Tous les vices, toutes les erreurs de la construction européenne auraient été corrigés grâce au nouveau pacte accepté par tous sauf le Royaume-Uni. « Nous avons achevé une renégociation à chaud du traité de Maastricht », se félicite l’Elysée. « Nous regagnons de la crédibilité pas à pas », complète Angela Merkel. Le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, le dernier membre du trio qui désormais a pris le pouvoir dans la zone euro, est tout aussi louangeur, saluant un « résultat très bon pour la zone euro ».
Mais y a-t-il autant de raisons de se féliciter ? Car la séquence qui vient de se fermer pourrait se révéler une faute aussi bien politique qu’économique. Politiquement, les dernières semaines ont été dramatiques pour l’Europe, pour l’esprit européen, pour les valeurs qui sont censées en être le socle. Au nom du sauvetage de l’euro, le directoire franco-allemand s’est assis sur les principes de démocratie et d’égalité entre les pays, sans aucun état d’âme. En quelques semaines, on a vu un gouvernement (grec) privé du droit d’en référer à son peuple, un autre (italien) chassé par l’action conjuguée des marchés, de la BCE et de l’Europe et remplacé par un gouvernement technocratique qui n’a plus de compte à rendre, excepté à Bruxelles et au couple franco-allemand ; enfin, tous les pays de la zone euro et plus largement de l’Europe ont été sommés d’abandonner une part de leur souveraineté et de se conformer à des règles qu’ils n’ont même pas eu le droit de discuter et encore moins d’amender.
Dans un moment de vérité, Mario Monti, le nouveau premier ministre italien et ancien commissaire européen, a résumé l’état d’esprit qui désormais prédomine dans les instances européennes. « Je suis parvenu à la conclusion que l’absence de responsables politiques dans le gouvernement faciliterait la vie à l’exécutif, enlevant des motifs d’embarras », a-t-il expliqué, au moment de prendre le pouvoir. Les manœuvres et les gesticulations juridiques imaginées à Bruxelles pour éviter d’avoir à demander leur avis aux citoyens et même aux Parlements nationaux démontrent à quel niveau de basse intensité démocratique est en train de tomber la construction européenne. Pour la première fois, il a été envisagé de modifier un traité, qui s’impose à tous et a une valeur au-dessus des constitutions nationales, par voie d’accord bilatéral. De même, Bruxelles exige des modifications constitutionnelles pour inscrire la règle d’or dans les textes fondateurs, comme une procédure automatique. Les technocrates n’ont pas osé aller jusqu’au décret ou au règlement, mais ce n’est pas l’envie qui leur a manqué.
Déjà, le gouvernement irlandais a fait savoir que toutes les injonctions européennes n’y pourraient rien : il serait obligé, par sa constitution, de soumettre le changement de traité à un référendum. Le mouvement risque de faire tache d’huile. En dépit du volontarisme affiché par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, qui exigent que tout soit réglé d’ici mars, la question politique ne pourra pas être longtemps éludée. Il va être difficile d’exclure les citoyens et les députés de ce débat, où il est leur demandé de renoncer à leur souveraineté budgétaire pour s’inscrire dans le cadre d’une politique financière et économique imposée, avec des sanctions automatiques à la clé.
D’autant qu’une question immédiatement se pose : quelles sont les contreparties pour tant d’abandon ? L’Europe affirme que ce nouvel accord va enfin corriger toutes les erreurs du traité de Maastricht : la zone euro va enfin avoir la politique budgétaire qui lui a tant fait défaut et qui l’a conduite à la crise. Dans les faits, il n’en est rien. Le nouveau pacte vise à consolider une union monétaire par des règles rigides, mais sans politique budgétaire, sans politique monétaire.
Malgré tous les démentis apportés au fur et à mesure que la crise s’aggrave, les dirigeants européens persistent dans leur analyse erronée. Pour eux, elle n’est pas le fruit d’un profond dérèglement du système financier international, de déséquilibres de production et commerciaux structurels, d’un endettement massif de tous les acteurs. Ils préfèrent s’en tenir au credo libéral : les Etats seuls sont le problème. Angela Merkel a imposé sa vision messianique, où le monde se partage entre les vertueux et les pécheurs. Il convient donc de ramener les fauteurs de trouble dans le droit chemin et de les corriger.
Dans ce cadre proposé, des pans entiers de la science économique sont mis au placard. Keynes est prié de se faire oublier, Marx est depuis longtemps enterré, mais même les cycles de Kondratieff sont niés. Il n’y a plus de cycle, de crise, de mesures contracycliques, de soutien. En un mot, il n’y a plus de politique économique possible. Les budgets doivent être mis sur pilote automatique. La discipline est le seul critère admis. Pas plus de 3% de déficit budgétaire pour l’instant, avant de tendre vers l’équilibre le plus vite possible. Pas d’endettement supérieur à plus de 60% du PIB. Comme lors des années 1930, où l’Europe s’était accrochée au-delà du raisonnable à une parité fixe avec l’étalon-or, elle répond par la rigidité absolue, là où il faudrait au contraire de la souplesse.
