé Hasaneen le lendemain, elle lui a expliqué que toute sa famille s’était réfugiée dans la même pièce pour avoir au moins une chance de mourir ensemble.

Ces derniers jours, la situation à Gaza a atteint des extrêmes qui dépassent l’imagination, mais il n’y a là rien de vraiment nouveau. Dans un récit de 1956 intitulé « Lettre de Gaza », l’écrivain palestinien Ghassan Kanafani décrit son territoire comme « plus étouffant que l’esprit d’un dormeur en proie à un cauchemar effrayant, avec l’odeur singulière de ses rues étroites, l’odeur de la défaite et de la pauvreté ». Le héros de l’histoire, un enseignant qui a travaillé pendant des années au Koweït, rentre chez lui après un bombardement israélien. Il est accueilli par sa nièce et constate qu’elle a une jambe amputée : elle a été mutilée en essayant de protéger ses frères et sœurs de l’impact des bombes.

Pour Amira Hass, une journaliste israélienne qui a couvert Gaza pendant de nombreuses années, « Gaza incarne la contradiction centrale de l’État d’Israël — la démocratie pour certains, la dépossession pour les autres ; c’est notre nerf à vif ». Quand les Israéliens veulent maudire quelqu’un, ils ne l’envoient pas métaphoriquement « en enfer », mais « à Gaza ». Les autorités d’occupation l’ont toujours traitée comme une terre de frontière, plus semblable au Sud-Liban qu’à la Cisjordanie, et où elles appliquent des règles différentes, et beaucoup plus sévères.

Après l’occupation de Gaza en 1967, Ariel Sharon, alors responsable du commandement sud d’Israël, supervisa la « pacification » du territoire conquis, à savoir l’exécution sans procès de dizaines de Palestiniens (on ne sait pas exactement combien) soupçonnés d’avoir participé à la résistance, et la démolition de milliers de maisons. En 2005, le même Sharon présida au « désengagement » : Israël obligea huit mille colons à quitter la bande de Gaza, qui restait toutefois pour l’essentiel sous contrôle israélien.

Les motifs de l’opération « déluge d’Al-Aqsa »

Depuis la victoire électorale du Hamas en 2006, elle est soumise à un blocus que le gouvernement égyptien contribue à faire respecter. « Pourquoi ne pas abandonner cette terre de Gaza et fuir ? », se demandait le narrateur de Kanafani en 1956. Aujourd’hui, une telle réflexion serait une pure fantasmagorie. Les habitants de Gaza — il n’est pas exact de les appeler « Gazaouis », puisque les deux tiers d’entre eux sont des enfants et des petits-enfants de réfugiés d’autres régions de la Palestine — sont en réalité captifs d’un territoire qui a été amputé du reste de leur patrie. Ils ne pourraient le quitter que si les Israéliens leur ordonnaient de s’installer dans un « couloir humanitaire » quelque part dans le Sinaï, et si l’Égypte se soumettait aux pressions américaines et ouvrait la frontière.

Les motifs qui ont présidé à l’organisation de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa », comme le Hamas a baptisé son offensive, n’ont rien de très mystérieux : réaffirmer la primauté de la lutte palestinienne à un moment où elle semblait ne plus figurer à l’ordre du jour de la communauté internationale ; obtenir la libération des prisonniers politiques palestiniens ; faire échouer un rapprochement israélo-saoudien ; humilier encore davantage une Autorité palestinienne impuissante ; protester contre la vague de violence des colons de Cisjordanie ainsi que contre les incursions provocatrices de juifs religieux et de responsables israéliens dans la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem ; et, surtout, faire comprendre aux Israéliens qu’ils ne sont pas invincibles, qu’il y a un prix à payer pour le maintien du statu quo à Gaza.

Cette opération a obtenu un succès éclatant : pour la première fois depuis 1948, ce sont des combattants palestiniens, et non des soldats israéliens, qui ont occupé des villes frontalières et terrorisé leurs habitants. Jamais Israël n’a eu aussi peu l’air d’un refuge inviolable pour le peuple juif. Comme le soulignait Mahmoud Muna, propriétaire d’une librairie à Jérusalem, l’impact de l’attaque du Hamas a été « comme si les cent dernières années avaient été condensées en une semaine ». Pourtant, cette rupture du statu quo, cette violente tentative d’établir une sorte de parité macabre avec la formidable machine de guerre d’Israël, a eu un coût, et il est énorme.

Les commandos du Hamas et du Djihad islamique, organisés en brigades d’environ 1 500 hommes, ont tué mille quatre cents personnes, dont 300 militaires et des femmes et des enfants. On ne sait toujours pas pourquoi le Hamas ne s’est pas contenté d’avoir atteint ses objectifs initiaux. La première phase de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » était une guérilla classique — et légitime — contre une puissance occupante : les combattants ont franchi la frontière et la clôture qui encercle Gaza et ont attaqué des avant-postes militaires.

