Édition du 18 juin 2024

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Arts culture et société

Euthyphron Sur le pieux, genre peirastique[1] (Texte 30)

Platon

Dialogue de jeunesse, ce texte aurait été écrit entre - 399 (année de la mort de Socrate) et - 388 (année du premier voyage de Platon en Sicile). Il est qualifié de « dialogue en direct » en raison du fait qu’il met en présence uniquement deux personnes : Socrate et Euthyphron. Ce livre est le premier dialogue de la toute première tétralogie de Platon[2]. Il porte plus précisément sur la définition de la piété. Qu’est-ce que le pieux et, par ricochet, à quoi au juste correspond l’impie ?

Platon. 1997. Lachès : Euthyphron. Introduction et traduction inédites de Louis-André Dorion. Paris : GF Flammarion, 353 p.

La rencontre entre Socrate et Euthyphron a lieu sous le Portique de l’Archonte-roi à Athènes. L’Archonte est le magistrat chargé des affaires criminelles en matière de religion. C’est lui qui a hérité des fonctions religieuses jadis exercées par les rois. La rencontre se déroule à cet endroit pour deux raisons bien précises : Socrate fait l’objet d’une accusation d’impiété. On l’accuse de ne pas croire aux dieux de la cité et d’en inventer de nouveaux. On l’accuse également de corrompre la jeunesse. Son cas relève donc de l’Archonte-roi. Euthyphron, pour sa part, accuse son père d’un crime qui peut entraîner pour toute la communauté une souillure de nature religieuse : il l’accuse d’avoir commis un homicide. L’examen de cette accusation relève également de l’Archonte. Socrate s’étonne de voir un fils poursuivre son propre père. Chez les Grecs de l’Antiquité, la piété familiale s’apparente à la piété religieuse. Socrate est convaincu qu’Euthyphron[3] est très savant en matière de piété. Ce que ce dernier ne nie pas[4]. Il est donc la personne toute désignée pour lui enseigner la « nature » de la piété. De cette définition en émergera un « modèle » d’action de ce à quoi correspond le pieux (p. 261), « modèle » qui servira de guide pour l’action à Socrate.

Les quatre tentatives de définition de la piété

Le texte comporte quatre définitions insatisfaisantes de la piété. Première tentative : Euthyphron affirme que la piété consiste à poursuivre un criminel, c’est-à-dire une personne qui a commis une injustice ([5d-6e]). Il s’agit ici d’une définition à partir d’un cas singulier. Cette réponse ne permet pas, selon Socrate, d’atteindre l’essence de la piété. Deuxième essai qui donnera lieu à deux formulations : la piété c’est ce qui est cher aux dieux, voire plutôt ce qui est cher à tous les dieux ([6e-11b]). Ce qu’ils n’aiment pas est réputé impie. Socrate ne se laisse pas convaincre par cette nouvelle tentative de définition de la part d’Euthyphron, car elle confond la cause et l’effet (ce n’est pas uniquement parce qu’une chose est aimée des dieux qu’elle devient pieuse pour autant). Troisième définition, tout ce qui est pieux est juste. Mais, si tout ce qui est pieux est juste, qu’en est-il de la réciproque ici ? Est-ce que tout ce qui est juste est nécessairement pieux ? Le pieux n’est-il pas plutôt qu’une partie du juste ? Socrate est affirmatif à ce sujet. Donc, tout ce qui est juste n’est pas nécessairement pieux. En dernier lieu, le pieux correspondrait aux soins faits aux dieux ([11e-14a]), aux prières et aux sacrifices qui leur sont adressés ([14a-15c]). Là aussi, le propre ou ce qui fait le spécifique de la piété n’est pas clairement identifié.

Un dialogue aporétique

Dans ce dialogue, Euthyphron se limite à énumérer ou à décrire diverses choses ou manifestations apparentées à la piété alors que Socrate, qui se dit doublement ignorant, constate que ne pouvant définir à son tour la piété ou incapable d’identifier sa forme distinctive, il se retrouve à la fin du dialogue toujours à la recherche d’une définition précise de la piété. Les deux interlocuteurs sont incapables de définir la piété. Ils sont inaptes à rendre compte précisément de ce qu’elle est. Il n’y a donc aucun spécialiste du sujet qui possède le savoir ou la science pour enseigner à Socrate comment devenir vertueux ou pieux. Il se retrouve donc, à la veille de son procès, dans une situation extrêmement fâcheuse : il ne peut prédire l’issue de celui-ci. Nous sommes donc ici en présence d’un dialogue aporétique qui se clôt sur une impasse, c’est-à-dire une absence de définition.