« Qu’aurait dit l’Europe si l’Irlande avait été la première à faire faillite ? »
« Il s’en est fallu de quelques mois pour que l’Irlande ne devance la Grèce et soit le premier pays de la zone euro à demander un plan de sauvetage. Quelle aurait été alors la réponse de l’Europe ? » se demande l’économiste Jean Pisani-Ferry, dans son livre, Le Réveil des démons. Poser la question, c’est déjà y répondre. Selon cette fameuse règle d’or, qui doit devenir le mètre étalon de l’économie européenne, l’Irlande avait tout bon. C’était même l’exemple cité dans toute la zone euro : avant la crise, son déficit budgétaire était inférieur à 3%, son endettement d’à peine 40% du PIB. Pourtant, cela n’a pas empêché le pays de plonger avec ses banques. La même démonstration peut être faite avec l’Espagne, autre élève modèle de l’Europe. Le budget espagnol était excédentaire et sa dette était à peine de 54% du PIB. Mais l’Espagne elle aussi est tombée.
La règle d’or ne permet donc en aucun cas de s’attaquer aux causes profondes du dérèglement de la zone euro. Vouloir la respecter coûte que coûte en un temps record risque même d’aggraver le mal. Au-delà du cas dramatique de la Grèce, tous les autres pays qui ont adopté les politiques d’austérité et de déflation sociale préconisées par Bruxelles sont en train de sombrer. L’Irlande, toujours citée en modèle dans sa conduite de l’austérité, a annoncé un nouveau plan de rigueur de 3 milliards d’euros pour 2012, afin de respecter des objectifs qu’elle ne parvient pas à atteindre. Le Portugal, en dépit de toutes les coupes claires dans les budgets sociaux et publics, dérape totalement. L’économie est en pleine récession et devrait enregistrer une chute supplémentaire de 3% l’an prochain. Le taux de chômage est à plus de 13%. Les rentrées fiscales s’effondrent et son déficit budgétaire, qui devait être de 5,9% du PB cette année, est supérieur à 7%. A ce rythme, il ne passera pas quelques mois avant que le Portugal ne demande un nouveau plan d’aide, voire un réaménagement de sa dette.
Les limites de la réforme du pacte européen apparaissent au grand jour. Car contrairement à ce qui est annoncé, la règle d’or n’est accompagnée d’aucune politique budgétaire, ni à court terme pour contrebalancer les effets des remises en ordre financières, ni à long terme pour corriger les problèmes structurels rencontrés par des pays, laminés par un euro surévalué par rapport à leur économie, et qui ont perdu en dix ans une grande partie de leur base de production.
A court terme, aucune taxe communautaire n’a été prévue pour donner quelque moyen de soutien. Aucun plan d’investissement n’a été évoqué lors de ce énième sommet de la dernière chance pour tenter de soutenir la croissance. Les seules mesures financières envisagées posent juste une accélération pour l’entrée en vigueur du mécanisme de sauvetage européen. Prévu initialement en 2013, il devrait être instauré en juillet 2012. Mais l’Allemagne a refusé un renforcement de ses moyens, tout comme son changement de statut pour pouvoir emprunter directement auprès de la Banque centrale européenne. Ce nouveau dispositif sera placé, cependant, sous le contrôle de la BCE. Ce qui dit tout : il s’agit d’abord et avant tout de sauver l’euro, pas l’Europe.
A défaut, il est prévu de faire appel à nouveau au FMI. Les pays européens ont évoqué la possibilité d’apporter à l’institution 200 milliards d’euros supplémentaires afin que celui-ci les reprête par la suite aux pays en difficulté, et soit le garant des mesures de rigueur. Ce qui donne mesure de la solidarité européenne.
Sur le long terme, aucun transfert budgétaire n’est prévu pour remédier aux déficits structurels de certains pays de la zone euro, illustrés par des déficits commerciaux de plus en plus importants. Angela Merkel a redit l’opposition de l’Allemagne à « subventionner » les pays en difficulté. Ils doivent retrouver leur compétitivité par eux-mêmes, en procédant à des ajustements sociaux autant que nécessaires. Quant à la possibilité de créer une zone économique plus intégrée, en imposant par exemple des droits douaniers à l’entrée, elle n’a même pas été évoquée, tant elle contrevient à la pensée dominante du « laisser faire, laisser passer ».