Les premières images de cet assaut, ainsi que les informations selon lesquelles ils avaient pénétré dans vingt agglomérations urbaines israéliennes, ont suscité une euphorie compréhensible chez les Palestiniens, tout comme la mort de centaines de soldats israéliens et la prise de pas moins de 250 otages. En Occident, il n’y a pas grand monde pour se souvenir que, lorsque les Palestiniens de Gaza ont manifesté à la frontière en 2018-2019 à l’occasion de ce qu’ils appelaient la « Grande Marche du retour », l’armée israélienne a massacré 223 manifestants. Mais les Palestiniens, eux, s’en souviennent, et le meurtre de protestataires non violents n’a fait que renforcer l’attrait de la lutte armée.

La deuxième phase de l’offensive du Hamas a toutefois été très différente. Rejoints par des habitants de Gaza, dont beaucoup quittaient leur ville pour la première fois de leur vie, les combattants du Hamas se sont livrés à une véritable orgie meurtrière. Ils ont transformé la rave party Tribe of Nova en bacchanale sanglante, un nouveau Bataclan. Ils ont traqué des familles dans leurs maisons, dans des kibboutz. Ils ont exécuté non seulement des juifs, mais aussi des Bédouins et des travailleurs immigrés (plusieurs de leurs victimes étaient des juifs bien connus pour leur travail de solidarité avec les Palestiniens, notamment Vivian Silver, une Israélo-Canadienne qui est aujourd’hui retenue en otage à Gaza). Comme l’a signalé Vincent Lemire dans Le Monde, « il faut du temps pour débusquer et tuer plus d’un millier de civils cachés dans les garages et les parkings ou réfugiés dans les chambres fortes [1] ». Le zèle et la patience des combattants du Hamas font froid dans le dos.

Les racines de la rage

Rien dans l’histoire de la résistance armée palestinienne à Israël n’approche l’ampleur de ce massacre — ni l’attentat commis par Septembre noir aux Jeux olympiques de Munich en 1972, ni le massacre de Maalot perpétré par le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) en 1974. [2] Plus d’Israéliens sont morts le 7 octobre que pendant les cinq années de la seconde Intifada.

Comment expliquer ce festival de tueries ? La rage alimentée par l’intensification de la répression israélienne y est certainement pour quelque chose. Depuis un an, plus de 200 Palestiniens ont été tués par l’armée et les colons israéliens, dont de nombreux mineurs. Mais cette rage a des racines bien plus profondes que les politiques du gouvernement de droite de Benyamin Nétanyahou. Ce qui s’est passé le 7 octobre n’est pas une explosion, mais une action méthodique d’extermination ; la diffusion très calculée de vidéos des meurtres sur les comptes des réseaux sociaux des victimes suggère que la vengeance était l’une des motivations des commandants du Hamas : Mohamed Deif, le chef de la branche militaire de l’organisation, a perdu sa femme et ses deux enfants lors d’une frappe aérienne en 2014.

On se souvient de l’observation de Frantz Fanon selon laquelle « le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur ». Le 7 octobre, ce rêve s’est réalisé pour ceux qui ont franchi la frontière sud d’Israël : enfin les Israéliens allaient ressentir l’impuissance et la terreur qu’eux-mêmes avaient connues toute leur vie. Le spectacle de la jubilation palestinienne — et les démentis ultérieurs du Hamas concernant l’assassinat de civils — est troublant mais guère surprenant. « Dans le contexte colonial, écrit Fanon, le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal. »

Ce qui a choqué les Israéliens presque autant que l’attaque elle-même, c’est que personne ne l’avait vue venir. Le gouvernement israélien avait été averti par les Égyptiens que la bande de Gaza était en état d’ébullition, mais Nétanyahou et ses collaborateurs croyaient avoir réussi à contenir le Hamas. Lorsque, récemment, les Israéliens ont déplacé un contingent militaire important de la frontière gazaouie vers la Cisjordanie, où les soldats étaient chargés de protéger les colons qui se livraient à des pogroms à Huwara et dans d’autres localités palestiniennes, ils pensaient ne pas avoir à s’inquiéter : Israël disposait des meilleurs systèmes de surveillance au monde et de vastes réseaux d’informateurs à l’intérieur de la bande de Gaza. La véritable menace, c’était l’Iran, pas les Palestiniens, qui n’avaient ni les capacités ni le savoir-faire pour organiser une attaque d’une quelconque importance.

Déjà à Philippeville en 1955

C’est cette arrogance et ce mépris raciste, nourris par des années d’occupation et d’apartheid, qui sont à l’origine de la « défaillance du renseignement » le 7 octobre. De nombreuses analogies ont été faites pour décrire l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » : Pearl Harbor (1941), l’offensive du Têt pendant la guerre du Vietnam (1968), l’attaque égyptienne d’octobre 1973, qui a déclenché la guerre du Kippour, et, bien entendu, le 11 septembre 2001. Mais la comparaison peut-être la plus pertinente est un épisode crucial et largement oublié de la guerre d’indépendance algérienne : le soulèvement de Philippeville en août 1955.