Mais est-ce si surprenant d’aboutir à aucune définition valable ? Comment croire que la piété, par exemple, est de faire plaisir aux dieux ou de respecter leurs règles, alors que ces derniers n’ont point exprimé ouvertement à l’humanité et par eux-mêmes ce qui leur est cher ? Comment savoir s’ils sont réellement satisfaits ? Pourquoi pratiquer la piété par des rituels et des sacrifices recommandés par des personnes (« humaines ») agissant à titre de hérauts des dieux, sans se permettre un doute sur l’honnêteté de leur parole pour mieux s’en convaincre ? Car, effectivement, si la piété pousse à des actions ou les empêche, c’est en raison du fait qu’une confiance leur est accordée et que des conséquences se rattachent à une morale bien précise : agir dans le sens de la piété est bien, ce qui satisfait les dieux qui accorderont une récompense susceptible d’apparaître tôt au tard ; agir à l’opposé de la piété est mal, ce qui déplaît aux dieux qui devront imposer un châtiment par l’entremise de la justice humaine ; ne pas agir du tout — éviter un acte de piété — constitue également une impiété punissable, puisque ne satisfaisant point aux désirs des dieux.

On se fie à leurs représentants sur terre, mais sur quelle base concrète ? La seule preuve valable serait celle donnée par les dieux eux-mêmes et puisque Euthyphron ne peut la fournir, car il n’est pas un dieu, alors la définition de la piété se trouve dans une impasse. En effet, l’entente la meilleure est conclue seulement entre les parties intéressées et non par le biais d’intermédiaires ; Euthyphron se dit connaisseur de la piété, mais il ignore la pensée des dieux, se fiant lui-même à d’autres qui ont obtenu ce savoir de prédécesseurs. Et Socrate serait donc jugé par un tribunal dont les lois de la piété relèvent des successions de la transmission des soi-disant connaissances des désirs des dieux amputées d’une assurance souhaitable, hormis celle d’un châtiment contre la personne qui oserait les mettre en doute. Socrate lui-même ne peut en arriver à une définition de l’authentique piété, puisqu’il n’a pas eu la chance de discuter avec un dieu. Sa connaissance porte plutôt sur la piété des humains croyant connaître les désirs des dieux, mais encore là, un simple exercice a suffi à déstabiliser un spécialiste de la question religieuse. Pourquoi ? Parce que les désirs des dieux sont des désirs humains, et une fois que cette étape de prise de conscience sera franchie, alors et seulement alors, une définition satisfaisante pourra être obtenue.

Pour conclure

Au terme de cet échange somme toute assez court, dans lequel Euthyphron et Socrate tentent à plus d’une reprise de définir la piété, le dialogue débouche sur une aporie. Pire, Euthyphron, à la veille du procès de Socrate pour impiété, s’esquive et quitte les lieux. Lui le spécialiste en matière de « piété » se hâte de prendre congé de Socrate[5]. Aucune de ces définitions ne permet d’atteindre l’essence de la piété. Il faut donc conclure que la religion n’est pas en mesure de définir adéquatement la piété. Par conséquent, elle est inapte à fonder la morale. Seule la démarche philosophique peut se proposer d’atteindre un tel objectif. Elle seule peut mener une réflexion critique sur les valeurs et trouver le fondement rationnel de la piété.