Le nouveau couple Merkel-Draghi
Dans ces conditions, on peine à voir où intervient la solidarité budgétaire de la zone euro. Mais la politique monétaire est tout aussi absente.
Depuis quelques jours, les proches de l’Elysée, pour contrer les critiques d’un alignement complet de la France sur les positions allemandes, font circuler la rumeur qu’il y aurait un pacte implicite entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. Ils ne parleraient plus de la BCE et de son changement de statut et ils souligneraient son indépendance. Passer sous silence la politique de la BCE permettrait ainsi de redonner les coudées plus franches à son président Mario Draghi pour adopter une ligne plus audacieuse, sans affronter les foudres allemandes.
Si cet accord existe réellement, il risque d’être un accord de dupe. Historiquement, toutes les ententes secrètes, les accords implicites, ont toujours tourné mal : personne ne se sent tenu par des accords qui n’ont pas été signés et rendus publics. D’ailleurs, Mario Draghi a douché tous les espoirs français, jeudi, dès sa deuxième réunion. « Il est hors de question que par quelque moyen que ce soit, la BCE contourne l’esprit et la lettre des traités », a-t-il rappelé. En d’autres termes, la Banque centrale ne va pas intervenir massivement pour contrer la spéculation et ne sera jamais prêteur en dernier ressort, comme de plus en plus de pays le demandent.
Attendre un changement de ligne du président de la BCE relevait de toute façon du rêve éveillé. Alors qu’il vient juste d’être nommé, Mario Draghi n’a pas les marges de manœuvre pour changer de cap. De plus, le nouveau président sait que sa nomination a suscité des doutes et des réticences en Allemagne. Un Italien peut-il être sérieux en matière financière ? Pour donner des gages à Berlin, Mario Draghi risque donc de se montrer encore plus orthodoxe que ne l’aurait été un Allemand à la tête de la BCE. Alors que la presse française n’a d’yeux que pour le couple Sarkozy-Merkel, un autre couple est en train de se former plus discrètement entre Angela Merkel et Mario Draghi. Et celui-ci risque d’être beaucoup déterminant que le premier dans les mois à venir.
Mais les manques de la politique monétaire ne s’arrêtent pas là. Alors que les Etats européens sont priés de se soumettre à un contrôle budgétaire permanent, aucun dispositif n’a été prévu pour les banques. La surveillance, la régulation restent du domaine national, éparpillées. La BCE n’a pas d’instrument pour contrôler le système bancaire européen. Pourtant, c’est bien une des causes de la crise financière, comme le reconnaît l’économiste Claudio Borio, dans une analyse publiée par la Banque des règlements internationaux sur les leçons de la crise à tirer par les banques centrales. Pour lui, les banques centrales ont échoué dans leur mission. S’accrochant à la théorie la plus orthodoxe du monétarisme, elles n’ont les yeux rivés que sur l’inflation salariale mais n’ont pas vu les bulles immobilières, et autres bulles d’actifs, manifestations d’un dérèglement profond du système financier. « La régulation et la surveillance n’avaient pas besoin d’être du ressort des banques centrales. Après tout, les orientations micro-prudentielles étaient regardées comme suffisantes pour assurer la stabilité de l’ensemble », écrit-il, avant d’en dénoncer l’erreur.
Malgré cela, l’Europe a décidé de s’en tenir aux règles habituelles : le monétarisme et le libéralisme ont beau avoir failli sous nos yeux, provoquant la plus grave crise financière depuis 70 ans, de si belles théories ne s’abandonnent pas comme cela. Au moment où l’Angleterre est accusée de ne pas avoir voulu signer le nouveau pacte européen au nom des intérêts de la City, mais où ses autorités de régulation avancent à grand pas pour imposer la séparation entre banque de détail et banque d’investissement et pour mettre sous contrôle les politiques de rémunération bancaire, où le parlement envisage de contrôler la politique monétaire de la banque d’Angleterre en temps de crise, l’Europe, elle, ne fait rien. Pas un mot n’a été soufflé sur le système bancaire européen. Ou plutôt si. L’Europe s’est engagée à ce que les créanciers privés ne soient plus mis à contribution au cas où un pays de la zone euro ferait défaut, hypothèse de toute façon exclue désormais. Comme on le dit à Bruxelles, « la plus grande erreur de cette crise a été corrigée » !
Ce pacte bancal ne résout donc rien. Qu’ils viennent d’une banque, d’un pays, du marché obligataire, les signaux d’aggravation ne manqueront pas de se manifester. L’Europe a juste gagné un répit de quelques semaines ou de quelques mois. La démonstration de la crise va se poursuivre jusqu’à l’absurde, jusqu’au drame.
(tiré de Mediapart)