Encerclé par l’armée française, craignant de perdre du terrain au profit des politiciens musulmans réformistes favorables à un règlement négocié, le Front de libération nationale (FLN) lança alors une attaque féroce dans la ville portuaire de Philippeville et ses environs. Des paysans armés de grenades, de couteaux, de gourdins, de haches et de fourches massacrèrent — parfois en les éventrant – 123 personnes, principalement des Européens, mais aussi un certain nombre de musulmans. Pour les Français, ces violences étaient purement gratuites, mais dans l’esprit des auteurs de ces actes, il s’agissait de venger les massacres à Sétif, Guelma et Kherrata de dizaines de milliers de musulmans par l’armée française, appuyée par des milices de colons, après les émeutes indépendantistes de mai 1945.

En réponse aux évènements de Philippeville, le gouverneur général français, Jacques Soustelle, un libéral que la communauté européenne d’Algérie considérait comme beaucoup trop proche des Arabes et indigne de leur confiance, mena une campagne de répression où plus de dix mille Algériens trouvèrent la mort. Avec cette réaction disproportionnée, Soustelle était tombé dans le piège tendu par le FLN : la brutalité de l’armée française poussa les Algériens dans les bras des insurgés, de même que la riposte féroce d’Israël risque de renforcer le Hamas, au moins pour un temps, et ce même chez les Palestiniens de Gaza qui n’apprécient guère le régime autoritaire des islamistes. Soustelle lui-même admit qu’il avait alors contribué à « creuser entre les deux communautés un abîme où coule un fleuve de sang ».

C’est un abîme similaire qui s’est creusé à Gaza aujourd’hui. Déterminée à surmonter son humiliation par le Hamas, l’armée israélienne ne s’est pas comportée de manière différente — ni plus intelligente — que les Français en Algérie, les Britanniques au Kenya ou les Américains après le 11-Septembre. Le mépris d’Israël pour la vie des Palestiniens n’a jamais été aussi flagrant ni aussi impitoyable, et il est alimenté par une rhétorique au sujet de laquelle l’adjectif « génocidaire » n’a plus rien d’hyperbolique. Au cours des six premiers jours de frappes aériennes, Israël a largué plus de six mille bombes sur Gaza, et le nombre de personnes tuées par les bombardements, au 27 octobre, se monte déjà à 7 326. Ces atrocités ne sont pas des excès ou des « dommages collatéraux » : elles sont le fruit d’une volonté délibérée. Comme l’a dit le ministre israélien de la défense Yoav Gallant, « nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » (Fanon : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. (…) Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. »)

Depuis l’attaque du Hamas, la rhétorique exterminatrice de l’extrême droite israélienne a atteint son paroxysme et se répand aussi chez les courants censément plus modérés. « Zéro Gazaoui », proclame ainsi un slogan israélien. Un membre du Likoud, le parti de Nétanyahou, a déclaré que l’objectif d’Israël devrait être « une Nakba qui éclipsera la Nakba de 1948 ». L’ancien premier ministre israélien Naftali Bennett s’est « lâché » devant un journaliste de la chaîne Sky News : « Sérieusement, vous allez continuer à me poser des questions sur les civils palestiniens ? Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? (…) Nous combattons des nazis. »

La nazification de l’adversaire

La « nazification » des adversaires est une stratégie déjà ancienne qui sous-tend depuis longtemps les guerres et les politiques expansionnistes d’Israël. Lors de la guerre de 1982 contre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Liban, Menahem Begin comparait Yasser Arafat à « Hitler dans son bunker ». Dans un discours prononcé en 2015, Benyamin Nétanyahou laissait entendre que les nazis se seraient contentés de déporter les juifs d’Europe plutôt que de les exterminer si le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin Al-Husseini, n’avait pas instillé l’idée de la « solution finale » dans l’esprit d’Hitler. En instrumentalisant effrontément la Shoah et en accusant les Palestiniens d’être des nazis pires que leurs prédécesseurs allemands, les dirigeants israéliens « bafouent la véritable signification de la tragédie juive », comme l’observait Isaac Deutscher au lendemain de la guerre de 1967. Sans compter que ces analogies contribuent à justifier une brutalisation encore plus grande du peuple palestinien.

Le sadisme de l’attaque du Hamas a facilité le travail à cette entreprise de nazification en ravivant la mémoire collective des pogroms et de la Shoah, transmise d’une génération à l’autre. Il est naturel que les juifs, tant en Israël que dans la diaspora, cherchent des explications à leurs souffrances dans l’histoire de la violence antisémite. Les traumatismes intergénérationnels sont tout aussi réels chez les Israéliens que chez les Palestiniens, et l’attaque du Hamas a affecté la partie la plus sensible de leur psyché : leur peur de l’anéantissement.