Ce dialogue illustre la méthode de Socrate : recherche d’une définition universelle (ici la piété) à partir d’un raisonnement inductif (propositions initiales particulières pour arriver à une proposition générale valable). Tout au long du dialogue, Socrate invoque son ignorance et a recours à l’ironie pour encourager son interlocuteur à s’investir dans le dialogue dialectique (réfutation des arguments, Idées, application dans le réel, les cas concrets). Mais, la vertu morale est nécessairement un savoir. Si nous savons ce qu’est la vertu, il s’ensuivra qu’il sera possible d’agir de manière pieuse. La connaissance de la piété est une condition préalable à l’adoption d’un comportement conforme à l’essence de la piété. Savoir ce à quoi correspond la vertu c’est l’acquérir et être en mesure de s’améliorer en l’appliquant. La religion s’avère inadéquate pour cerner de manière universelle le pieux. Cette tâche incombe dorénavant à une nouvelle discipline : la philosophie. Car la connaissance apparaît avec l’être humain et se développe dans les interactions avec autrui et l’environnement, c’est-à-dire à l’intérieur d’un monde saisissable grâce auquel il est possible d’imaginer également ce qui ne l’est pas. Par conséquent, il devient fort probable que les efforts effectués pour plaire aux dieux, en fonction des prescriptions exigées, divergent totalement de leurs véritables souhaits et ne servent donc à rien, sinon à satisfaire, comme déjà dit, les désirs humains.

Ce dialogue est également intéressant, car il nous indique que chez les humains, il y a des personnes qui, pour diverses raisons ou motivations, s’en prennent à autrui en les accusant sans avoir de véritables preuves à l’appui. Platon identifie un stratagème bien présent et très répandu chez les professionnelLEs de la politique : les accusations à l’emporte-pièce et sans aucun fondement qui semblent être le propre des personnes ambitieuses ([2d], p. 252). Au fond le pouvoir définit la réalité et trop de pouvoir réduit la rationalité, ce que Platon compléterait en ajoutant aussi qu’une ambition exagérée limite les oeuvres de la sagesse.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

1er août 2021

10h

yvan_perrier@hotmail.com

Annexe : Quelques extraits du dialogue

Socrate :
« Mais toi, Euthyphron, au nom de Zeus, crois-tu donc connaître ce qu’il en est du divin, de même que des choses pieuses et impies, avec une telle exactitude, que, les événements s’étant déroulés comme tu le dis, tu ne crains pas de poursuivre ton père sans être, à ton tour, en train de commettre un acte impie ?

Euthyphron est convaincu de connaître l’exacte définition de la piété :

Euthyphron :

« Je ne serais bon à rien, Socrate, et ([5a] Euthyphron ne se distinguerait en rien de la masse des hommes, si je n’avais pas une connaissance exacte de toutes ces choses. », p. 257.

« […] enseigne-moi cette connaissance certaine dont tu viens de te targuer avec énergie. De quelle nature affirmes-tu être le pieux et l’impie [5d] en ce qui concerne le meurtre et tout le reste ? » demande Socrate.

Autrement dit, est-ce que la piété n’est pas toujours identique à elle-même en toute action, et l’impiété n’est-elle pas le contraire de tout ce qui est pieux, et tout ce qui doit passer pour impie n’est-il pas identique à lui-même et marqué d’un caractère unique ?

1e réponse d’Euthyphron :

« Eh bien, j’affirme que le pieux consiste précisément en ce que je suis en train de faire, c’est-à-dire poursuivre celui qui est coupable d’un crime, qu’il s’agisse d’un meurtre, d’un vol perpétré dans un temple ou tout autre méfait du genre, et peu importe [5e] qu’il s’agisse de mon père, ou de ma mère ou de qui que ce soit d’autre. » (p. 258).

Zeus lui-même, avance Euthyphron, « le meilleur et le plus juste des dieux », n’a-t-il pas ligoté son père parce qu’il « avalait ses fils au mépris de la justice […] » (p. 259).

Socrate soulève le problème suivant : les récits mythologiques sont porteurs d’une certaine sagesse mais ils ne sont ni vrais ni faux, ils relèvent de la croyance (p. 259).

Euthyphron n’a pas défini la piété, il n’a fait qu’énumérer un genre d’action pieuse, il imite Zeus en condamnant ceux qu’il considère comme coupables.