Mais la mémoire peut aussi nourrir l’aveuglement. Il y a longtemps que les juifs ont cessé d’être des parias impuissants, l’« Autre » intime de l’Occident. L’État qui prétend parler en leur nom possède l’une des armées les plus puissantes du monde — et le seul arsenal nucléaire de la région. Les atrocités du 7 octobre peuvent rappeler les pogroms de l’empire tsariste, mais Israël n’est pas la « zone de Résidence » [3].

Comme l’a observé l’historien Enzo Traverso, le peuple juif « occupe aujourd’hui une position tout à fait unique dans les mémoires du monde occidental. Ses souffrances sont mises en avant et font l’objet d’une protection légale, comme si les Juifs devaient toujours être soumis à des législations spéciales [4]. » Compte tenu de l’histoire des persécutions antisémites en Europe, ce souci occidental de protéger les vies juives est tout à fait compréhensible.

Mais ce que Traverso appelle la « religion civile » de la Shoah s’exerce de plus en plus au détriment de toute préoccupation pour les musulmans — et d’une reconnaissance véritable du problème de la Palestine. « Ce qui distingue Israël, les États-Unis et les autres démocraties lorsqu’il s’agit de faire face à des situations difficiles comme celle-ci, déclarait le 11 octobre 2023 le secrétaire d’État américain Antony Blinken, c’est notre respect du droit international et, le cas échéant, des lois de la guerre. » Et ce, au moment même où Israël honorait le droit international en rasant des quartiers de Gaza et en massacrant des familles entières, nous rappelant que, comme l’écrivait Aimé Césaire, « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot ».

Les accueillir dans le Néguev ?

Dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, l’administration Biden a encouragé des politiques de transfert de population susceptibles de provoquer une nouvelle Nakba, comme par exemple le projet d’évacuation soi-disant « temporaire » de centaines de milliers de Palestiniens dans le Sinaï pour permettre à Israël de poursuivre son assaut contre le Hamas (le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a répondu que si Israël était vraiment intéressé par le bien-être des réfugiés de Gaza, il n’avait qu’à les accueillir dans le Néguev — soit du côté israélien de la frontière avec l’Égypte).

En renfort de son offensive militaire, Israël a reçu de nouvelles livraisons d’armes de Washington, qui a également envoyé deux porte-avions en Méditerranée orientale en guise d’avertissement aux principaux alliés régionaux du Hamas, l’Iran et le Hezbollah. Le 13 octobre, le département d’État américain a diffusé une note interne demandant à ses fonctionnaires de ne pas utiliser les termes et expressions « désescalade/cessez-le-feu », « fin de la violence/des effusions de sang » et « rétablissement du calme » : même les reproches les plus inoffensifs envers Israël ne sauraient être tolérés.

Quelques jours plus tard, une résolution du conseil de sécurité des Nations unies appelant à une « pause humanitaire » à Gaza s’est heurtée à un veto américain, comme on pouvait s’y attendre. Dans l’émission Face the Nation de la chaîne CBS, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, a défini le « succès » dans le cadre du conflit de Gaza comme « la sécurité à long terme de l’État juif et du peuple juif », sans aucune mention de celle du peuple palestinien — ni de son statut d’apatride permanent. Dans un lapsus extraordinaire, il a quasiment reconnu sans le vouloir le droit au retour des Palestiniens : « Lorsque des personnes doivent quitter leur foyer ou leur maison en raison d’un conflit, elles ont le droit d’y retourner, de récupérer ce foyer et cette maison. Et c’est la même chose dans cette situation. » Peut-être, mais c’est assez improbable, surtout si le Hezbollah abandonne sa prudence et se joint à la bataille, un scénario qu’une offensive terrestre israélienne rend beaucoup plus plausible. Le soutien des États-Unis à l’escalade fait peut-être sens au niveau électoral pour Joe Biden, mais risque de provoquer une guerre régionale.

Jusqu’au bombardement dévastateur de l’hôpital Al-Ahli Arabi le 17 octobre – que Nétanyahou a immédiatement imputé aux « terroristes barbares de Gaza » —, les articles de la presse américaine étaient pratiquement des copies conformes des communiqués de l’armée israélienne. Les fissures dans le consensus pro-israélien qui avaient commencé à accorder une place à la réalité palestinienne et à des mots comme « occupation » ou « apartheid » ont disparu du jour au lendemain, témoignant sans doute de la fragilité de ces minces victoires rhétoriques. Le New York Times signait un éditorial affirmant que l’attaque du Hamas ne répondait à aucune « provocation immédiate » de la part d’Israël, et publiait également un portrait élogieux d’un général israélien à la retraite qui « s’était saisi de son pistolet pour se confronter au Hamas » et conseillait à l’armée de « tout raser » à Gaza (une fois de plus, la couverture de l’extraordinaire quotidien israélien Haaretz a montré par comparaison la lâcheté des médias américains en attribuant la responsabilité du conflit au « gouvernement annexionniste et expropriateur » de Nétanyahou).

Un niveau d’islamophonie inégalé

Les trois présentateurs musulmans de MSNBC ont dû momentanément quitter l’antenne, apparemment pour ne pas heurter les sensibilités israéliennes. Rashida Tlaib, une parlementaire américano-palestinienne de Detroit a été accusée de diriger une « faction pro-Hamas » à la Chambre des représentants en raison de ses critiques à l’encontre de l’armée israélienne. Des crimes haineux ont été perpétrés contre des musulmans américains, alimentés entre autres par un torrent d’islamophobie d’un niveau jamais vu depuis le 11-Septembre et la « guerre contre le terrorisme ». Une des premières victimes en fut un petit garçon palestinien de 6 ans, Wadea Al-Fayoume, assassiné à Chicago par le propriétaire du logement de sa famille, apparemment en représailles au 7 octobre.

En Europe, les expressions de soutien aux Palestiniens sont devenues pratiquement taboues et, dans certains cas, elles ont été criminalisées. La romancière palestinienne Adania Shibli a ainsi appris l’annulation de la cérémonie de remise de prix pour son roman Un détail mineur à la Foire du livre de Francfort. Son livre s’appuie sur l’histoire vraie d’une jeune bédouine palestinienne violée et tuée par des soldats israéliens en 1949. La France a interdit les manifestations propalestiniennes et la police française a utilisé des canons à eau pour disperser un rassemblement de soutien à Gaza sur la place de la République à Paris. La ministre britannique de l’intérieur, Suella Braverman, a proposé d’interdire de brandir le drapeau palestinien. Le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré que la « responsabilité assumée par l’Allemagne du fait de la Shoah » l’obligeait à « défendre l’existence et la sécurité de l’État d’Israël » et a imputé toutes les souffrances de Gaza au Hamas.

Dominique de Villepin, ancien premier ministre français, a été l’un des rares responsables occidentaux à exprimer son horreur face à ce qui se passe sur place. Sur France Inter, le 12 octobre, il s’est insurgé contre l’« amnésie » de l’Occident concernant la Palestine, un « oubli » qui a permis aux Européens de croire que les accords économiques et le commerce d’armements entre Israël et ses nouveaux amis arabes du Golfe feraient disparaître la question palestinienne de la surface de la terre. Le 14 octobre, Ione Belarra, la ministre espagnole des droits sociaux et membre du parti de gauche Podemos, est allée encore plus loin, accusant Israël de mettre en œuvre une punition collective à caractère génocidaire et a appelé à juger Nétanyahou pour crimes de guerre.

Mais les voix de Tlaib, de de Villepin et de Belarra sont complètement submergées par celles des politiciens et des experts occidentaux alignés sur Israël qui représente le camp de la « civilisation » dans ce conflit et exerce son « droit de se défendre » contre la barbarie des Arabes. Les propos sur l’occupation et sur les racines du conflit sont de plus en plus fréquemment taxés d’antisémitisme.

Les « amis d’Israël » parmi les juifs peuvent considérer cette situation comme un triomphe. Mais, comme le souligne Enzo Traverso, « le passage de la stigmatisation à la valorisation de la judéité », et le fait qu’elle entraîne un soutien inconditionnel de l’Occident à Israël et une préoccupation unilatérale pour les souffrances des juifs plutôt que pour celles des musulmans palestiniens, « favorise (…) un positionnement des juifs dans les structures de domination ». Pire encore, l’abandon de toute neutralité face au comportement d’Israël expose les juifs de la diaspora à un risque croissant de violence antisémite, qu’elle soit le fait de groupes djihadistes ou de « loups solitaires ». La censure des voix palestiniennes au nom de la sécurité du peuple juif, loin de protéger ce dernier, ne fera qu’intensifier son insécurité.

Les errements d’une certaine gauche

La partialité systématique des médias occidentaux trouve un écho dans la réaction symétrique du monde arabe et d’une bonne partie des pays du Sud, où le soutien de l’Occident à la résistance de l’Ukraine contre l’agression russe, alors qu’il refuse de reconnaître l’agression d’Israël contre les Palestiniens sous occupation, a déjà suscité des accusations d’hypocrisie (une division qui rappelle les fractures de 1956, lorsque les peuples des « pays en voie de développement » étaient solidaires de la lutte de l’Algérie pour l’autodétermination, tandis que les pays occidentaux soutenaient la résistance de la Hongrie à l’invasion soviétique). Dans les nations qui se sont battues pour en finir avec le colonialisme, la domination blanche et l’apartheid, la lutte palestinienne pour l’indépendance et les conditions d’asymétrie obscène dans laquelle elle se déroule touchent une corde sensible.