Socrate :

« […] tu ne m’as pas instruit de façon satisfaisante tout à l’heure quand je t’ai demandé en quoi consistait le pieux ; tu m’as plutôt répondu que ce que tu es en train de faire, sois poursuivre ton père pour meurtre, c’est cela qui se trouve être pieux. » (p. 260). Socrate souligne qu’il y a beaucoup d’autres choses pieuses, mais qu’aucune d’elles n’est l’essence même de la piété. Il revient à la charge et dit ceci à Euthyphron :

« Alors enseigne-moi la nature de cette forme, afin que, tournant mon regard vers elle et m’en servant comme d’un modèle, je déclare pieux ce qui, parmi les actes que toi ou quelqu’un d’autre pose, est de même nature, et que je déclare non pieux ce qui n’est pas de même nature. » (p. 261).

2e tentative de définition : Euthyprhron suggère un critère universel :

« Eh bien, ce qui est cher aux dieux est pieux [7a], alors que ce qui ne leur est pas cher est impie ». (p. 261)

Socrate constate qu’en fait il n’y a pas de contenu déterminé ici car la discorde existe entre les dieux : « ce qui est aimé des dieux est aussi, semble-t-il, haï d’eux. [8b] Par conséquent Euthyphron, il ne serait pas étonnant qu’en blâmant ton père comme tu le fais maintenant, tu poses un acte cher à Zeus, mais hostile à Kronos et à Ouranos ; cher à Hèphaistos, mais hostile à Hèra […] » (p. 265).

Il s’avère donc que le critère « ce qui est cher aux Dieux » n’a aucun contenu déterminé.

Le crois-tu vraiment ?

Socrate

« […] Mais dis-moi, au nom du dieu de l’amitié, crois-tu vraiment que les choses se sont déroulées ainsi ? »

Euthyphron

« Oui, Socrate. Il y a même des histoires encore plus étonnantes que celles-là et qui sont inconnues de la majorité ? »

Socrate

« Tu crois donc, toi aussi, qu’il y a réellement eu entre les dieux une guerre qui les a dressés les uns contre les autres, qu’il y a eu des haines et des batailles terribles, et plusieurs autres événements de ce genre, qui sont racontés par les poètes et qui inspirent les représentations bariolées dont nos bons amis les peintres décorent nos objets sacrés, en particulier le vêtement, justement couvert de semblables bariolages, que l’on mène en procession à l’Acropole à l’occasion des Grandes Panathénées ? Dirons-nous que ces récits sont vrais, Euthyphron ? »

Euthyphron

« Pas seulement ceux-là Socrate, mais, ainsi que je te le disais à l’instant, je pourrais, si tu le désires, te raconter au sujet, des dieux plusieurs autres histoires que – j’en suis sûr – tu seras stupéfiait d’entendre. »

Socrate

« Je n’en serais pas étonné. […] »

Platon. 1997. Lachès : Euthyphron. Paris : GF Flammarion, p. 259-260.

[1] La peirastique est la partie de la dialectique qui consiste à mettre à l’épreuve les opinions de l’interlocutrice ou de l’interlocuteur à partir de prémisses qui sont admises par cette dernière ou ce dernier.

[2] Platon a consacré quatre ouvrages à la mise en accusation, au procès, à la condamnation à mort et aux dernières paroles de Socrate : Euthyphron, Apologie de Socrate, Criton et Phédon.

[3] Euthyphron est un « devin et spécialiste des questions religieuses ». Louis-André Dorion. 1997. In Euthyphron, Platon. Paris : GF Flammarion, p. 180. Il se positionne dans ce dialogue comme un « devin suffisant et sûr de son savoir » (p. 187). Il incarne cette ignorance que Socrate n’a de cesse à combattre en la démasquant.

[4] « Je ne serais bon à rien, Socrate, et [5a] Euthyphron ne se distinguerait en rien de la masse des hommes, si je n’avais pas une connaissance exacte de toutes ces choses », p. 257.

[5] « Socrate [ :]

Que fais-tu là, camarade ? Tu t’en vas après m’avoir fait tomber du haut du grand espoir que j’avais : apprendre de toi ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas, et me délivrer de mon procès contre Mélètos, en lui montrant, [16 a] à celui-là que je suis désormais, grâce à Euthyphron, savant en choses divines, que mon ignorance ne me fait plus improviser ni innover en ces matières et, enfin, que je vivrai mieux le reste de ma vie » (p. 287).

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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