Par ailleurs, il faut compter avec les admirateurs du Hamas au sein de la gauche dite « décoloniale », dont beaucoup ont fait carrière dans des universités occidentales. Certains d’entre eux — notamment le Parti des Indigènes de la République en France, qui a salué sans réserve l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » — semblent presque exaltés par la violence du Hamas, qu’ils décrivent comme une forme de justice anticoloniale faisant écho aux thèses de Fanon dans le premier chapitre fort controversé des Damnés de la terre, intitulé « De la violence ». Dans un message sur Twitter, la journaliste américano-somali Najma Sharif affirmait sur un ton ironique : « C’est quoi la décolonisation, à votre avis ? Une ambiance cool ? Des articles académiques ? Des essais ? Bande de losers. » Bref, le refrain des groupies du « Déluge d’Al-Aqsa » pourrait être : « La décolonisation n’est pas une métaphore ». D’autres ont suggéré que les jeunes participants du festival Tribe of Nova méritaient leur sort pour avoir eu l’audace d’organiser un tel événement à quelques kilomètres de la frontière de Gaza.

Il est évident que Fanon prônait la lutte armée contre le colonialisme, mais il qualifiait le recours à la violence par les colonisés de processus de « désintoxication » (« Au niveau des individus, la violence désintoxique. »), un terme souvent traduit de façon erronée en anglais par cleansing (« purification »). Sa conception des formes les plus meurtrières de la violence anticoloniale était celle d’un psychiatre diagnostiquant une pathologie de vengeance engendrée par l’oppression coloniale, pas une prescription. Il était naturel, écrivait-il, qu’un peuple « à qui l’on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force ». Évoquant l’expérience phénoménologique des combattants anticolonialistes, il observait qu’au stade initial de la révolte, « pour le colonisé, la vie ne peut surgir qu’à partir du cadavre en décomposition du colon ».

Ce que Fanon a vraiment dit

Mais Fanon a également décrit avec une éloquence poignante les effets des traumatismes de la guerre — y compris les traumatismes subis par les insurgés anticolonialistes ayant massacré des civils. Dans un passage que peu de ses admirateurs d’aujourd’hui se risquent à citer, il mettait ainsi en garde ses lecteurs :

  • Le racisme, la haine, le ressentiment, « le désir légitime de vengeance » ne peuvent alimenter une guerre de libération. Ces éclairs dans la conscience qui jettent le corps dans des chemins tumultueux, qui le lancent dans un onirisme quasi pathologique où la face de l’autre m’invite au vertige, où mon sang appelle le sang de l’autre, où ma mort par simple inertie appelle la mort de l’autre, cette grande passion des premières heures se disloque si elle entend se nourrir de sa propre substance. Il est vrai que les interminables exactions des forces colonialistes réintroduisent les éléments émotionnels dans la lutte, donnent au militant de nouveaux motifs de haine, de nouvelles raisons de partir à la recherche du « colon à abattre ». Mais le dirigeant se rend compte jour après jour que la haine ne saurait constituer un programme.

Pour organiser un mouvement efficace, Fanon estimait que les protagonistes de la lutte anticoloniale devaient surmonter la tentation de la vengeance primordiale et développer ce que Martin Luther King, citant le théologien Reinhold Niebuhr, appelait une « discipline spirituelle contre le ressentiment ». Conformément à cette perspective, sa conception de la décolonisation algérienne accordait une place non seulement aux musulmans luttant pour s’émanciper du joug colonial, mais aussi aux membres de la minorité européenne et aux juifs algériens (eux-mêmes jadis une communauté « indigène ») pour autant qu’ils se joignent à la lutte pour la libération.

Dans L’An V de la révolution algérienne, Fanon rendait un hommage éloquent aux non-musulmans d’Algérie qui, aux côtés de leurs camarades professant l’islam, imaginaient un avenir dans lequel l’identité et la citoyenneté algériennes seraient définies par des idéaux communs, et non par l’appartenance ethnique ou la foi. L’éclipse de cette vision sous les effets conjoints de la violence française et du nationalisme islamique autoritaire du FLN est une tragédie dont l’Algérie ne s’est pas encore remise. C’est la même vision qui était défendue par des intellectuels tels qu’Edward Said et par un contingent certes minoritaire mais influent de représentants des gauches palestinienne et israélienne, et sa destruction n’a pas été moins dommageable pour le peuple d’Israël-Palestine.

Récemment, l’historien palestinien Yezid Sayigh m’écrivait :

  • Ce qui me terrifie, c’est que nous nous trouvons à un point d’inflexion de l’histoire mondiale. Nous avions déjà assisté à une accumulation de profondes mutations en cours depuis au moins deux décennies, lesquelles ont donné naissance à des mouvements (et des gouvernements) de droite, voire fascistes. De mon point de vue, le massacre de civils par le Hamas est un peu l’équivalent de Sarajevo en 1914, ou peut-être de la Nuit de cristal en 19385 en ce qu’il déclenche ou accélère des mouvements de fond beaucoup plus amples. À un niveau plus circonscrit, je suis furieux contre le Hamas, qui a pratiquement effacé tout ce pour quoi nous nous sommes battus pendant des décennies, et je suis sidéré par les gens qui ne sont pas capables de distinguer critiquement opposition à l’occupation israélienne et crimes de guerre, et qui ferment les yeux sur ce que le Hamas a fait dans les kibboutzim du sud d’Israël. C’est de « l’ethno-tribalisme ».

Le culte de la force

Les fantasmes ethno-tribalistes de la gauche décoloniale, avec ses invocations rituelles de Fanon et son exaltation des guérilleros en parapente du Hamas, sont en effet pervers. Comme l’écrivait l’écrivain palestinien Karim Kattan dans un essai émouvant publié par le journal Le Monde [5], il semble être devenu impossible à certains amis autoproclamés de la Palestine de dire tout à la fois que « les massacres comme ceux qui ont eu lieu à la rave party du festival Tribe of Nova sont une horreur indigne » et qu’« Israël est une puissance coloniale féroce, coupable de crimes contre l’humanité ». Dans une ère de défaite et de démobilisation, où les voix les plus extrémistes sont amplifiées par les réseaux sociaux, le culte de la force semble s’être imposé dans certains secteurs de la gauche, court-circuitant toute forme d’empathie pour les civils israéliens.

Mais le culte de la force d’une certaine gauche radicale est moins dangereux, parce que largement dénué de conséquences, que celui d’Israël et de ses partisans, à commencer par l’administration Biden. Pour Nétanyahou, la guerre est une lutte pour la survie, la sienne comme celle d’Israël. Jusqu’ici, il a généralement préféré les manœuvres tactiques et évité les offensives militaires de grande envergure. Si Israël a mené sous son égide plusieurs assauts contre Gaza, l’actuel premier ministre est aussi un des principaux architectes de l’entente avec le Hamas, une position qu’il a justifiée en 2019, lors d’une réunion des membres du Likoud au Parlement, au cours de laquelle il a déclaré que « quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le Hamas et lui transférer de l’argent ».

Nétanyahou a compris que tant que les islamistes seraient au pouvoir à Gaza, il n’y aurait pas de négociations sur la création d’un État palestinien. L’offensive du 7 octobre n’a pas seulement fait échouer son pari sur la viabilité du fragile équilibre entre Israël et Gaza ; elle s’est produite à un moment où il devait simultanément faire face à des accusations de corruption et à un mouvement de protestation déclenché par son projet de mise sous tutelle du système judiciaire et de remodelage du système politique israélien à l’image de la Hongrie de Viktor Orbán. Dans un effort désespéré de faire oublier ces revers, il s’est lancé dans cette guerre en la présentant comme une « lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l’humanité et la loi de la jungle ».

Les colons fascistes israéliens - représentés dans son cabinet par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous deux partisans déclarés du nettoyage ethnique — ont tué nombre de Palestiniens en Cisjordanie depuis l’attaque du Hamas (si l’on inclut les victimes de l’armée, le bilan s’élève à près de cent-vingt morts [au 29 octobre]). Les citoyens arabes d’Israël craignent de devoir revivre le genre d’attaques qu’ils ont subies de la part de bandes d’émeutiers juifs en mai 2021, lors des mobilisations connues sous le nom d’ « Intifada de l’unité ». Quant aux habitants de Gaza, ils sont non seulement contraints de payer pour les actions du Hamas, mais aussi, une fois de plus, pour les crimes d’Hitler. Et l’impératif d’invoquer la Shoah est devenu le véritable « dôme de fer » idéologique d’Israël, son bouclier contre toute critique de ses actions.

Quel est l’objectif ultime de Nétanyahou ? Éliminer le Hamas ? C’est tout simplement impossible. Malgré tous les efforts d’Israël pour dépeindre cette organisation comme la branche palestinienne de l’État islamique, et en dépit de son caractère indéniablement violent et réactionnaire, le Hamas est un mouvement nationaliste islamique, pas une secte nihiliste. Il fait partie du paysage politique palestinien et se nourrit du désespoir engendré par l’occupation. Il ne peut donc être simplement liquidé, pas plus que les zélotes fascistes du cabinet de Nétanyahou (ou d’ailleurs les terroristes de l’Irgoun, qui, après avoir commis des attentats à la bombe et des massacres dans les années 1940, ont intégré dans les décennies suivantes l’establishment politique israélien) [6]. L’assassinat de dirigeants du Hamas tels que le cheikh Ahmed Yassine ou Abdel Aziz Al-Rantissi, tous deux éliminés en 2004, n’a en rien entravé l’influence croissante de cette organisation et l’a même favorisée.

Benyamin Nétanyahou croit-il qu’il peut forcer les Palestiniens à rendre les armes ou à renoncer à leur aspiration à un État en les soumettant à coups de bombes ? Cela a déjà été tenté, et plus d’une fois ; le résultat invariable a été l’émergence d’une nouvelle génération de militants palestiniens encore plus révoltés. Israël n’est certes pas un tigre de papier, comme l’ont conclu imprudemment au lendemain du 7 octobre certains dirigeants du Hamas, tout à la joie d’avoir pu exterminer les soldats israéliens surpris dans leur sommeil. Mais Israël est de plus en plus incapable de changer de cap : sa classe politique manque de l’imagination et de la créativité nécessaires à la poursuite d’un accord durable, sans parler du sens de la justice et de la dignité de l’autre.

Juifs israéliens et arabes palestiniens sont « coincés »

Une administration américaine responsable, moins sensible aux préoccupations électorales et moins prisonnière de l’establishment pro-israélien, aurait pu profiter de la crise actuelle pour exhorter Israël à réexaminer non seulement sa doctrine en matière de sécurité, mais aussi ses politiques envers la seule population du monde arabe avec laquelle l’État israélien n’a manifesté aucun intérêt à l’idée d’une paix véritable, à savoir les Palestiniens. En lieu de quoi Biden et Blinken se sont fait l’écho des clichés israéliens sur la « lutte contre le Mal » en passant commodément sous silence la responsabilité d’Israël dans l’impasse politique dans laquelle il se trouve. La crédibilité de Washington dans la région, qui n’a jamais été très forte, est désormais encore plus faible que sous l’administration Trump.

Le 18 octobre, Joshua Paul, qui fut pendant plus de onze ans à la tête des relations publiques et des rapport avec le Congrès américain pour le Bureau des affaires politico-militaires du département d’État, a démissionné de son poste en signe de protestation contre les livraisons d’armes des Etats-Unis à Israël. Dans sa lettre de démission, il écrivait qu’une attitude de « soutien aveugle à l’une des parties » a entraîné des politiques « à courte vue, destructrices, injustes, et contradictoires avec les valeurs mêmes que nous défendons publiquement ». Il n’est pas étonnant que les Émirats arabes unis aient été le seul État de la région à critiquer l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ». L’hypocrisie américaine — et la cruauté de la riposte israélienne — ont rendu cette critique impossible.

La vérité incontournable, c’est qu’Israël ne peut pas plus étouffer la résistance palestinienne par la violence que les Palestiniens ne peuvent vaincre dans une guerre de libération de type algérien : juifs israéliens et Arabes palestiniens sont « coincés » dans une relation inextricable — à moins qu’Israël, de loin le plus fort des deux adversaires, ne pousse les Palestiniens à l’exil pour de bon. La seule chose qui puisse sauver les peuples d’Israël et de Palestine et empêcher une nouvelle Nakba — laquelle est devenue une possibilité réelle, alors qu’une nouvelle Shoah n’est qu’une hallucination d’origine traumatique — est une solution politique qui accorde aux deux peuples un égal droit de citoyenneté et leur permette de vivre en paix et en liberté, que ce soit dans un unique État démocratique, dans deux États ou dans une fédération. Tant que la quête de cette solution sera refoulée, la dégradation continue de la situation est pratiquement garantie, et avec elle la certitude d’une catastrophe encore plus terrible.

Adam Shatz

• Article paru initialement dans la London Review of Books, vol. 45, n° 20, 19 octobre 2023. Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry.

• Adam Shatz est éditeur pour les États-Unis de la London Review of Books. Sa biographie de Frantz Fanon, Frantz Fanon, une vie en révolutions, sera publiée par les éditions La Découverte en mars 2024.

Notes

[1] « Depuis l’attaque du Hamas contre Israël, nous sommes entrés dans une période obscure qu’il est encore impossible de nommer », Le Monde, 14 octobre 2023.

[2] NDLR : le 15 mai 1974, une centaine d’élèves furent pris en otage dans une école de la ville Maalot lors d’une attaque menée par des militants du FDLP. Au total, 22 écoliers et trois enseignants furent assassinés par leurs ravisseurs, ainsi qu’un couple et leur enfant de 4 ans.

[3] NDLR : région occidentale de l’empire russe où les juifs furent cantonnés par les autorités tsaristes à partir de la fin du XVIIIe siècle et jusqu’à la révolution de février 1917. Ils n’avaient pas le droit de quitter le territoire sauf sur dérogation spéciale

[4] Les citations d’Enzo Traverso sont tirées de La fin de la modernité juive, La Découverte, 2016.

[5] « Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d’esprit », Le Monde, 11 octobre 2023.

[6] NDLR : d’inspiration révisionniste, cette milice sioniste clandestine fut créée en 1931. Elle organisa notamment l’attentat contre l’hôtel King David de Jérusalem, le 22 juillet 1946, qui fit 91 morts. La milice formera par la suite l’ossature du parti de droite Herout, futur Likoud.

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Adam Shatz

Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les Etats-Unis de la London Review of Books et un collaborateur régulier de la New York Review of Books, du New Yorker et du New York Times Magazine. Il est également professeur invité au Bard College et à l’Université de New York. Il est l’auteur d’une biographie de Frantz Fanon – intitulée Frantz Fanon. Une vie en révolutions – publiée en français par les Editions La Découverte, en mars 2024.

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